Réveiller les esprits de la terre, Barbara Glowczeski, Editions Dehors, 2021.

Des énergies qui soignent en montagne limousine, Enquête collective, Editions Maïade, 2021.

Il n’est pas habituel de faire deux recensions en une ; c’est pourtant le cas de ce papier. Loin d’enlever à la qualité des ouvrages évoqués ici, je tiens à leur rendre doublement hommage en les inscrivant dans la continuité l’un de l’autre et plus généralement dans leur contexte d’émergence. L’un comme l’autre s’attachent à mettre en lumière le lien entre les éléments matériels composant un territoire, perçu comme une entité dotée de sens – pierres, terre, racines, éléments vivants et moins directement vivants – les groupes humains qui l’habitent et y font vivre leurs luttes, leurs projets, leurs rêves. Le premier, Réveiller les esprits de la terre, traverse le temps et les continents, des terres aborigènes australiennes au projet Montagne d’Or violant la forêt guyanaise, en passant par les luttes habitées contre le projet minier Black Rock au Canada et la ZAD de Notre-Dame des Landes ; le second, Des énergies qui soignent, est enraciné dans la montagne limousine, appellation consacrée par celles et ceux qui y habitent. L’un et l’autre honorent le projet humaniste et universaliste de l’anthropologie, soit celui de convoquer l’importance de connaissances patiemment collectées sur le terrain pour donner à voir des constantes entre les sociétés humaines, de mettre en lumière ce qui est commun entre les formes de colonisation et d’aliénation ici et ailleurs, dans l’engagement des hommes et des femmes, leur enracinement de cœur dans les tréfonds de la terre, leur respect profond des éléments qui l’habitent, les ailes qui leur poussent lorsqu’il s’agit de la défendre et de la soigner.

L’un et l’autre ouvrage se structurent autour, d’abord, de Barbara Glowczeski, autrice et co-autrice de ces ouvrages, de son identité multiple d’anthropologue, née dans et faisant naître des contextes métissés, professeure au Collège de France et néanmoins toujours au plus proche de sa boîte à outils composée d’écoute, de curiosité, d’engagement et d’empathie. On découvre, d’un livre à l’autre, la force des rapports de respect et de transmission qu’elle a su mettre en lumière dans ses nombreux travaux, en Australie et ailleurs, avec d’autres femmes, dont on discerne les portraits au fil des pages de chacun des ouvrages : sa belle-mère aborigène, sa fille Nidala qui l’accompagne, des militantes guyanaises, polynésiennes, des femmes yézidis opiniâtres et infatigables, la soigneuse Anita mais aussi la sociologue française Geneviève Pruvost, compagne de pensée, de terrain et d’aventure.

Ces deux ouvrages s’inscrivent dans la lignée de travaux qui ont en commun de prendre le contrepied de la conflictualité apparente entre justice écologique et justice sociale, entre sujets primordiaux et questions secondaires. Ces travaux, portés par certain·es historien·nes, anthropologues, sociologues et philosophes s’attaquent aux aspects les plus centraux de l’organisation sociale : production de l’énergie, responsabilité sociale des scientifiques, transport et aménagement du territoire, santé, mouvements sociaux. Ces terrains, ces études, ces points de vue relient des chercheur·es en sciences sociales autour d’une écologie résolument politique, mais également sensible, humble, attentive, proche des personnes dont ils et elles se prêtent à faire les porte-voix quand cela le leur est demandé.

Des énergies qui soignent en montagne limousine est l’émanation d’un travail de terrain collectif regroupant les étudiant·es du master Humanités environnementales de l’EHESS et de leurs professeur·es Geneviève Pruvost et Barbara Glowczeski. Tant carnet de terrain à plusieurs mains qu’exercice de méthodologie et d’objectivation, recueil d’entretiens sans filtres et d’analyses d’entretiens, il donne à voir comment, sous le regard bienveillant et l’engagement sans faille de deux chercheuses, les étudiant·es ont eu le privilège d’apprendre leur métier dans ses aspects les plus rugueux et les plus insolites. Ce travail collectif donne, à travers ce livre, une voix aux habitant·es de ce territoire, véritables colonisé·es de l’intérieur qui, patiemment, continuent à soigner le monde à travers la montagne.

Quoique plus transversal dans les voix qu’il porte, Réveiller les esprits de la terre s’inscrit également dans cette anthropologie authentique et l’expérience stupéfiante, longue de quatre décennies, d’un engagement total de son autrice Barbara Glowczeski. Dans ce livre, elle revient à la genèse de l’écosophie et redonne vie au cadre théorique de Deleuze et Guattari en mettant au jour la manière dont les rhizomes s’établissent de façon matérielle, à travers les affinités établies entre les lieux, les rêves, les formes (pattern), les plantes et les animaux, les personnes enfin et les rituels comme autant de « réseaux d’ignames dans le désert ». L’écologie qu’elle donne à voir sans jamais la citer est radicale en ce qu’elle embrasse les lieux et le vivant d’un seul regard, attentive à leurs relations particulières et à la richesse culturelle qu’elles exposent, faisant la part belle aux rêves et aux procédés créatifs. 40 ans d’observation pour regarder, comprendre et relater de manière fine une cosmovision qui laisse de côté les débat dualistes opposant notamment la nature à la culture.

Loin d’être hors sol et limitée à des formes de connaissance du monde abstraites ou idéalisées, la démarche de Barbara Glowczeski s’inscrit ainsi dans une perspective profondément éthique et politique : d’une part parce qu’elle raconte une à une les luttes qui ont marqué la minorité aborigène depuis la colonisation sans faire l’économie des innombrables causes qui les ont suscitées : expropriations des terres, esclavage, vol d’enfants, spoliation culturelle, viols et violences ; d’autre part parce qu’elle s’inscrit dans les luttes actuelles qui mettent au centre le rapport à la terre et la continuité entre la violence faite au monde, et celle faite aux femmes et aux hommes. Brisant notre modèle linéaire habituel, l’auteure semble reprendre une trame aborigène de représentation du temps – ni linéaire ni cyclique – pour toucher à vif les grands sujets qui clivent notre société : l’importance du soin et la résilience ; la justice sociale et environnementale ; la reconnaissance des droits et des savoirs des peuples colonisés. C’est avec ces armes qu’elle nous transporte aux antipodes du capitalisme, sur des territoires blessés où les violences sociales et écologiques se sont particulièrement accumulées : les rives d’un fleuve guyanais, l’archipel polynésien victime des essais nucléaires, le bocage de Notre-Dame des Landes, afin de souligner la commune humanité de ces luttes nées de et pour la terre.