Comment faire pour réduire notre empreinte carbone et limiter au maximum le changement climatique ? La question nous oblige à questionner et à transformer nos modes de vie, de production et de consommation. La transformation écologique de l’industrie est évidemment un enjeu majeur. Dans cet entretien, Marina Mesure, ancienne syndicaliste du Bâtiment et aujourd’hui secrétaire générale européenne de La France Insoumise1, décrypte les enjeux du secteur de la cimenterie. Élément de base du béton, l’industrie du ciment est responsable d’environ 5% des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) dans le monde.

Marina Mesure (M.M.) : Il y a deux ans, avec différents syndicats du secteur du ciment, qui venaient d’entreprises comme Lafarge ou HeidelbergCement, on a fait le constat que les cimenteries fermaient partout en France. Jusque-là on pensait que c’était une activité non-délocalisable, qu’on n’allait pas faire venir des sacs de ciment du bout du monde. Pourtant, c’est bien ce qui se passe aujourd’hui. Plus précisément, les cimenteries situées sur le territoire français sont transformées en station de broyage, ne font plus que la dernière partie du processus de production du ciment. En termes d’emplois c’est la catastrophe.

Dans une cimenterie classique, tu as environ 120 salariés. Tu pars de la matière première, le calcaire et l’argile, qui est ensuite broyée et transformée en clinker. On ajoute à cette matière des gypses et d’autres produits, on les broie et c’est ce qui donne le ciment. C’est ensuite mis dans des sacs. Dans les stations de broyage, ils ne font que la fin du processus de production, le broyage du clinker et l’emballage, et il y a seulement une trentaine de personnes qui travaillent dans ces usines. Concrètement, il y a toujours autant de sacs de ciment qui sortent des cimenteries, mais la matière première n’est plus faite sur le site.

Mouvements (M.) : Pourquoi les cimentiers délocalisent la production du clinker ?

M.M. : Lorsqu’on interroge les entreprises, elles nous disent que cette partie processus de production du ciment est trop polluante et qu’avec le marché carbone (ou « système d’échange de quotas d’émission de gaz à effet de serre », qui impose l’achat de « droits à polluer » pour polluer, ça leur coûte trop cher. La production du clinker détermine à lui seul le tiers du prix de revient du ciment, mais il est aussi responsable de 40 % des émissions de CO2 : pour une tonne de clinker c’est environ 850 Kg de CO2 dont 1/3 par l’énergie consommée pour le process (four 1400°C) et 2/3 par le process lui-même de calcination du calcaire. Donc c’est très polluant.

Pendant des années, cette partie de la production n’était pas délocalisable, car on parle de gros volumes et de petits prix. Mais quand en 2005 le marché carbone se met en place, il y a eu un basculement : puisqu’il faut dorénavant « payer pour polluer » en Europe ça revient moins cher aux multinationales de produire le clinker hors de l’Union européenne et d’ensuite l’importer pour le broyer et le transformer en ciment.

Mais l’absurdité du marché carbone ne s’arrête pas là. Quand ce système a été mis en place, toutes les entreprises ont reçu des « quotas de CO2 ». En 2014 par exemple, les 36 cimenteries de Lafarge ont reçu un total de 1,8 million de droits à polluer. Mais comme cette entreprise, mais aussi les autres, ont délocalisé la partie du processus de production la plus polluante, ils ont moins pollué sur le territoire européen… et elles avaient des quotas à revendre. Ce qu’elles n’ont pas manqué de faire. Entre 2010 et 2014 le cimentier Lafarge a engrangé 485 millions d’euros en revendant ses droits à polluer. On est vraiment passé du principe de « pollueur payeur », qui est à la base la philosophie du marché carbone, à celui de « pollueur payé », car les activités polluantes existent toujours… mais ont été délocalisées en grande partie dans le pourtour méditerranéen. L’Union européenne a fini par réagir et a baissé les quotas de ces entreprises. Mais pour éviter de devoir acheter des quotas de CO2, Lafarge et les autres cimentiers ont continué à développer leurs activités hors de l’Europe, comme en Algérie, au Maroc et aussi beaucoup en Turquie.

Aujourd’hui la France importe plus 1,5 Mt de clinker chaque année et on se retrouve avec des travailleurs licenciés car leur site ferme. Un scénario qui s’accélère quand on sait que pour l’année 2021, Lafarge a importé l’intégralité de son clinker depuis l’Algérie. Et le comble, pour ceux qui restent dans les stations de broyage, c’est qu’on leur explique qu’ils vont vendre du « ciment vert », qui ne « pollue pas » parce que la pollution est ailleurs. Il y a un véritable marketing qui se développe en France là-dessus, mais en réalité ce « ciment vert » est épouvantable pour l’environnement, car le clinker qui est produit hors de l’Union européenne est fabriqué dans des conditions de travail terribles et souvent deux fois plus polluantes. Ce n’est pas seulement la production, mais aussi la pollution qui est délocalisée. C’est catastrophique pour l’environnement, car on n’a qu’une seule planète, mais les entreprises et l’Europe peuvent se rengorger : « on est super en Europe, on ne pollue pas. »

M. : Ce n’était pas possible de transformer l’outil de production en France et en Europe pour limiter l’impact environnemental des cimenteries ?

