La bonne réputation de Sociologie de l’homosexualité n’est plus à faire. Lors de sa parution en mai 2013, cet ouvrage assez court est venu combler un manque béant dans la sociologie française et dans le champ des études de genre. A tel point qu’il semble nécessaire, deux ans après les feux de la rampe, de revenir sur les raisons pour lesquelles il faut le maintenir au rang des travaux de référence. Entre temps, de l’eau a coulé sous les ponts, et pas toujours dans la bonne direction. Les diatribes enflammées de mouvements conservateurs qu’on rêvait disparus, dans la rue comme dans la presse, à l’encontre du « mariage entre personnes de même sexe », ne peuvent être comprises si l’on néglige de s’interroger sur la manière dont la question homosexuelle est en réalité révélatrice de la société dans son ensemble. Appréhender l’homosexualité en tant qu’objet de recherche et champ d’études a permis de mettre en évidence son émergence comme construction historique. Arnaud Lerch et Sébastien Chauvin décident de l’aborder en tant que cultures au pluriel, originales et englobantes, comme l’une des frontières par lesquelles le changement social se dessine, souvent de manière imperceptible, d’autres fois avec éclat.

Culture originale, mais pas mineure. En six chapitres, les auteurs explicitent le passage, à la fois non unilinéaire et non univoque, de la définition médicale de l’homosexualité en tant que « pathologie » dans les sociétés occidentales modernes (chapitre 1), à la construction de subcultures dotées de règles propres(chapitre 3) puis aux mouvements sociaux déterminants pour lui assurer une existence sociale (chapitre 5). Les autres chapitres approfondissent les interactions des cultures homosexuelles avec le reste de la société : construction de normes « hétérosexistes » définissant les subjectivités homosexuelles (chapitre 2), rapports de parenté et relations sociales (chapitre 4), champ social à partir duquel les grandes questions sociales peuvent être repensées (chapitre 6).

L’homosexualité se trouve donc analysée ici aussi bien en termes de « cultures de groupes » (normes internes) que dans son rapport à la société (normes externes). Ainsi, créer une dichotomie entre deux catégories auparavant non définies – les homosexuels et les hétérosexuels –  et pathologiser ce phénomène commun à toutes les sociétés humaines – celui des relations entre personnes du même sexe – à partir de la moitié du 19ème siècle, s’inscrivait dans le cadre plus général des biopolitiques décrites par Michel Foucault. Hier comme aujourd’hui, l’homosexualité est le plus souvent abordée en termes de dysfonctionnement. Celui de l’individu, d’abord, qu’il soit inné ou psychique, et que l’on impute à la « perversion » ou à « l’immaturité ». Mais celui, également, de la société dans son entier. C’est alors la perte d’efficacité de « l’ordre social patriarcal », la « libéralisation des mœurs » ou la « faute de la mère » qui sont dénoncées. Car les cultures homosexuelles ne touchent pas que celles et ceux qui se dénomment ainsi, ou leurs proches. C’est à la société dans son entier qu’elles s’adressent, en faisant bouger les lignes de nos fondamentaux : la famille, les rapports de genre, le langage, le corps, la transmission. Elles nous imposent de repenser la place de ce que préférons considérer comme relevant de l’ordre du « naturel ».

Or souvent, ce que l’on renvoie à ce domaine résulte d’un impensé, parfois involontaire, à travers une homophobie socialement construite et portée collectivement ou un hétérosexisme valorisant les normes hétérosexuelles. En miroir des cultures homosexuelles, le rejet de celles-ci se décline : la transphobie qui prend pour cible l’apparence des personnes se distingue des accusations de « perversion » ou des risques d’invisibilisation qui pèsent sur les identités Ce que l’on évalue en rejetant, ou simplement en cherchant l’altérité du côté des sexualités comme marqueur d’une appartenance, c’est la primauté d’une posture idéologique qui se construit en relation avec ce qu’elle identifie comme une forme de déviance. Limiter des personnes à une identité donnée, à un groupe dont les pratiques sexuelles sortent du règne absolu de la norme, revient à sacraliser l’hétérosexualité comme ordre social dominant. La publication du rapport Kinsey dans les années 1950[1] aux Etats-Unis dévoile un spectre de sexualités possibles et déconstruit la dichotomie entre homos et hétéros. Par la suite, l’une des questions posée par la sociologie, pour qui l’homosexualité tient davantage d’un rôle social que d’un programme inné, puis par les études de genre, est celle du rapport des personnes désignées comme homosexuelles avec cette norme. Elle apparaît aujourd’hui comme un choix, basé sur la subjectivité de l’individu et inscrit dans le cadre de relations égalitaires. L’avènement des théories queer dans les années 1990 renouvelle et élargit le champ de réflexion sur la question du genre, en la réinsérant dans le contexte plus large des « politiques de l’identité ». L’idée notamment portée par les luttes féministes que le rapport sexuel doit être un échange d’égal.e à égal.e plutôt qu’un rapport de dominant.e à dominé.e, et donc un choix plutôt qu’une contrainte imposée, a contribué à éroder la division artificiellement établie entre hétérosexualité et homosexualité.

Au-delà des questions identitaires, les cultures homosexuelles tendent à désigner des modes de vie qui jouent un rôle plus large : dans les pratiques de consommation, que l’on imagine excessives, dans les trajectoires de vie, que l’on suppose urbaines, dans la définition de villes cosmopolites à travers leurs quartiers gais. Le rôle social et les spécificités de la drague gaie et lesbienne sont appréhendés à travers les territorialités différenciées des homosexuels, notamment virtuelles. Folles, trans et butch sont quelques unes des figures représentatives de ces cultures diverses.

Même si le livre est court, il fourmille de détails. On s’y intéresse, par exemple, au vieillissement des gays et des lesbiennes ; on y apprend leur solitude due à une certaine exclusion de la « sociabilité festive ». On y découvre aussi les multiples euphémismes désignant les « amitiés particulières » entre hommes et les « amitiés romantiques » entre femmes, notamment dans les cercles littéraires de l’Angleterre du 19ème siècle ; on se prend à réfléchir, à la suite de Philippe Ariès, sur le lien établi entre la perte du lien amical dans nos sociétés et la mise en visibilité de l’homosexualité. La vie de couple des gays et des lesbiennes, dans ses multiples manifestations, est mise en perspective au regard des contraintes sociales, des avancées juridiques comme le Pacs, ou tout simplement des pratiques quotidiennes comme la répartition des tâches ménagères au sein du couple. Dans cette perspective, ce sont toutes les relations de proximité qui sont revisitées : familles reconstruites, filiations homoparentales… ouvrant le spectre de représentations de l’amour et de l’intime qui vont à l’encontre des accusations stéréotypées auxquelles les « homoparents » se confrontent aujourd’hui. D’une manière générale, et paradoxalement, les différents combats qui ont marqué les cultures gaies et lesbiennes – épidémie du SIDA, débats autour du Pacs et du mariage entre personnes du même sexe mais aussi dépénalisation, gay pride – ont contribué à rendre visible et à normaliser les différentes formes d’homosexualités dans l’espace public. Encore une fois, loin de constituer une réalité parallèle, celles-ci permettent de s’interroger sur le rôle de modèle que l’homosexualité joue pour l’hétérosexualité, en contribuant à remettre en question la norme du couple traditionnel.

[1]  “Ainsi, d’un tiers à la moitié de la population américaine aurait eu une expérience homosexuelle, sans que cela ne remette en cause les rapports hétérosexuels.”  http://fr.wikipedia.org/wiki/Rapports_Kinsey