La “révolution verte” qu’a connue le Québec à partir des années 1950 a conduit à un développement spectaculaire des capacités productives de son agriculture. Ce développement s’est néanmoins fait au prix d’externalités négatives considérables, longtemps ignorées ou tues par les autorités publiques comme par le principal syndicat d’agriculteur·rices. Initié en 2015, le Schéma d’aménagement et de développement révisé de l’Agglomération de Québec a vu de nombreux acteurs de la société civile s’exprimer et agir pour impulser une profonde remise en question de la logique productiviste qui a guidé jusqu’ici les politiques agricoles et d’aménagement du territoire au Québec.
Fabien Jakob est membre du Centre de recherche en aménagement et développement (Faculté d’aménagement, d’architecture, d’art et de design, de l’Université Laval) et du Comité de recherche Sociologie des arts et de la culture de la Société Suisse de Sociologie (CR-SAC / Foko-KUKUSO).
La notion de transition invite tout particulièrement à une réflexion sur le traitement des questions environnementales par la société civile « en réaction à une distanciation grandissante entre les enjeux environnementaux, tels qu’ils sont formulés par les experts, les élus et les institutions, et tels qu’ils sont appréhendés par les citoyens »1. Saisir les dynamiques à l’œuvre dans la remise en question du modèle d’agriculture productiviste à la faveur de pratiques agricoles plus durables, caractéristiques d’une transition agroécologique, passe par une analyse des trajectoires argumentatives déployées par les acteur·rices citoyen·nes locaux·ales dans des espaces publics d’expression plus ou moins institutionnalisés. Les débats qui ont animés dès 2015 le projet de réaffecter en zone constructible une enclave de 200 hectares, les Terres d’Espérance, dans le cadre de la révision du Schéma d’aménagement et de développement de l’Agglomération de Québec, offrent un exemple singulièrement parlant des principes de justice mobilisés par des acteur·rices pluriel les pour contester le modèle de développement agricole dominant depuis maintenant trois quarts de siècle2.
Les effets délétères de l’intensification de la production agricole
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, un certain nombre de dispositifs sociotechniques sont mis en place avec l’appui de politiques publiques afin de satisfaire les besoins alimentaires d’une population croissante : mécanisation et motorisation de la production, recours aux produits phytosanitaires et standardisation génétique des plantes, spécification accrue de la division du travail. L’ensemble de ces mesures visent à augmenter le rendement des végétaux et les performances zootechniques indépendamment des conditions pédoclimatiques. À l’échelle mondiale, la production végétale augmente ainsi de 47% entre 1985 et 2005 et celle du bétail de 20%. Toutefois dès les années 1960, ce modèle d’agriculture intensive suscite des critiques de la part de la part d’écologistes : ce mode d’exploitation des sols modifie en effet profondément les mosaïques paysagères : simplification par remembrement, y compris dans des régions qui ne se prêtent ni à la concentration, ni à la mécanisation, doublement des prélèvements d’eau (actuellement, près de trois quarts des ressources en eau douce sont consacrés à la production végétale ou animale), utilisation massive de pesticides, triplement de l’utilisation d’engrais, érosion les sols, production de gaz à effet de serre, appauvrissement la biodiversité… L’industrialisation de la production agricole se fait ainsi au détriment des régulations naturelles préexistantes qui rendent possible la soutenabilité de cette productionsur le long terme3. Le constat de l’impact négatif de cette industrialisation semble désormais communément partagé au niveau mondial du fait de l’étendue des espaces concernés et de l’importance des dégradations environnementales observées. Par ailleurs, dès les années 1970, l’écologie politique naissante pointe également le bilan social négatif de ce processus de modernisation de l’agriculture : marginalisation des petit·es agriculteur·rices, dépendance financière croissante des agriculteur·rices qui doivent s’endetter pour équiper leur ferme dans un contexte concurrentiel marqué par l’agrandissement des exploitations et la concentration des capitaux.
