L’origine militaire de la technologie nucléaire fait de l’opacité une forme de péché originel de cette industrie. Les choix énergétiques échappent à toute validation démocratique et sont formellement le fait du seul Président de la République s’appuyant sur des comités d’expert·es scientifiques souvent impliqué·es dans la filière. Du côté des industriels exploitants, l’invocation de la sécurité ou des secrets commerciaux justifie l’entretien d’un écran de fumée autour de l’ensemble du processus de production de l’énergie nucléaire et de gestion des déchets. Désinformation, dissimulation et collusions d’intérêts continuent ainsi de prévaloir malgré les efforts des associations et les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima. Au point que même des passionné·es du nucléaire jugent nécessaire de tirer le signal d’alarme.

Charlotte Mijeon est Chargée de communication pour le Réseau Sortir du Nucléaire (RSN).

Roland Desbordes est porte-parole de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD).

Mouvements (M.) : Pourriez-vous vous présenter en quelques mots, ainsi que les organisations auxquelles vous appartenez ?

Charlotte Mijeon (C.M.) : J’ai 37 ans, je travaille pour le Réseau Sortir du nucléaire (RSN) depuis 14 ans, et j’ai une formation en science politique. RSN est une fédération d’associations créée en 1997, avec pour ambition de regrouper le plus grand nombre d’associations, de collectifs et de structures diverses en France autour d’une revendication politique de sortie du nucléaire. Le Réseau ne se prononce pas sur les délais de cette sortie. Il agit notamment par la diffusion d’informations, par des actions en justice, par le soutien aux mobilisations locales, et en impulsant de temps en temps des campagnes et mobilisations nationales.

RSN a pris la suite d’une association qui s’appelait Les Européens contre Superphénix, active dans les années 1980-90, mais qui n’avait plus lieu d’être lorsque le réacteur a été définitivement fermé, en 1997. Le Réseau dispose d’un budget d’environ un million d’euros, qui provient très majoritairement des dons des personnes individuelles qui nous soutiennent, et des cotisations des associations membres pour à peu près 1 % . Ne pas dépendre des pouvoirs publics nous garantit une liberté de ton et de ne pas risquer de voir annulés certains des programmes que nous menons à bien parce qu’ils déplairaient à des acteurs publics qui nous subventionneraient. Nous sommes une association agréée pour la protection de l’environnement.

Roland Desbordes (R.D.) : Je suis physicien de formation mais à la retraite depuis un certain temps. Je me suis engagé dans la lutte contre le nucléaire dès les années 1960-70, quand je faisais mes études scientifiques à Grenoble. J’ai tout de suite ressenti un problème d’information. À l’époque, je militais dans diverses associations ; l’objectif n’était pas de sortir du nucléaire, c’était de ne pas y entrer. Les questions que nous posions n’ont rien perdu de leur actualité, sur la possibilité d’un accident majeur, sur la gestion des déchets, sur les véritables coûts du nucléaire, auxquelles on pourrait rajouter aujourd’hui la question climatique. Mais ce qui nous manquait, c’était la rigueur scientifique des arguments.

Et puis il y a eu la manif de 1977 contre Superphénix, qui m’a calmé dans mon ardeur militante, au point que j’ai arrêté de militer pendant 9 ans, jusqu’à Tchernobyl. C’était une manifestation énorme, avec plusieurs dizaines de milliers de personnes, dont de nombreuses étrangèr·es : des Allemand·es, des Suisse·sses… Une mobilisation quasiment à l’échelle européenne. Le préfet de l’Isère a mis des moyens de maintien de l’ordre incroyables pour casser le mouvement, et il a réussi. Ça a été une débâcle complète. Il y a eu un mort, un copain à moi, professeur de physique, comme moi. Je pense que c’était l’un des premiers décédés non violents dans une manifestation réprimée contre un grand projet. Ensuite, il y a eu des comités Malville et des procès, mais la répression policière est parvenue à nous faire abandonner la lutte pendant un temps. D’autres réacteurs ont aussi été contestés un peu partout sur le territoire, mais dans l’ensemble on a gagné très peu de combats.

Puis, il y a eu Tchernobyl. La catastrophe soi-disant impossible s’était produite. Là, j’ai décidé de repartir mais sur une autre base, scientifique d’abord et militante après. Dans la Drôme où j’habitais, on ne pouvait pas savoir si la contamination de l’environnement devait nous amener à restreindre notre consommation. C’est d’abord pour tenter de répondre à cette question qu’est née l’idée d’un laboratoire géré de manière associative, afin de garantir l’indépendance des informations produites. Ce laboratoire est aujourd’hui encore le principal outil de notre association et ce qui en fait la spécificité. Ce sont les adhérent·es qui aident à son fonctionnement, et qui en assurent aussi la pérennité.

La Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (CRIIRAD) a décidé dès le départ de ne toucher aucune subvention d’État, vu que l’État en France est en même temps le principal acteur du nucléaire et celui qui est censé contrôler le secteur. Donc il est clair qu’il y a un conflit d’intérêt au plus haut niveau. Il nous est arrivé de toucher des subventions de la part de collectivités locales sur des projets spécifiques, comme des travaux, mais malheureusement, ces financements ont largement disparu. La région Rhône-Alpes nous a beaucoup aidés à un moment, mais ce n’est plus le cas depuis que M. Wauquiez la dirige. Ce sont donc essentiellement nos adhérent·es qui nous financent.  En gros, sur un million d’euros de budget annuel, environ la moitié provient des analyses que le laboratoire vend à des clients, et l’autre moitié des cotisations des adhérent·es. Nous sommes une association reconnue d’intérêt général, ce qui permet aux dons que nous recevons d’être en partie défiscalisés. Cependant, nous ne sommes pas reconnue d’utilité publique, une dénomination qui permet une défiscalisation des dons supérieure, mais qui est accordée par le ministère de l’Intérieur. À un moment, nous avons été tentés de demander cette reconnaissance au ministère, mais cela aurait supposé de lui transmettre notre fichier adhérent·es, et nos adhérent·es se sont prononcé·es contre.

M. : Pourriez-vous préciser le rôle de chacune des principales instances responsables de l’industrie du nucléaire en France?

R.D. : Les différentes structures n’ont pas du tout les mêmes rôles, pas du tout les mêmes pouvoirs. EDF (Électricité de France) et Orano sont des exploitants. Orano est l’héritière de Cogema-Areva (1976-2006), qui a de nombreuses fois changé de nom, à chaque fois en raison d’un scandale financier ou politique. D’ailleurs, les structures successives sont toujours en procès aujourd’hui.

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) est une instance indépendante du politique et des exploitants, financée sur fonds publics. C’est un gendarme qui se focalise sur la sûreté interne des installations nucléaires. Dans ce rôle, elle se montre relativement efficace ; il est déjà arrivé, notamment, que l’ASN arrête certaines centrales, même si c’est extrêmement rare. Toutefois, l’ASN ne verbalise pas : pour qu’il y ait verbalisation, il faut que les associations portent plainte. De plus, en dehors des questions de sécurité, l’ASN est très permissive : par exemple, elle ne sanctionne pas les atteintes à l’environnement. Cette autorité subit aujourd’hui une pression importante de la part des exploitants et du politique. Le résultat, c’est qu’elle a vraiment lâché du lest sur des dossiers-clés concernant la sécurité. Personnellement, je suis très inquiet pour la suite :  l’ASN n’est plus une garantie.

Quant au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), créé en 1945, il a quasiment été démantelé. À l’époque, ses fonctions étaient en même temps militaires et civiles ; aujourd’hui, seule la Direction des applications militaires (DAM) continue vraiment de fonctionner, mais sur des crédits militaires.

L’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) est l’expert officiel. Il a pris la suite du Service central de protection contre les rayonnements ionisants (SCPRI) en 1986, là encore après un scandale. L’IRSN est sous tutelle des ministères de la Santé, de l’Environnement, de l’Industrie et de la Défense, ce qui fait beaucoup. Tout le monde a recours à son expertise : les exploitants, l’ASN, les associations. Le résultat de ces missions hétéroclites, c’est que lorsqu’on s’adresse à lui, on ne sait jamais vraiment à qui on affaire : est-ce à l’État ? À l’ASN ? Aux exploitants ? La crédibilité de l’IRSN est entachée par des collusions d’intérêts. Ce n’est pas un expert indépendant. De plus, même s’il est compétent par définition, nous avons pu démontrer sur plusieurs dossiers qu’il pouvait se tromper. Cela peut arriver à tout le monde, mais lorsqu’il s’agit de l’expert qui va guider toute l’action de l’État en cas d’accident nucléaire, par exemple, c’est grave.

L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) a aujourd’hui deux missions. D’abord, elle gère deux décharges de déchets radioactifs, ce qui ne soulève pas de problèmes cruciaux. Par contre, elle est aussi responsable du projet Cigéo d’enfouissement profond des déchets moyennement et hautement radioactifs à vie très longue. Dans ce rôle-là, l’ANDRA a si souvent affirmé des choses qui manquaient complètement de sérieux concernant les risques que je n’ai plus confiance.

Enfin, Assuratome n’est pas un assureur, il n’émet pas de contrat d’assurance. C’est un groupement d’intérêt économique (GIE), qui date de 1957, et fonctionne pour les exploitants du nucléaire comme une sorte d’assurance mais pas pour des catastrophes, seulement pour les problèmes mineurs, techniques ou de pollution. Il n’y a pas d’assurance du nucléaire, cela n’existe pas.

C.M. : Aucune société privée ne veut assurer le nucléaire. Par ailleurs, en cas d’accident, les exploitants ne sont responsables qu’à hauteur de 700 millions d’euros ; au-delà, c’est la collectivité qui paye. Or, l’IRSN a chiffré le coût d’un accident « grave » à 120 milliards d’euros, et celui d’un accident « majeur » à 430. Une autre étude, qui est restée un peu dans les tiroirs, évalue ces coûts à 580 milliards d’euros.

