Votée à l’été 2021, la loi « séparatisme » avait suscité de nombreuses inquiétudes dans le monde associatif. En cause, deux mesures phares du texte : l’extension des motifs de dissolution d’une association et l’instauration d’un contrat d’engagement républicain pour l’obtention de subventions publiques. Ces dispositifs viennent de faire l’objet d’une clarification juridique de leur champ d’application. Deux décisions, du Conseil d’Etat et du Tribunal Administratif de Poitiers viennent freiner les velléités répressives de l’Etat. Mais, comme l’explique l’auteur, membre de l’Observatoire des libertés associatives, ces victoires indéniables se font sur un terrain déjà miné. Si le pire a été évité, la mécanique répressive suit son cours.

Le 9 novembre 2023, le Conseil d’Etat (CE) a rendu plusieurs décisions importantes concernant quatre dissolutions administratives d’associations prises par le gouvernement, entre 2021 et 2023, et contestées par les associations. Si l’annulation de la dissolution des Soulèvements de la Terre a été accueillie, à juste titre, comme une victoire, le CE a dans le même temps validé la dissolution de trois autres associations – le Groupe antifasciste de Lyon et environs (GALE), la Coordination de résistance à l’islamophobie (CRI) et le groupuscule fasciste l’Alvarium. Ces décisions simultanées viennent préciser les critères qui justifient la dissolution administrative d’une association depuis les nouvelles dispositions introduites par la loi « séparatisme » de 2021 et, tout particulièrement, la modification de l’article L.212-1 du code de la sécurité intérieure. Quels sont donc ces nouveaux critères qui permettent de justifier une dissolution ou, au contraire, de la suspendre ?

Le Conseil d’Etat contre la désobéissance civile

C’est sur le cas le plus brûlant des Soulèvements de la Terre que le CE a été le plus prolixe, et dans le prolongement de premières analyses à chaud1, il faut pondérer le sentiment de victoire. Reprenons les faits. Le gouvernement avait décidé de dissoudre le mouvement quelques jours après les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants lors du rassemblement contre la construction de méga-bassines à Sainte-Soline, le 25 mars 2023. Le décret n’avait pourtant été pris en Conseil des ministres que trois mois plus tard, en juin, témoignant d’une difficulté des services d’instruire cette volonté politique. Le mouvement, largement soutenu dans l’opinion publique, avait alors saisi le Conseil d’Etat par référé et ce dernier avait suspendu la dissolution. C’était donc une position attendue sur le fond du dossier que rendait le Conseil d’Etat.

Pour justifier la dissolution, le gouvernement s’appuie sur les récentes transformations du premier point de l’article L.212-1 du code de la sécurité intérieure. Avant 2021, il permettait de dissoudre des associations « qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ». La loi « séparatisme » l’a élargi aux associations « qui provoquent à des manifestations armées ou des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ». Par cette réécriture, le gouvernement créait une qualification d’« agissements violents à l’encontre (…) des biens », qui n’existe ni dans le Code pénal ni dans le Droit européen. Si elle visait à s’attaquer aux pratiques de détérioration du matériel urbain dans les manifestations, de sabotage et de désobéissance civile, elle a ici été mobilisée en référence notamment à des actions des Soulèvements de la Terre (SLT) contre le maraîchage industriel qui consistaient à… arracher des pieds de mâche et de muguet.

Si le CE écarte rapidement la question des provocations à des actions violentes contre des personnes, il reconnait que les SLT promeuvent la destruction ou dégradation de biens. Ce faisant, il refuse de reconnaitre la légitimité des actions de désobéissance civile et rejette les arguments des SLT sur le caractère « symbolique » de ces actions et leur participation à un débat d’intérêt général.

Il faut également s’arrêter sur la notion de « provocation » à commettre ces violences. Le jugement acte effectivement que les SLT sont à l’initiative et relayent des appels à la dégradation et la destruction de biens2. Ce faisant, la décision acte que ces provocations peuvent s’apparenter à des « revendications », des « justifications », des « légitimations » mais également à des « valorisations » et des « incitations implicites » à la commission de ces actes. Sur ce point, la décision du CE élargit le spectre de pratiques et propos qui pourraient être qualifiés de « provocations » à commettre des violences et donc les sanctions qui pourraient en découler. Ce qui est donc en jeu ici est une restriction de la liberté d’expression des associations.

L’argument de la proportionnalité pour garder la face politique ?