La recherche de solutions possibles à ces externalités négatives mobilise alors l’intérêt des chercheur·euses dans diverses disciplines : des agronomes réfléchissent aux manières de mitiger l’impact de l’agriculture intensive sans compromettre les rendements agricoles, des économistes introduisent un critère de durabilité dans leurs calculs, des géographes analysent les effets induits par l’industrialisation de la production agricole sur l’organisation socio-spatiale et la gestion des territoires, des philosophes travaillent à conceptualiser une distinction entre les initiatives de conservation qui reconnaissent une valeur intrinsèque aux objets de nature4, les approches instrumentales centrées sur la notion de services écosystémiques (pollinisation, fixation des nitrates, régulation homéostatique, etc.)5 et les dimensions relationnelles qui mettent l’accent sur les rapports que les personnes nouent entre elles et avec leur environnement6.Cette dernière perspective voit se développer notamment la pensée écoféministe, qui dans la continuité de la théorie du care souligne que la vulnérabilité des humains est partagée par d’autres éléments présents dans les écosystèmes7.
Québec : une révolution verte controversée
Au Québec, la dite « révolution verte » se voit pilotée par la Commission Héon (1952) puis par la Commission royale d’enquête de l’agriculture du Québec (Commission April) (1965). L’un des effets les plus remarquables de cette « révolution » est une très forte spécialisation spatiale de la production : au nord-est se développent la culture fourragère associée à l’élevage bovin ainsi que la production porcine et aviaire hors-sol, tandis que dans le sud-ouest se généralise la monoculture céréalière (maïs, blé) et oléagineuse (soya)8. Il en résulte notamment une forme de banalisation des paysages avec un redressement des cours d’eau, la destruction de certaines zones humides, une raréfaction des bordures de champs naturelles ou encore une fragmentation voire une disparition des parcelles forestières (l’Outaouais, les Laurentides et les Appalaches, au nord du lac Saint-Jean et en Abitibi). Notons que jusqu’à présent, rien n’est venu freiner ces différentes évolutions : en témoigne par exemple le fait que de 2011 à 2016, la superficie moyenne par ferme est passée de 779 à 820 acres, tandis que le nombre d’agriculteur·rices chutait de 7,5 %.
Face à cette périurbanisation rampante, le souci de maintenir un niveau élevé de production agricole conduit en 1978 à l’’adoption de la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles (LPTAA). Cette loi délimite une zone de plus de six millions d’hectares au sud du 50e parallèle du territoire provincial au sein de laquelle toute utilisation du sol inconciliable avec l’agriculture est prohibée. En conformité avec les objectifs du gouvernement de l’époque, cette loi est pleinement destinée à accompagner le développement d’une agriculture intensive, comme le montrent ses remaniements successifs, notamment l’amendement adopté en 1996 (loi n°23 modifiant la Loi sur la protection du territoire agricole) qui introduit la notion de «droit de produire», ou encore l’amendement adopté en 2001 (loi n°184) qui soustrait les pratiques agricoles aux exigences environnementales et aux règles des tribunaux ordinaires. Pourtant, cette loi échoue même à atteindre ses objectifs de défense de l’agriculture productiviste. En effet, les exemptions à la protection des territoires agricoles se multiplient au fil des années. Ainsi, de 1986 à 1994, 200000 hectares sont exclus de la zone réservée à l’exploitation agricole. En outre, en vertu de l’article 59 de la LPTAA qui habilite les instances municipales à lui soumettre des demandes de réaffectation de portée collective, la Commission de protection du territoire agricole (CPTA) accorde des autorisations pour le développement d’activités non agricoles à l’intérieur de la zone (6512 hectares sont ainsi prêtés à des usages résidentiels, industriels, touristiques, etc. de 2001 à 2006, 8449 hectares de 2005 à 2014, 1233 hectares de 2017 à 2020). Enfin, et paradoxalement, la tentative de généraliser un mode d’agriculture productiviste a eu en certains endroits l’effet de faire disparaitre complètement toute activité agricole, là où cette activité dépendait pour se maintenir d’un réseau d’activités connexes assurant notamment une certaine vitalité socio-économique.