L’industrie nucléaire est une vraie nébuleuse de structures à la fois publiques et privées, où les entreprises productrices côtoient d’autres organisations qui relèvent davantage du lobbying ou de la communication. Je pense par exemple au Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (GIFEN), créé en 2018, qui est présidé par Xavier Ursat, le directeur exécutif d’EDF, et qui a récemment mené une campagne de lobbying pour accélérer le calendrier du renouvellement du parc nucléaire français en proposant notamment aux différents industriels qui le composent des kits affaires publiques destinés aux parlementaires. C’est à ce type d’action que l’on doit l’espèce de surenchère pronucléaire à laquelle on a droit actuellement. Il y a aussi tous les acteurs du type Société française d’énergie nucléaire (SFEN), qui sont exclusivement des organes de lobbying. La SFEN est une association sur le papier, avec des cotisant·es, mais il est systématiquement demandé aux adhérent·es potentiel·les à quelle société iels appartiennent, avec un montant spécial pour les professionnels du nucléaire. L’un des acteurs un peu nouveau est l’association Les voix du nucléaire, une pseudo-ONG pronucléaire qui se distingue notamment par l’outrance de ses propos, qui organise par exemple des manifestations devant le local de Greenpeace pour les accuser de crimes contre le climat. C’est censé être une association de personnes qui sont dans la filière et qui sont des passionnées du nucléaire, mais elle est très largement financée par Framatome, une entreprise issue de la scission d’Areva, dont EDF est l’actionnaire majoritaire, et qui est spécialisée dans la fabrication d’équipements pour les centrales.

M. : Le site du Réseau « Sortir du nucléaire » indique que « le nucléaire reste un domaine opaque et secret où la désinformation domine ». Quelles sont les principales raisons de cette opacité ?

C.M. : La justification officielle de ce manque de transparence est toujours la sécurité. Mais il faut bien distinguer la sûreté, qui est de l’ordre du bon fonctionnement des installations, et la sécurité, qui concerne tout ce qui peut être agressions extérieures et actes de malveillance. L’opacité autour du nucléaire date des origines de l’industrie : à sa création, en 1945, le CEA n’était responsable que devant le président du conseil, pas du tout devant le parlement. Cette opacité est en grande partie attribuable au lien organique que le nucléaire entretient avec le militaire ; c’est aussi ce lien qui explique largement le soutien inconditionnel de tous les gouvernements à la filière depuis le début.

L’absence de validation démocratique des choix énergétiques tient aussi à une question plus sociologique. Les décisions sont prises par un microcosme issu notamment du corps des Mines, avec la vision sous-jacente que les non-expert·es n’ont pas vocation à s’en mêler. Or, les questions posées par le nucléaire peuvent être appréhendées depuis une grande diversité de point de vue : on peut en avoir une approche éthique, environnementale, énergétique, politique…. Si on restreint la prise de décision aux personnes qui ont des connaissances pointues en physique nucléaire, la réflexion s’en trouve très appauvrie. Cette idée de domaine réservé aux expert·es contribue en bonne partie à cette opacité. Donc bien sûr, il y a certaines choses qui sont gardées secrètes parce que cela risquerait de compromettre certains projets, mais je pense que la plupart du temps il y a plutôt une forme d’intériorisation par les acteurs des contraintes de la filière et une volonté de ne pas lui nuire. Même Christine Fassert, une socio-anthropologue spécialiste des risques, lorsqu’elle travaillait pour l’IRSN avant de se faire licencier parce qu’elle dérangeait trop, m’avait dit que le discours officiel qui y régnait était « on n’est pas là pour fermer les centrales ».

Quelques progrès ont été faits, surtout depuis Tchernobyl, comme le montre le livre de Sezin Topçu La France nucléaire (Seuil, 2013). Une partie de l’information est accessible, notamment tous les comptes-rendus d’inspection de l’ASN, mais elle est incompréhensible pour le·la citoyen·ne lambda. Du reste, beaucoup de l’information disponible n’est en réalité que de la communication. On a remplacé l’opacité complète par des informations distillée au compte-goutte, avec des formules très pesées, qui ne disent pas grand-chose, avec un lexique très minimisant, très euphémisant. Par exemple, on parle de colis pour désigner les déchets nucléaires. Autre exemple, en 2015, EDF a communiqué sur un problème d’étanchéité à Fessenheim. Le « défaut d’étanchéité », c’était une fuite de 100 mètres cubes d’eau qui avait provoqué des défauts électriques, qui avait éclaboussé jusque dans la salle des machines, avec une canalisation qui s’était brisée. Souvent, quand il y a un incident, EDF communique, mais toujours avec des termes très convenus, et pour affirmer qu’il n’y a eu aucune incidence sur l’environnement ni sur les populations. Ces communiqués d’EDF sont parfois repris tels quels par la presse régionale. Il faut vraiment avoir envie de creuser pour savoir ce qu’il en est. Sur notre site, nous avons une rubrique où sont répertoriés tous les incidents qui surviennent sur le parc nucléaire français, avec des commentaires pour assurer une mise en perspective.

Des dispositifs de communication existent, notamment les Commissions locales d’information (CLI), mais qui sont plus un moyen de maîtriser la communication et d’encadrer la contestation. Bien souvent, on se retrouve dans des configurations où on a un débat sur des décisions déjà prises, donc cela ne fait pas trop sens d’investir du temps et de l’énergie dedans. Quant aux visites des centrales organisées par EDF, il y a un décalage assez flagrant entre la façon dont on présente leur fonctionnement au public et le fonctionnement réel des installations.