M.M. : Évidemment que c’est possible, mais pour cela il faut investir. Le problème c’est qu’il n’y a pas de volonté politique et les multinationales ont fait autrement et moins cher tout en profitant du système. Le pire, c’est que les investissements qui auraient pu être réalisés pour capter le CO2 au moment de la fabrication du clinker, coûtent bien moins que ce que leur a rapporté le marché carbone, mais ces profits ont été redistribués aux actionnaires plutôt qu’investis dans l’outil de production.

Concrètement, l’outil industriel en Europe est en voie d’obsolescence. Ça fait plusieurs dizaines d’années que les cimentiers n’investissent plus dans les outils de production. Certaines cimenteries utilisent encore la méthode de fabrication par voie humide, qui est une technique de production très ancienne, très simple, mais aussi la plus énergivore et consomme une grande quantité d’eau. Pourtant on sait faire des voies sèches depuis 50 ans. Les investissements ne sont pas énormes, mais ils ne les font pas : ce qui montre bien que les multinationales vont bientôt fermer ces usines. Il y a déjà des fermetures en série : au Havre, en Ardèche, dans les Alpes maritimes, les fermetures s’accélèrent. À ce rythme, d’ici 3-4 ans, nous n’aurons plus qu’une dizaine de cimenteries en France.

M. : Est-ce que les salariés se mobilisent pour leurs emplois et contre le cynisme de leurs employeurs ?

M.M. : Oui, les syndicats et les travailleurs se mobilisent. Contre les fermetures d’usines évidemment, mais aussi sur l’aspect environnemental. Ils sont conscients de l’enjeu écologique et que des solutions pour capter le CO2 existent.

Ce qu’ils disent aussi, c’est qu’il nous faudrait une taxe carbone aux frontières. Qu’il faut imposer aux cimenteries étrangères, ce que l’on impose aux cimenteries européennes. Pourquoi ils perdraient leurs emplois pour qu’en plus cela soit dommageable à l’environnement ?

Le débat sur ce sujet commence tout juste au niveau européen. Pas seulement pour qu’une taxe soit mise en place pour le ciment, mais aussi pour toutes les industries polluantes, comme l’acier et l’aluminium. Malheureusement, la Commission européenne qui a la main sur le sujet, part dans la mauvaise direction. Elle ne veut pas intégrer le transport dans le compte de la pollution générée. Si un sac de ciment vient de Chine, seules les émissions produites au moment de la production seraient prises en compte et pas celles du cargo qui va traverser la planète pour nous l’apporter. En plus, la taxe carbone aux frontières telle qu’imaginée à ce stade pourrait ne pas s’imposer partout. Il est notamment intéressant de savoir si le dispositif s’appliquerait à la Turquie, qui a des capacités de production de ciment énorme et est premier exportateur de ciment vers la France ? Certains prétendent que non car elle est dans l’union douanière européenne. Du début à la fin ce qui est sur la table c’est terrible. Et on estime qu’en Europe 40 % des cimenteries vont fermer et que les émissions de carbone liées à cette activité, pour nos propres besoins en ciment, vont augmenter.

Officiellement, le gouvernement français soutient fermement la taxe carbone. Mais en réalité, l’objectif c’est d’étendre le marché carbone au monde en laissant de surcroit la lutte contre le changement climatique dans les mains du marché et de respecter les règles de l’OMC afin de ne pas entraver le commerce mondial.

Une philosophie très éloignée du protectionnisme solidaire. Eux disent en faire, mais en réalité ils signent des accords de libre-échange et d’investissement. Avec la Chine récemment. D’autres encore sont prévus. Et malheureusement, à aucun moment la question environnementale n’est sérieusement prise en compte. Le grand déménagement du monde se poursuit.

M. : Est-ce que, sur ces questions, il y a des convergences qui s’opèrent entre les syndicats de travailleurs et les associations environnementales par exemple ?

M.M. : Pour le moment c’est embryonnaire. Souvent les associations environnementales sont opposées aux cimenteries, car ça génère de poussière, du trafic de camions, etc. Mais localement, on peut avoir des convergences entre ces associations, les syndicats, des militants, des gilets jaunes. En tout cas, on y travaille.

1 Les propos exprimés dans cet entretien ne représentent que les vues personnelles de l’auteur et non celles du Parlement européen.