Face à l’incurie de cette gestion des sols par les décideurs·euses politiques et économiques, plusieurs regroupements et mouvements de résistance voient le jour : le Mouvement pour l’Agriculture Biologique au Québec (1974), les AmiEs de la Terre (1978), la Fédération d’agriculture biologique du Québec (1989), Solidarité rurale du Québec (1991). Sous leur impulsion, ainsi que sous la pression de nombreux·euses scientifiques et d’une partie croissante de l’opinion publique, se tiennent en 1991 les États généraux du monde rural, qui dressent un bilan alarmant de la situation. Les années 1990 voient une montée de l’opposition à l’agroproductivisme, avec la création de nouvelles organisations, comme Équiterre (1993) et l’Union paysanne qui conteste la toute-puissance de l’Union des producteurs agricoles (UPA, créé en 1924), soutien indéfectible des politiques productivistes. Avec un sérieux temps de retard sur ces mobilisations, le gouvernement du Québec tente de répondre aux préoccupations exprimées en instituant en 2007 la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois chargée d’examiner l’efficacité des politiques publiques concernant l’agriculture et l’agroalimentaire québécois. Les recommandations de cette commission fournissent notamment un appui au Programme de soutien au développement de l’agriculture biologique du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec. Comme en témoigne un examen de la révision participative du Schéma d’aménagement et de développement de l’Agglomération de Québec, les préoccupations environnementales demeurent au cœur des débats publics s’agissant de la gestion des territoires agricoles.
Révision participative du Schéma d’aménagement et de développement de l’Agglomération du Québec : premières oppositions
Le 7 juillet 2015, le Conseil d’Agglomération de Québec confie à une Commission consultative le mandat d’élaborer un projet de Schéma d’aménagement et de développement révisé de l’Agglomération de Québec. Entre autres mesures, ce Schéma prévoit la réaffectation en zone constructible (dézonage) de 660 hectares de terres arables, y compris une enclave de 200 hectares, les Terres d’Espérance, propriété des Sœurs de la Charité depuis le XIXe siècle cultivée pour améliorer les conditions de vie des « aliéné·es » dont elles ont pendant longtemps la responsabilité. Dès la phase initiale du processus (une consultation en ligne tenue du 8 octobre au 22 novembre 2015), le dézonage des Terres d’Espérance provoque un émoi considérable parmi la population locale. Un grand nombre de commentaires en ligne expriment ainsi une préoccupation écologique formulée en des termes plutôt généraux :
« [le projet n’est] pas assez axé sur le développement durable ».
« Il manque le volet environnement. Vous devriez inclure une phrase plus explicite à ce sujet »
« [il faut] mettre davantage l’accent sur l’importance de l’environnement »
Les séances publiques d’information des 9, 12 et 25 mai 2016 sont elles aussi l’occasion d’une pluie de critiques à l’encontre du projet de schéma d’aménagement exprimant des préoccupations cette fois beaucoup plus précises, et autant macro- que micro-environnementales :
« Avez-vous pensé à la question de la souveraineté alimentaire ? »
« Quels sont les espaces réservés à l’agriculture urbaine ? Où sont-ils répertoriés ? »
« Comment le Schéma prévoit-il la préservation des parcs et des espaces verts? »
« Est-ce qu’on ne pourrait pas, par exemple, fixer des objectifs au niveau de l’agglomération pour arriver à un certain pourcentage de milieux naturels ? »
« La carte 22 ne montre aucun territoire vert dans le secteur de (…) Comptez-vous en implanter ? »
« Il a été question, dans le passé, d’un tracé écologique appelé La Coulée verte. Se peut-il qu’il soit mis en place? »
« on ne retrouve rien concernant le fleuve Saint-Laurent (…) Pourquoi cet enjeu pourtant connu n’est-il pas identifié dans ce premier document? »
« Comment peut-on gérer les conflits et enjeux de l’eau ? »
« Est-ce que la pollution sonore a été évoquée comme problématique dans le Schéma d’aménagement? »
« J’ai des inquiétudes à l’égard des arbres le long d’Henri-IV. Ils constituent un mur antibruit naturel »
Les séances d’audition obligatoires des opinions des 14, 16 et 17 juin 2016 voient s’exprimer une opposition au projet (52 interventions orales, 59 mémoires écrits), davantage renseignée et articulée que les précédentes critiques formulées. Élu·es, représentant·es des milieux agricoles, militant·es écologistes, porte-parole d’organisations patrimoniales et d’associations de quartier, mandataires des milieux immobiliers notamment avancent une argumentation structurée qui s’appuie sur leur expertise juridique et scientifique :