Le manque de transparence touche aussi l’industrie en interne. Notamment, le système de contrôle de la sûreté repose sur un principe déclaratif : on suppose que de lui-même, l’exploitant, lorsqu’il y a un problème, ira faire remonter l’information en temps et en heure et sans la minimiser à l’ASN. Dans les faits, nous avons découvert un nombre assez important de cas qui ont donné lieu à des actions en justice de notre part de problèmes non déclarés ou de déclarations extrêmement tardives. L’affaire de la digue du Tricastin est assez emblématique de ces situations : il a fallu quasiment une dizaine d’années pour qu’EDF consente enfin à faire des investigations sur cette digue, construite en zone sismique, pour vérifier si elle était vulnérable à un séisme ou pas. Quand EDF a découvert qu’il y avait des points de fragilité, EDF a attendu plus de six mois pour l’annoncer à l’ASN. C’est seulement à ce moment-là que l’ASN a décidé de taper du poing sur la table en disant qu’il fallait arrêter les réacteurs et qu’EDF fasse immédiatement des travaux.

R.D. : Je fais partie de la commission d’information locale des installations nucléaires du Tricastin. Moi, cela faisait des années que j’interrogeais EDF sur la tenue de cette digue face aux séismes et jusqu’à Fukushima, c’était circulez, il n’y a rien à voir, tout était parfait. Il a fallu Fukushima pour que l’on oblige EDF à revoir sa copie un petit peu. Le bricolage en cours de la digue n’est pas du tout satisfaisant, et les pratiques de dissimulation n’ont pas pris fin en 2017 : en juin 2022, une information judiciaire concernant la centrale a été ouverte pour non-déclaration d’incident ou d’accident, ainsi que pour mise en danger d’autrui, faux et usage de faux. L’enquête a été déclenchée grâce à un lanceur d’alerte.

Il s’agit toujours de dossiers au très long cours. Pour nous, les associations, ce sont des parcours inimaginables. Il faut dix, quinze ans de bagarre pour arriver à obtenir parfois quelque chose. Le temps du nucléaire n’est pas le temps des associations. Nous, les associations, on a des hauts et des bas, ce temps long limite énormément notre action.

La contestation montante et les accidents à Tchernobyl et Fukushima ont quand même poussé les autorités à légiférer pour répondre à la demande de transparence. En 1991, il y a eu la loi « relative aux recherches sur la gestion des déchets radioactifs » qui a obligé qu’une période de 15 ans soit consacrée, avant toute décision, à la recherche de solutions optimales à très long terme pour entreposer les déchets. Sur la question du stockage des déchets, les exploitants se heurtaient à des oppositions extrêmement violentes de la part des populations, donc il fallait une loi pour contraindre les citoyen·nes à accepter l’inacceptable. Puis, en 2006, les parlementaires ont adopté la loi « relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire ». Cette loi était censée venir régler tous les problèmes entre les citoyen·nes, les exploitants, les politiques, etc., elle allait assurer une vraie concertation, on allait tout vous dire et on allait vous écouter. Pour cela, on a créé une structure, le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sûreté des installations nucléaires (HCTSIN), censée assurer cette transparence. La CRIIRAD a été sollicitée pour y participer, mais au vu des prérogatives et des moyens accordés à cette instance, on a refusé parce qu’on aurait simplement servi de faire-valoir. Depuis 2006, ce Haut Comité n’a rien fait… ou presque. Chaque fois qu’il y a eu des problèmes d’opacité, il n’est jamais intervenu.

La loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire a aussi créé les commissions locales d’information. Je participe à plusieurs d’entre elles dans la Drôme et dans l’Isère. Ce sont des chambres de communication de l’exploitant, parce que c’est lui qui occupe tout l’espace de parole. Les associations ont le droit de poser des questions, mais pas d’obtenir de réponse, ou lors de réponses à côté de la question. Typiquement, on nous invoque des « secrets commerciaux » en prétextant qu’il faut protéger le savoir-faire national, alors que l’on pose des questions sur la sécurité, pas sur la technologie. De plus, les débats sont cadrés de façon à exclure certaines questions : sur les déchets, par exemple, on peut discuter de la manière dont on va les traiter, pas de la pertinence de continuer à en produire. . Récemment, à Tricastin, il y a eu une enquête publique sur la prolongation du réacteur numéro 1 de la centrale, mais de l’aveu même du commissaire enquêteur, la seule question posée était de discuter des travaux proposés par EDF, non pas de renoncer à cette prolongation. C’est pour ça que nous, la CRIIRAD, on boycotte la plupart de ces débats. Ils nous épuisent. On est malgré tout obligés de rentrer un peu dans ces processus de soi-disant concertation pour ne pas se faire accuser de mener une politique de la chaise vide, mais nous, à la CRIIRAD,  avant de participer à une discussion,  on veut savoir de quoi il sera question, quels seront les enjeux, et quelle chances on a d’être réellement écouté·es.

M. : L’opacité autour du nucléaire concerne-t-elle plus précisément certaines étapes de la production de cette énergie (extraction, transport, déchets…) ou certaines problématiques en rapport avec cette production (coûts, santé, sécurité…) ?

C.M. : Selon les étapes de la production dont il s’agit, l’opacité peut être organisée différemment. Concernant l’extraction, il n’y a pas forcément volonté de dissimuler, simplement on ne publicise pas beaucoup ce qui se passe au Niger. Orano ne va pas se vanter de la pollution qui est créée par les mines d’uranium, qu’elles soient en fonctionnement ou désaffectées. Le fameux argument de l’indépendance énergétique grâce au nucléaire donne l’impression que le nucléaire, cela concerne la centrale qui se trouve sur le sol français, mais pas vraiment l’uranium qui est extrait ailleurs.