Mais après avoir reconnu l’existence de provocations à la violence contre des biens ayant entrainé des dégradations et destructions et alors même que ces deux éléments devraient selon toute logique aboutir à la dissolution des SLT, le CE fait intervenir un argument de proportionnalité entre la gravité de l’atteinte à la liberté d’association et les « effets réels » des provocations à la violence : « la dissolution du groupement ne peut être regardée (…) comme une mesure adaptée, nécessaire et proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d’être portés à l’ordre public ». Cet argument de proportionnalité est interprété par plusieurs observateurs comme une astuce juridique permettant de ne pas dissoudre les SLT, une mesure jugée trop couteuse politiquement tant le mouvement possède d’importants soutiens politiques, militants, scientifiques, etc. Une manière de valider l’interprétation du gouvernement tout en faisant droit à la requête des Soulèvements de la Terre.

C’est également au nom du premier paragraphe de l’article L.212-1 du code de la sécurité intérieure que le GALE, un groupe antifasciste lyonnais, a été dissous. Dans sa décision, le Conseil d’Etat leur reproche d’avoir justifié des violences envers des forces de l’ordre et des militants d’extrême-droite. Nous sommes donc dans le cadre de la provocation à des agissements violents contre les personnes, cette fois-ci. Mais contrairement à la décision rendue au profit des SLT, le Conseil d’Etat ne se positionne pas sur la proportionnalité de la mesure de dissolution au regard des effets réels des provocations. On ne peut que s’étonner qu’un argument aussi fort permettant d’annuler la dissolution des SLT ne soit même pas examiné dans le cas du GALE. Les effets dans le réel d’appels à la violence sont-ils dès lors des critères systématiquement pris en compte pour évaluer la légalité des dissolutions ? Le flou persiste ici.

Réseaux sociaux et islamophobie

Plus inquiétante encore est la validation de la dissolution de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) à qui le gouvernement reprochait, d’un côté, une provocation à la violence envers les forces de l’ordre (premier point de l’article L.212-1) et, de l’autre, la dénonciation d’une islamophobie diffuse au sein de la société et des institutions françaises et l’appel à des messages « antisémites » via un discours « antisioniste » (qui tombe, selon le MI, sous le coup du paragraphe 6 de l’article L.212-1 qui se réfère aux agissements ou théories qui contribuent à la haine, la discrimination et la violence). Si les provocations à la violence envers les forces de l’ordre sont rapidement écartées par le CE, l’association est dissoute au prétexte d’avoir tenté d’« imposer l’idée que les pouvoirs publics, la législation, les différentes institutions et autorités nationales ainsi que de nombreux partis politiques et médias seraient systématiquement hostiles aux croyants de religion musulmane et instrumentaliseraient l’antisémitisme pour nuire aux musulmans ». Par ailleurs, sur la forme, ce motif s’appuie uniquement sur des commentaires en ligne sur la page Facebook de l’association postés par des internautes inconnus. Ce qui est donc reproché à l’association, c’est d’avoir laissé ces commentaires en ligne sans les modérer. Ainsi, si des propos antisémites ont été effectivement énoncés sur les pages Facebook de l’association, celle-ci n’en est pas l’autrice. Ne pas les supprimer revient-il à les cautionner ? C’est l’interprétation du gouvernement et du CE.

La CRI est donc dissoute pour des messages sur les réseaux sociaux qu’elle n’a pas écrits elle-même et pour la dénonciation d’une islamophobie d’Etat et d’une instrumentalisation de l’antisémitisme. Cette décision vient conforter la jurisprudence concernant le CCIF, dissous fin 20203. Ce faisant, on voit se consolider une police administrative spécifique de la liberté d’expression pour les associations musulmanes : les mêmes termes tenus par d’autres ne suscitent manifestement pas les mêmes conséquences.

Le contrat d’engagement républicain face aux juges

Moins de trois semaines après ces décisions du CE, le 30 novembre, le tribunal administratif de Poitiers rendait son jugement dans le procès qui opposait le préfet de la Vienne à la Ville et la communauté urbaine de Poitiers. En cause, dans ce cas : l’opposition du préfet à deux subventions versées par ces institutions à l’association écologiste Alternatiba. Pour le préfet, les positions de l’association, notamment l’incitation à des pratiques de désobéissance civile, seraient contraires au Contrat d’engagement républicain (CER) dont la signature est désormais nécessaire pour obtenir toute subvention publique. Il s’agissait de l’un des tous premiers examens de l’application du CER, également instauré par la « loi séparatisme » de 2021 et largement décriée par le monde associatif.

Reprenons les faits : les 12 et le 13 septembre 2022 le préfet de la Vienne écrit à la mairie et la communauté urbaine de Poitiers pour dénoncer l’organisation par Alternatiba (aux côtés d’autres organisations écologistes comme Greenpeace ou Extinction Rébellion) d’un Village des alternatives qui proposait notamment des ateliers de formation à la désobéissance civile qui, selon lui, « inciteraient à un refus assumé et public de respecter les lois et règlements. ». Lors d’une émission de télévision quelques jours plus tard, il déclare : « ces subventions interrogent en termes de légalité dans la mesure où une collectivité locale financerait avec de l’argent public une incitation à commettre éventuellement des actes illégaux ».