« il est également faux d’affirmer que les terres agricoles de faibles superficies situées dans l’est de l’agglomération sont moins propices au développement des activités agricoles que celles situées dans l’ouest »
« 60% de ces terres fertiles sont de classe 2, soit d’excellents sols pour l’agriculture »
« ces terres agricoles sont tout aussi riches et productives que celles situées dans l’ouest de l’agglomération»
« [ces terres ont] permis de nourrir jusqu’à 5 000 personnes, soit les malades de l’ancien hôpital psychiatrique ainsi que le personnel soignant »
Plusieurs acteur·rices pointent l’incohérence qui existe entre le projet de dézonage d’espaces verts périurbains et la Vision du développement des activités agricoles et agroalimentaires présentée quelques mois auparavant par la Ville de Québec. Iels font tout particulièrement valoir l’importance des externalités positives associées au maintien des espaces verts périurbains : services écologiques ontogéniques comme la captation des polluants atmosphériques responsables de maladies cardiovasculaires et pulmonaires, incitation à l’exercice permettant de lutter contre l’obésité, le diabète, l’hypertension, le stress oula dépression, mais aussi services de régulation, comme « la captation des eaux de pluie, la prévention des débordements d’eaux usées dans les cours d’eau, la conservation de la biodiversité, la lutte contre les îlots de chaleur, la mitigation des changements climatiques ».
En parallèle des critiques exprimées lors de ces forums officiels, une série d’expert·es et de professionnel·les (porte-parole d’organisations de participation citoyenne comme l’Institut du Nouveau Monde, conseillèr·es en agriculture et environnement, syndicats agricoles, agronomes pédologues) font entendre leurs fortes réserves quant au projet de dézonage des Terres d’Espérancedans la presse écrite locale et régionale. Le ton des critiques exprimées est ici empreint d’une assurance et d’une force qui s’expliquent sans doute par le sentiment de légitimité que confère le savoir de leur expertise à ces différent·es intervenant·es :
« les terres des religieuses, véritables poumons verts en pleine ville, réputées pour leurs vertus maraîchères séculaires, vont être sacrifiées sur l’autel de l’urbanisation »
« sans être agronome pédologue, quiconque a le moindrement voyagé au Québec est en mesure de constater que le territoire n’est pas partout propice à l’agriculture. Selon les experts, c’est le cas de plus de 95 % de l’ensemble du territoire québécois (…) Par contre, le développement urbain pourrait se faire à peu près n’importe où alors que ce n’est pas le cas de l’agriculture »
« Il serait temps que la Ville de Québec considère son territoire agricole comme un bien patrimonial et non pas comme une opportunité de développement à tout prix »
« À vocation d’abord nourricière, cet espace ouvert au public pourrait comprendre un incubateur d’entreprises agriurbaines, une ferme maraîchère bio-intensive et un verger diversifié destinés à nourrir des milliers de familles et à approvisionner les banques alimentaires, des parcelles de culture en location pour les citoyens désirant cultiver eux-mêmes leurs aliments, des prairies mellifères pour enrichir le paysage et créer des habitats pour les pollinisateurs, des sentiers pédestres et cyclables pour permettre à la population de bénéficier pleinement de cet espace tout en faisant de l’activité physique, des espaces pour accueillir des foires artistiques, gourmandes ou agricoles, des activités de recherche et d’enseignement, des camps de jour, des classes nature »
D’autre part, début 2015, l’Union des producteurs agricoles Capitale-Nationale–Côte-Nord lance une pétition sur les réseaux sociaux intitulée Sauvegardons les terres patrimoniales des Sœurs de la Charité. Un sondage réalisé en ligne les 3 et 4 juin 2016 par un ensemble d’organisations (Copticom, le Conseil régional de l’environnement de la Capitale-Nationale, la Fondation David Suzuki, Vivre en Ville, Équiterre, Nature Québec, Action Patrimoine, Craque-Bitume, Les Urbainculteurs et les AmiEs de la terre) révèle par ailleurs que la population est très largement (70%) opposée au dézonage des 600 hectares de terres agricoles.