Les déchets posent quant à eux la question de leur transport. On aboutit à des situations assez caricaturales. Les transports de déchets ne sont pas annoncés à l’avance, mais ils suivent des schémas très réguliers. En 2011, on avait fait une action par rapport à des déchets néerlandais qui devaient aller à La Hague, et on était intervenus lors d’un conseil municipal conjoint des villes de Tourcoing et Mouscron, qui se trouvent d’un côté et de l’autre de la frontière franco-belge. De façon surréaliste, il est alors apparu que le maire de Tourcoing n’était pas au courant qu’un convoi de déchets hautement radioactifs allait traverser sa ville, alors que le bourgmestre de Mouscron l’était, ce qui montre aussi une forme de spécificité française. Il n’y a pas non plus de transparence quant au lieu où atterrissent les matières radioactives, notamment celles qui ont été exportées en Russie. De plus, il y a le fameux mythe du recyclage, du retraitement : RSN vient de gagner un recours contre Orano devant le Jury de Déontologie Publicitaire parce qu’Orano se vante encore de maîtriser toute la chaîne du processus et d’avoir amélioré la recyclabilité des combustibles usés alors qu’une immense partie de ces déchets s’accumulent simplement et ne sera jamais réutilisée. Par ailleurs, réutiliser des combustibles suppose de recourir à des procédés que la France ne maîtrise pas et qui doivent être sous-traités à des entreprises russes, avec des déchets qui se retrouvent en Sibérie. Autre exemple d’opacité concernant les déchets : en 2013 s’est tenu un débat public sur le projet Cigéo, où typiquement la question de savoir si ce projet devait se faire ou non n’était pas posée. Tout le monde savait que l’évaluation des coûts de Cigéo versée au débat était obsolète. L’économiste Benjamin Dessus avait d’ailleurs quitté la table ronde organisée sur le sujet en protestant de l’absurdité de discuter de cette évaluation. On a appris que l’ASN s’était prononcée sur une nouvelle évaluation effectuée par l’ANDRA. Il a fallu que l’on fasse une demande auprès de la CADA pour que cette nouvelle évaluation nous soit communiquée. On a alors appris que l’ANDRA estimait le coût de Cigéo à environ 33 milliards d’euros, chiffre que l’ASN trouvait optimiste car il n’intégrait pas tous les coûts de recherche. Quelques semaines plus tard, les producteurs de déchets, qui sont censés en payer la gestion ont estimé le coût de Cigéo à 20 milliards d’euros. Ségolène Royal, qui était alors ministre de l’Environnement, a alors décidé de couper la poire en deux en disant que le coût officiel qui servirait à fixer les provisions serait de 25 milliards. Donc il faut se battre pour que les évaluations soient rendues publiques, et même lorsqu’ on obtient cela, se met en place une espèce d’écran de fumée où le coût officiel est un coût de compromis qui ne correspond plus à rien.

L’opacité concerne aussi les usines de fabrication des composants destinés au centrales. En 2016, un scandale de falsification à grande échelle de dossiers de fabrication de pièces utilisées dans les réacteurs nucléaires a éclaté autour de l’usine Areva du Creusot. Des milliers de dossiers ont dû être étudiés, et l’un des derniers décomptes évoque 1775 anomalies sur des pièces équipant des réacteurs en fonctionnement. Un rapport d’audit a été effectué par un cabinet indépendant, mais sa publication est seulement intervenue après la saisine de la Commission d’Accès aux Documents Administratifs (CADA) par RSN et par Greenpeace afin d’obtenir la communication de l’intégralité du rapport d’audit mené sur l’usine. Avant cette saisine, la communication du rapport nous avait été refusée au nom du secret industriel et commercial.

Sur les questions de sécurité, en 2007, RSN avait reçu un document confidentiel défense provenant d’EDF indiquant que l’EPR de Flamanville ne résisterait probablement pas à la chute d’un avion de ligne, ce qui a d’ailleurs débouché sur la mise en garde à vue de notre porte-parole de l’époque. Quelques mois auparavant, le Réseau avait produit un cahier d’acteur pour le débat public sur l’EPR en mentionnant cette question, mais cette partie avait été caviardée lors du débat.

L’opacité concerne aussi les prises de décision. Par exemple, celle de construire six nouveaux EPR : en 2018, l’information a fuité dans Les Échos qu’un rapport commandé par le ministère de la Transition écologique et solidaire et par le ministère de l’Économie et des Finances évoquait l’idée de construire six EPR en France pour assurer le renouvellement du parc nucléaire. La réaction officielle à ce moment-là a été de dire qu’il ne s’agissait que d’un rapport, et qu’aucune décision ne serait prise avant la mise en service de l’EPR de Flamanville. Puis, on a appris que des appels d’offres avaient été passés et que des terrains avaient été achetés auprès de chacune des centrales concernées, sans qu’EDF ne veuille dire pourquoi. Au Tricastin, il a alors été prévu d’aménager la future sortie d’autoroute pour permettre de faire passer les gros composants nécessaires à la construction des EPR. En 2019, les deux ministères concernés ont envoyé un courrier à EDF pour leur demander de montrer qu’ils étaient en capacité de construire six réacteurs nucléaires. Quand ce courrier a été rendu public, la réaction a été de dire qu’il n’y avait rien d’officiel, rien de décidé, que toutes les options étaient encore sur la table, y compris des scénarios basés sur l’utilisation à 100 % d’énergies renouvelables. Fin 2021, il a été annoncé que la décision serait prise avant la mise en service de l’EPR de Flamanville. Le 10 novembre, Emmanuel Macron a annoncé que la France allait construire six nouveaux réacteurs nucléaires, au milieu d’un discours où il parlait de nombreuses autres choses. Pour finir, l’annonce officielle de la décision de construire ces réacteurs a été faite en février 2022, sans que les médias s’interrogent sur pourquoi elle avait été prise par le président de la République tout seul. Cette manière d’installer petit à petit l’acceptation d’un fait accompli a anesthésié toute réaction. Initialement annoncée pour l’été 2022, une consultation a été entamée fin octobre, mais il y a tout lieu de croire qu’il s’agira d’une nouvelle mascarade destinée à faire croire que l’on a écouté les citoyen·nes.

Dans ses Mémoires, Marcel Boiteux, l’ancien PDG d’EDF, raconte comment un matin dans les années 1970 on l’appelle et on lui demande de dire pour midi combien de réacteurs EDF est capable de construire en France. Il annonce un chiffre supérieur à la capacité réelle d’EDF en se disant que de cette façon, il obtiendra tout ce qu’il voudra. Il apprend ensuite que c’est ce chiffre qui a été retenu. Cette anecdote donne une idée de la manière dont le programme nucléaire s’est décidé sans aucune transparence, sans aucune sollicitation des citoyen·nes ni de leurs représentant·es.

R.D. : Le problème qui incommode le plus les autorités depuis quelques années est de trouver une solution pour les déchets radioactifs. On va rentrer dans une phase de démantèlement mais on en est aux balbutiements dans ce domaine. On n’a jamais démantelé complètement de gros réacteur, car c’est compliqué techniquement, mais surtout cela provoque d’autres déchets pour lesquels rien n’est prévu. Ce n’est pas tant leur radioactivité mais leur volume qui est très important ; il s’agit de milliards de tonnes de déchets. La tentation des exploitants est de diluer les ferrailles et le béton dans le domaine public, mais pour l’instant, en France, ce n’est pas autorisé. La CRIIRAD s’y est toujours fermement opposé. Malheureusement, devant la pression des exploitants et des politiques, la situation est en train d’évoluer. Si on ne se mobilise pas, on risque donc de retrouver bientôt ces déchets dans les poussettes, dans les voitures, dans les maisons…

Quant à Tricastin, j’ai dû saisir la CADA pour que l’on me communique les résultats d’analyse de la cuve présentés dans le dossier de prolongation du réacteur numéro 1. Il m’a fallu 6 mois pour obtenir les documents, et tous les éléments importants avaient été barrés en noir.

M. : L’opacité autour du nucléaire est-elle une constante historique, ou y a-t-il eu des évolutions ? Y a-t-il des inflexions en fonction de l’orientation politique des gouvernements ?

CM : Depuis 1945, il a pu y avoir de très légères nuances entre les différents gouvernements, des différences de style, mais les évolutions en termes de transparence ne dépendent pas tant de la couleur du gouvernement que de l’état de l’opinion publique à un moment donné.

RD : Tous nos gouvernements sans exception depuis 1945 ont été des soutiens absolument inconditionnels du nucléaire. Curieusement les décisions reviennent au président de la République, qui intervient de manière directe et franche pour affirmer que c’est lui qui décide. Le nucléaire n’a jamais fonctionné dans la démocratie. Quand on a lancé le grand programme de construction de centrales dans les années 1970, cela s’est fait sur le coin d’une table entre le Premier ministre Messmer et deux ou trois personnes.

M. : En juin 2020, l’IRSN a licencié la sociologue Christine Fassert pour « comportement inadapté » et « insubordination ». Elle avait été recrutée pour mener des recherches jugées nécessaires après la catastrophe de Fukushima de mars 2011. Dans une tribune parue dans Le Monde le 6 janvier 2021, un collectif de chercheur∙ses en science de l’atome a dénoncé une reprise de contrôle sur la production des connaissances sur le nucléaire. Qu’en est-il de l’indépendance de la recherche scientifique concernant le nucléaire ?

R.D. : Le renvoi de Christine Fassert est un acte de sexisme : on a dit qu’elle était caractérielle, hystérique… Mais la vraie raison de son licenciement est qu’elle disait des choses qui dérangeaient. Beaucoup de sociologues s’intéressent actuellement à la question du nucléaire, surtout depuis Fukushima, ce qui est très positif. Il y a eu des avancées énormes. La sociologue Christine Berge, par exemple, a été embauchée par EDF pour enquêter sur le démantèlement de Superphénix. EDF s’est opposé à la publication de son enquête, donc elle a rompu son contrat et publié son livre Superphénix, déconstruction d’un mythe (2010) à titre personnel. Annie Thébaud-Mony, qui est chercheuse à l’INSERM, a fait elle aussi un sacré boulot, tout comme Lény Patineau, qui a fait une thèse au sein de l’ANDRA, pour laquelle il a subi de vives critiques. Mais en ce qui concerne la recherche fondamentale, il n’y a plus de recherche indépendante. Dans les années 1970, à l’intérieur du CEA, il y avait une certaine liberté, car il y avait beaucoup de chercheur∙ses affilié∙es à la CFDT qui ont réellement fait bouger des lignes. Iels ont été à l’origine de productions internes remarquables qui ont vraiment dérangé, des personnes comme Bella et Roger Belbéoch, ou Monique et Raymond Sené. Aujourd’hui, plus personne ne se mobilise en interne. Les scientifiques les plus importants se désintéressent du nucléaire. Par exemple, le programme de recherche sur les réacteurs à neutrons rapides a été abandonné.