Contestation écologique et engagement dans l’action collective
Bien que la Direction régionale de la Capitale-Nationale considère plutôt favorablement l’idée d’ouvrir les Terres d’Espérance à la construction en vue d’éviter un étalement urbain dans d’autres secteurs et que le Plan d’urbanisme ait déjà été modifié en ce sens, sous l’effet de la mobilisation citoyenne, le ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire émet un avis de non-conformité envers le Schéma d’aménagement et de développement révisé de l’agglomération de Québec. Le projet est ainsi amendé, puis à nouveau présenté au public par la Commission consultative lors de séances publiques d’information les 9 et 11 mai 2017. Les prises de parole qui s’expriment alors révèlent que les amendements introduits sont bien loin d’avoir calmé les inquiétudes des participant·es. Leurs interrogations gagnent par ailleurs nettement en précision et se font beaucoup plus offensives que lors des premières séances d’information publique, en 2015 :
« Est-ce que l’agrandissement du périmètre d’urbanisation (sur la zone agricole) pourrait se faire par étapes et non tout en même temps ? »
« Est-ce que dézoner ce type de territoire n’est pas de nature à favoriser le phénomène d’accaparement des terres agricoles par des spéculateurs ? »
« Quelles sont les politiques prévues pour conserver le territoire agricole et densifier à l’intérieur du périmètre d’urbanisation (afin d’éviter le dézonage agricole) ? »
« Comment la Ville entend-elle favoriser l’agriculture urbaine dans ce secteur et ailleurs sur le territoire pour compenser l’éventuelle perte de territoire agricole ? »
« Qu’est-ce que la zone agricole viable ? »
« Qui va assurer le contrôle du règlement relatif à la coupe des arbres ? »
« Est-ce que la coupe des arbres est sans fin ? »
« Pouvez-vous nous assurer que le SAD va protéger nos parcs et espaces verts existants et futurs contre des promoteurs qui voudraient y construire des immeubles ? »
« Quelles sont les mesures prévues pour contrer les gaz à effet de serre ? »
« Comment sont pris en compte les îlots de chaleur, la qualité de l’air et les enjeux de santé publique ?»
Là encore, en parallèle de ces espaces d’expressions institutionnels, divers collectifs citoyens ou d’experts (notamment l’Ordre des agronomes, qui adresse une lettre ouverte au maire de Québec), mais aussi des artistes, des élu·es et même des chef·fes de services gouvernementaux font connaître leur opposition au projet par voie de presse. Là encore, il semble que les opinions exprimées gagnent en radicalité et en offensivité :
« les terres agricoles des Sœurs de la Charité possèdent un potentiel agricole élevé qu’il faut absolument conserver pour assurer le développement des activités agricoles, et par conséquent la souveraineté alimentaire du Québec (…) L’Ordre des agronomes du Québec s’oppose donc au processus de dézonage des terres agricoles des Sœurs de la Charité pour permettre la réalisation du projet immobilier ou tout autre projet d’usage non agricole »
« Les étudiants de l’AGÉTAAC sont d’avis que la préservation de ces terres agricoles pourrait permettre la valorisation de projets d’agriculture en contexte urbain »
« Il s’agit pourtant d’un territoire d’intérêt écologique de premier ordre, non seulement à Québec mais aussi au Québec et même pour l’ensemble des villes d’Amérique du Nord. De par sa superficie, de par la qualité de son sol et surtout de par sa situation – enclavée dans le construit de l’agglomération de Québec – on a affaire ici à un domaine unique et exceptionnel, une vaste oasis de verdure en milieu urbain »
« l’Union des producteurs agricoles (UPA), Voix citoyenne, Nature Québec et Protec-Terre, ont rappelé les avantages de ces terres agricoles en ville : biodiversité, réduction des îlots de chaleur et d’émission de gaz à effet de serre puisque des légumes pourraient être produits et consommés localement »
« Les bénéfices à long terme pour l’ensemble des habitants de la ville de Québec sont bien plus importants que les profits à court terme que feront les fondations et les promoteurs privés. Ce dont ces terres ont besoin, c’est d’un statut de protection perpétuel, rien de moins »
L’opposition au projet donne également lieu à la tenue d’événements spécifiques. Ainsi, le1er mars 2017, le Collectif 55+ qui regroupe notamment des scientifiques, des urbanistes et des agriculteurs·rices organise le « Colloque – un monde en transition, une démocratie à revoir». Autre exemple, le 10 juin 2017, à l’appel d’un certain nombre d’organisations au profil assez divers (Conseil régional de l’environnement, ProtecTerre, Fondation David Suzuki, Union paysanne, Stop Oléoduc) près de 200 citoyen·nes et agriculteur·ricesmanifestent pacifiquementle long des rues du secteur agricole de l’arrondissement Beauport en signe d’opposition au dézonage des Terres d’Espérance.
Ces différents acteurs investissent également les espaces de discussion institutionnels, ainsi lors des séances d’audition obligatoire des opinions des 29, 30 et 31 août 2017 (91 mémoires déposés et 65 interventions). C’est alors l’inquiétude d’une perte irréversible de terres fertiles qui domine leurs interventions :
« seulement 2% du territoire québécois est cultivable », que
« 223 789 hectares sont exclus de la zone agricole à l’échelle du Québec entre 1986 et 2020 »,
« qu’il faut près de 5 000 à 7 000 ans pour constituer 40 cm de sol arabe », et
« qu’il existe qu’il existe des conditions strictes à l’apparition d’une terre arable et que ce processus exige des milliers, voire des millions d’années à s’élaborer ».
Le souci de voir se poursuivre l’exploitation de ces terres fertiles de plus en plus menacées par l’urbanisation se conjugue toutefois à une volonté de remise en cause d’un modèle agricole productiviste :
« ne pas rater la prochaine révolution verte »
« la poussée agro-industrielle à grands coûts (sic) d’intrants en majorité dérivés de la pétrochimie de l’après-guerre et tous les développements techniques qui s’en sont suivis […] ont contribué au cloisonnement de la ville et du milieu agricole considéré comme potentiellement toxique […] Cette agriculture a été efficace à court terme, mais ses rendements économico-financiers reposent de plus en plus sur la spéculation foncière, l’accaparement des terres, la destruction des milieux forestiers, la destruction des structures sociales, l’asservissement de populations rurales entières ou leur exil forcé vers les villes ».
Cette remise en cause du productivisme s’élargit à des revendications de fonctionnement politique : démocratie directe, autogestion et autonomie :
« Nous avons une obligation collective à ré-évaluer nos choix de société, à repenser notre façon de concevoir la terre, non plus qu’en termes utilitaires ou de rentabilité économique »,
« La Ville de Québec et ses citoyens-nes ont besoin d’un levier public-communautaire local puissant pour se libérer du paradigme agro-industriel actuel qui n’est pas durable, ni pour nous localement, ni pour la planète globalement ».
Les acteurs qui s’expriment ne s’envisagent pas tant comme les propriétaires des terres arables dont il s’agit de déterminer l’usage futur, mais plutôt comme leurs dépositaires et administrateurs, ayant la charge de veiller à leur préservation en vue des générations futures : est ainsi évoquée la possibilité d’acquérir ces terres périurbaines, éventuellement avec l’appui du Fonds des Générations (un fonds créé en 2006 par le gouvernement du Québec). Iels formulent également la proposition de confier la gestion de ces terres à une fiducie d’utilité sociale chargée de mettre en œuvre des formes alternatives de production tout à la fois « axées sur l’économie sociale et le développement durable ». Il s’agirait alors « d’offrir une série de jardins communautaires qui seraient à louer par les citoyens ou des regroupements de quartier », de développer des pratiques liées à l’agriculture biologique associée à l’écopastoralisme, au recyclage et au compostage, ou à l’horticulture aromatique et médicinalepour répondre aux besoins des œuvres de charité alimentaire (Moisson Québec, Maison de Lauberivière, etc.) ouencore des hôpitaux et des écoles « dans la lignée des fonctions nourricières, thérapeutiques, sociales et communautaires traditionnelles de ces lieux ».