C.M. : L’une des particularités de la France, en ce qui concerne les sciences dures, c’est qu’il est extrêmement difficile de faire de la recherche sur le nucléaire sans passer par l’industrie, par l’IRSN, pour obtenir un financement. Dans d’autres pays, il y a une dissociation entre les universités et l’industrie. En sciences humaines, obtenir un financement pour faire un travail de thèse est de plus en plus difficile, donc le fait que l’IRSN propose un certain nombre de bourses de thèse a pour résultat d’aiguiller la recherche et de rendre plus difficile une recherche indépendante. Notamment, le programme NEEDS (Nucléaire, énergie, environnement, déchets, société), rattaché à la cellule énergie du CNRS, a été une manière pour l’industrie du nucléaire de voir comment elle peut mettre des cerveaux au service de l’acceptabilité sociale du nucléaire. Il y a des personnes qui arrivent à faire de la recherche indépendante mais avec des biais un peu détournés : Annie Thébaud-Mony par exemple, mais aussi la sociologue Marie Ghis, qui a étudié les travailleur∙ses du nucléaire, ou Teva Meyer, qui s’est penché sur la géopolitique du nucléaire.

Une bonne partie des signataires de la tribune de soutien à Christine Fassert ne travaillent pas en France, ce qui n’est sans doute pas anodin. Dans les années 1970, la critique antinucléaire provenait pour beaucoup des scientifiques, tandis qu’actuellement les chercheur∙ses en physique nucléaire n’osent plus critiquer ouvertement la filière, à l’exception tout de même de Jean-Marie Brom,  qui a fait partie de notre conseil d’administration. Il faut noter cependant qu’il travaille au CERN, en Suisse. D’autres personnes ont un statut d’expert∙e, comme Yves Marignac, consultant sur le nucléaire et la transition énergétique au sein du groupe négaWatt, et il y a des personnes retraitées comme Bernard Laponche, qui a travaillé comme ingénieur pour le CEA, et bien sûr la CRIIRAD, mais pas de chercheur∙se en activité dans le secteur public français.

R.D. : La CRIIRAD a subi des pressions sur le plan scientifique au niveau du fonctionnement du laboratoire. Les agréments nécessaires sont délivrés par les autorités nationales et internationales que justement nous contestons. Plusieurs fois, on nous a menacés de nous refuser ces agréments, et il a fallu mobiliser nos adhérent·es pour les obtenir.

M. : Le 17 janvier 2022, le Réseau « Sortir du nucléaire » a porté plainte pour propos fallacieux auprès du Jury de Déontologie Publicitaire contre la campagne de publicité « Surprenez-vous, rejoignez-nous » lancée par Orano en 2021. Cette campagne visait notamment à présenter l’énergie nucléaire comme un outil indispensable de lutte contre le réchauffement climatique. En 2010 déjà, le Commissariat à l’énergie atomique avait été renommé pour élargir son champ aux « énergies alternatives ». Pourriez-vous revenir sur ces stratégies de verdissement de l’image du nucléaire ?

C.M. : Cette stratégie de verdissement est une constante depuis les années 1990-2000. Le fait que le nucléaire soit une énergie bas carbone est vraiment le seul argument auquel l’industrie peut se raccrocher. Ça lui permet de faire oublier toutes les autres pollutions, tous les risques, et aussi de prétendre doubler les écolos sur leur gauche et de les faire passer pour des irresponsables, ou de prétendre qu’iels souhaitent revenir au charbon. Un fait notable est la construction dans les médias de l’image de l’Allemagne comme un repoussoir qui aurait rallumé le charbon pour sortir du nucléaire. Pourtant, c’est complètement faux. Après Fukushima, l’Allemagne a bien fermé ses centrales nucléaires, mais elle a aussi fermé des centrales au charbon et a entamé une sortie des énergies fossiles. Il y a une très large diffusion d’éléments de langage qui présentent le nucléaire soit comme une source d’énergie idéale, soit comme un mal nécessaire. Le Laboratoire des sciences du climat est hébergé par le CEA, ce qui n’est sans doute pas sans influence sur les climatologues. François-Marie Bréon, par exemple, qui est membre du GIEC, est au conseil d’administration des Voix du Nucléaire. Il faut souligner le rôle joué par Jean-Marc Jancovici, qui a un discours très percutant et souvent juste sur le climat, mais dès qu’il parle d’énergie, c’est hors sol. Il utilise sa fameuse image du nucléaire comme un parachute ventral qui éviterait le crash. C’est extrêmement grave de surfer sur une éco-anxiété qui est réelle et légitime pour faire accepter le nucléaire comme incontournable et présenter la critique comme purement idéologique et identitaire. Dans la bande-dessinée qu’il vient de publier, notamment, les Allemand∙es sont présenté∙es de façon caricaturale comme des idiot∙es qui savent seulement dire « Atomkraft nein danke », alors que ce sont elleux qui polluent la planète. Or, contrairement à ce que M. Jancovici a déclaré en 2020 lors d’une conférence à l’École des mines, le dernier rapport du GIEC propose plusieurs scénarios énergétiques qui permettraient de rester en dessous de la barre des 1,5°C en se passant complètement de nucléaire. Malheureusement, l’idée que le nucléaire est un mal nécessaire est bien installée dans la tête de nombreux écologistes. Pourtant, le nucléaire n’est pas vraiment une solution pour faire face à l’urgence climatique : c’est trop lent et trop cher. Les énergies renouvelables peuvent être déployées bien plus rapidement. Quant au parc nucléaire existant, les centrales ne peuvent pas voir leur durée de vie étendue à l’infini. De plus, il y a la question de la vulnérabilité du nucléaire au changement climatique, de son adaptabilité aux événements climatiques extrêmes, et plus largement à un monde devient plus instable, plus violent, voire qui est en proie à un effondrement. Selon le GIEC, la pièce maîtresse de la lutte contre le réchauffement climatique n’est pas le nucléaire mais les économies d’énergie et le développement des énergies renouvelables.