Par ailleurs, les intervenant·es n’hésitentpas à définir des objectifs relativement précis – « une végétalisation minimale de 12% du territoire urbanisé dans les 25 prochaines années et une canopée moyenne d’au moins 40% sur l’ensemble du territoire » – voire très ambitieux – « Pourquoi ne pas faire un Central Park 2.0! Imaginez, une oasis de verdure de 660 acres à Québec ! Imaginez un tel poumon vert ! ».Plus généralement, iels expriment le souhait de palier les insuffisances des stratégies de développement précédentes ayant conduit à la multiplication d’espaces isolés les uns des autres. Il s’agirait au contraire de mettre en place une « trame structurante de connexion et de circuits courts, beaux et agréables à utiliser qui feront de Québec une ville exemplaire » et de réhabiliter des corridors végétalisés entre les différents micro-écosystèmes : parcelles agricoles, zones boisées, milieux humides (notamment en aménageant des accès au fleuve).
Faisant écho à toutes ces préoccupations, l’association Voix Citoyenne lance le 14 mai 2018 une campagne sur les réseaux sociaux intitulée Grand mouvement pour protéger les terres agricoles en milieu urbain au Québec afin d’appeler les citoyen·nes à contacter les représentant·es des différents partis politiques pour les inciter à inscriredans leur agenda la problématique du dézonage.
La construction d’un monde civique
Au terme de ce deuxième round d’échanges, le 20 juin 2018, le Conseil d’Agglomération de Québec amende le Schéma d’aménagement et de développement. Cette version révisée n’est pourtant pas jugée satisfaisante par les acteurs s’étant opposés à la version initiale du Schéma. Ainsi, tandis que divers collectifs citoyens publient leur opinion à charge dans la presse sensationnaliste, des professeurs en génie physique et en génie des matériaux prennent la parole sur les ondes de Radio-Canada tandis que l’Institut Jean-Garon prête sa chaîne de télévision numérique à Protec Terre, Voix Citoyenne ou encore à l’Union des Producteurs agricoles. Le 10 septembre 2018, Voix citoyenne convie le directeur de Nature Québec et le président de l’Institut Jean-Garon à un débat sur les « Enjeux électoraux régionaux du point de vue citoyen ».Le 26 août 2018, la même association adresse un courrier à tous les membres de la Commission municipale du Québec qui démontre en détailla non-conformité du Schéma d’aménagement et de développement révisé envers le Plan métropolitain d’aménagement et de développement de la Communauté métropolitaine de Québec. D’autres initiatives suivent qui visent à publiciser cette non-conformité, comme l’interpellation duministre des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire par un courrier signé de 104 organisations le 24 septembre 2018. Le 16 octobre 2018, c’est au tour du responsable de la Capitale-nationale de recevoir un courrier de la part de 120 cosignataires. ;
Malgré cette mobilisation, le président de l’agglomération et maire de Québec, M. Régis Labeaume, n’entend pas remettre en cause le projet de dézonage. Il déclare ainsi sans ambages : « Pas question de changer d’avis. C’est un vieux dossier déjà réglé (…) le Plan métropolitain d’aménagement et de développement de la Communauté métropolitaine de Québec approuvé en 2012 donne le ton à la préparation du SAD, notamment en matière de planification résidentielle où on doit se limiter à un horizon de 10 ans. Il n’y a donc aucune raison de réviser le périmètre d’urbanisation maintenant ».
Toutefois, le 19 octobre 2018, le ministère des Affaires municipales et de l’Occupation du territoire émet à nouveau un avis de non-conformité aux grandes orientations gouvernementales envers la seconde version du Schéma d’aménagement et de développement de l’agglomération de Québec. Dans la foulée de cette décision, le 6 novembre 2018, Voix citoyenne et l’Institut Jean-Garon tentent de rencontrer la ministre des Affaires municipales et de l’Habitation, mais celle-ci décline l’invitation.
Le 4 juillet 2019, une nouvelle version du Schéma est ainsi adoptée par l’Agglomération de Québec. Cette version n’est cependant pas jugée plus satisfaisante que les autres. En plus des collectifs citoyens ou d’écrivain·es, les voix qui dénoncent le projet proviennent cette fois beaucoup plus largement des milieux institutionnels : ainsi, certain·es chef·fes de partis politiques et le président de la Commission de protection du territoire agricole du Québec ne ménagent pas leurs critiques dans la presse écrite.
« Même si, officiellement, l’étendue de la zone agricole dans la Belle Province est demeurée stable en 2017-2018, la Commission de protection du territoire agricole du Québec (CPTAQ) a néanmoins autorisé des usages non agricoles (UNA) sur quelque 1 600 ha à l’intérieur de cette zone »
« Dans le contexte actuel où le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) interpelle les villes pour investir dans les espaces verts et promouvoir l’agriculture urbaine dans une perspective de mitigation et d’adaptation aux changements climatiques, c’est le moment de protéger ces 567 hectares de notre patrimoine agricole »
« Nous avons rappelé l’importance de notre proximité avec la nature et notre appartenance à l’environnement, refusant le béton et la désertification des sols et des esprits »
Des collectifs décroissants (notamment le Groupe de simplicité volontaire) font par ailleurs entendre leur voix sur les ondes radiophoniques, tandis que divers événements sont à nouveau organisés, notamment Rêvons les terres des Sœurs de la Charité, le3 novembre 2019, au cours duquel Voix citoyenne convie différents artistes à réaliser des performances et l’association Prote-Terre anime un atelier de sensibilisation aux potentialités des fiducies d’utilité sociale agroécologiques.
Cette troisième version du Schéma se voit à nouveau frappé par un avis de non-conformité par le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation. Contrainte de céder, la présidence de l’Agglomération de Québec amende encore son texte en abandonnant le projet de dézonage des Terres d’Espérances. Une version définitive du Schéma d’aménagement est ainsi entérinée le 7 février 2020.
Conclusion
Grâce à une mobilisation citoyenne à la fois diverse, forte et persistante, la version finalement adoptée du Schéma d’aménagement et de développement de l’Agglomération du Québec a permis une circonscription de l’expansion urbaine ainsi qu’une limitation des phénomènes de banalisation des paysages et de fragmentation des écosystèmes. La mobilisation apar ailleursété l’occasion d’exprimer de nouvelles façons d’envisager le territoire et son aménagement à partir de valeurs telles que la convivialité et la solidarité, qui sous-tendent une forme de transition écologiquedans les pratiques de gestion territoriale. Armé·es d’un « courage écopolitique et éthique [qui] consiste à soutenir des initiatives inédites, des alternatives (…)[e]fficaces et durables », les acteur·rices mobilisé·es ont en effet proposé des formes de production tout à la fois axées sur l’économie sociale (circuits courts, œuvres de charité alimentaire, jardins communautaires, exploitation partagée des terres…) et le développement durable (agriculture biologique associée à l’écopastoralisme, au recyclage et au compostage ou encore à l’horticulture aromatique et médicinale…). L’issue du processus de révision reflète par ailleurs d’autres changements à l’œuvre qui pourraient réactualiser la question des communs. Au-delà d’une approche juridique (régimes de propriété), économique, les communs, envisagés dans leur double acception matérielle (biens fonciers, forêts, rivières, champs, etc.) et immatérielles (valeurs, codes et représentations sociales, savoirs et savoir-faire, etc.), peuvent en effet s’envisager comme le produit d’une activité expérimentale et instituante, profondément démocratique, à même de générer par la rencontre d’un pâtir (éprouver en commun) et d’un agir (agir ensemble) des dynamiques sociales, politiques et économiques d’autogouvernement fondées sur l’élaboration collective des règles de cette mise en commun9.