M. : Quelle est selon vous la part de responsabilité portée par les médias dans l’opacité qui entoure l’industrie du nucléaire ?

R.D. : Il y a très peu de médias qui s’intéressent scientifiquement et objectivement au nucléaire. Il y avait moins de désinformation journalistique sur le sujet dans les années 1970. Le problème est qu’à force d’être répétées, certaines inepties deviennent des vérités. Heureusement, il y a tout de même quelques médias qui font un très bon travail, comme Mediapart ou Reporterre.

C.M. : La répétition des éléments de langage est en grande partie dû à la dégradation des conditions de production de l’information, avec le numérique qui aggrave la dictature de l’immédiateté et empêche de se spécialiser sur un sujet.

M. : Quels problèmes de transparence existent dans la communication en interne au sein de l’industrie du nucléaire, notamment vis-à-vis des conditions de travail et de la sécurité des employé·es ?

R.D. : Le plus gros problème dans ce domaine est la sous-traitance, qui s’est vraiment généralisée. Cela a pour résultat que les vrais responsables, c’est-à-dire les agent·es EDF, ne connaissent plus leurs installations. Quant aux risques, ils sont pris par les sous-traitants et en cas de problème c’est sur eux que cela se retournera. On déresponsabilise les vrais responsables. Le lanceur d’alerte que j’ai déjà évoqué, qui était l’un des chefs de service à Tricastin et qui porte le nom d’emprunt de Hugo, un passionné du nucléaire, a déclaré dans un entretien donné au journal Le Monde en novembre 2021 que sa hiérarchie l’avait placardisé pour avoir dénoncé « une politique de dissimulation » d’incidents de sûreté survenus de 2017 à 2021 : certains incidents n’avaient pas été déclarés à l’ASN ou bien lourdement minimisés, la remise en état des installations a parfois relevé du bricolage, on a donné la consigne de « pousser à bout » et de « dégager » un inspecteur…

C.M. : La dégradation des conditions de travail dans le cadre de la sous-traitance est très bien explicitée par l’association Ma Zone Contrôlée qui a été auditionnée dans le cadre de la mission d’enquête parlementaire sur la sûreté et la sécurité nucléaire. Le président de cette association a été mis à pied par son employeur, qui lui a reproché de ne pas avoir menti devant une commission parlementaire.

M. : Le manque de transparence chronique autour du nucléaire est-il spécifique à la France, ou retrouve-t-on une situation similaire dans les autres pays producteurs d’énergie nucléaire ?

C.M. : J’ai dû me rendre en Allemagne pour avoir accès à certaines informations publiques concernant certains transports qui transitent par la France. Ces informations étaient complètement inaccessibles en France mais elles étaient dans le domaine public en Allemagne, où sur le site du ministère de l’Environnement, on trouve une liste assez exhaustive de tous les transports de matières radioactives autorisés, le nombre de colis, la nature des matières transportées, le parcours suivi, etc. Il y a aussi la possibilité de faire une demande au gouvernement du Land pour savoir tout ce qui transite par les ports en termes de matière nucléaire. C’est comme cela que j’ai appris qu’en France, on recevait du combustible depuis la Suède. Cela donne une idée des variations qu’il peut y avoir. La situation en Russie est sans doute pire encore qu’en France, parce qu’il y a le phénomène des villes fermées, dont le nom n’apparaît même pas forcément sur les cartes.

R.D. : Le nucléaire a un peu les mêmes défauts dans le monde entier. Quelques pays font exception comme l’Allemagne, mais aussi la Grande-Bretagne et les États-Unis, où il y a davantage de transparence, même si ce ne sont pas pour autant des modèles. Au Niger, par contre, on s’est fait taxer tout notre matériel scientifique dès notre arrivée à l’aéroport. Au Japon, les choses se font plus en rondeurs, mais l’on n’obtient pas plus de réponses aux questions qu’on pose. L’origine militaire de la technologie nucléaire fait de l’opacité une forme de péché originel de cette industrie.