Le 28 octobre 2022, le préfet saisit le Tribunal Administratif pour réclamer le retrait des subventions. Dans son mémoire adressé au TA, il reproche à la maire de Poitiers d’avoir subventionné une association qui enfreignait les engagements 1 et 5 du Contrat d’engagement républicain. L’engagement numéro 1 permet de sanctionner des associations qui « entreprennent ou incitent » à des « action(s) manifestement contraire à la loi, violente ou susceptible d’entraîner des troubles graves à l’ordre public. » L’engagement n° 5 de son côté prévoit de sanctionner les associations qui « provoque(nt) à la haine ou à la violence envers quiconque » et qui « cautionne(nt) de tels agissements. »

Une victoire qui inquiète ?

Les accusations d’appel à la haine ou la violence contre des personnes ou des groupes (engagement n°5) ont rapidement été écartées. Le litige se concentrait sur les potentiels « troubles graves à l’ordre public ». Le jugement du TA ne vient donc clarifier que l’unique application de l’engagement 1 du CER. Dans un premier temps, le TA ne soulève que des arguments de forme : le préfet ayant invoqué la participation d’Alternatiba aux événements de la manifestation de Sainte Soline le 25 mars 2023, cette demande ne peut être prise en compte car faisant référence à un événement qui s’est déroulé en dehors du laps de temps entre l’octroi de la subvention et la réalisation de l’action (pour rappel, vote de la subvention le 24 juin et réalisation du village des alternatives les 17 et 18 septembre 2022). Autre argument de forme : le TA précise que d’autres ateliers que celui de la formation à la désobéissance civile ont eu lieu au cours de ce village et qu’il n’est donc pas possible de dire que toute la subvention était orientée vers la formation à la désobéissance civile. Plus inquiétant, le TA reconnait que des propos tenus lors de cet atelier ont bien « revendiqué et encouragé des actions de désobéissance civile » mais qu’ils n’ont pas été tenus « par des dirigeants, salariés, membres ou bénévoles de l’association Alternatiba Poitiers ».

La vraie victoire juridique pour la désobéissance civile est que le TA rappelle qu’une association ne tombe sous le coup de l’article 1 du CER que si elle a « entrepris ou incité » à des actions non seulement « manifestement contraires à la loi », mais également « violentes ou susceptibles d’entraîner des troubles graves à l’ordre public ». Mais il faut encore une fois la relativiser. Tout d’abord, ce ne sont pas les actes de désobéissance civile qui sont ici en question mais une formation à la désobéissance civile. Il est donc question ici non pas « d’actions entreprises » mais « d’incitation à entreprendre » ces actions. La différence est de taille, car comment troubler gravement l’ordre public par un débat et une formation ? Ce qui est en revanche beaucoup plus facilement le cas lorsque les actions sont effectivement mises en place. En effet, par leur nature, les actions de désobéissance civile enfreignent les lois et tombent donc sous le coup de la première caractérisation mais elles entrainent souvent également de potentiels troubles à l’ordre public dans leur mise en place, ce qui n’était pas le cas du Village des alternatives. Cette décision en dit donc moins sur les actions de désobéissance civile que sur la diffusion de ces méthodes et leur préparation.

C’est peut-être le principal enseignement de ces décisions sur la dissolution et le CER : elles s’attaquent moins à la liberté de réunion et de manifestation (dont l’arsenal de mesures juridiques et administratives permet déjà aisément le contrôle et la sanction), qu’à la liberté d’expression elle-même, en venant délimiter les frontières du dicible en démocratie4. Sur un terrain aussi régressif pour les libertés associatives, difficile de considérer qu’il puisse y avoir la moindre « victoire ».

1 « Soulèvements de la Terre : “Il s’agit en fait d’une victoire à la Pyrrhus” », Mediapart, 09/11/2023, URL : https://www.mediapart.fr/journal/france/091123/soulevements-de-la-terre-il-s-agit-en-fait-d-une-victoire-la-pyrrhus

2 « Ce groupement (…) a ainsi incité à porter des dommages à certaines infrastructures telles que les “méga-bassines”, à mettre “hors d’état de nuire” des sites industriels jugés polluants, à arracher des plantations qualifiées d'”intensives” ou encore à détériorer des engins de chantier, alors qu’il ne pouvait ignorer que de tels appels à l’action étaient susceptibles de se traduire, et se sont traduits parfois, par des dégradations effectives. », Conseil d’État, décision n°476384, lecture du 9 novembre 2023, URL : https://www.conseil-etat.fr/fr/arianeweb/CE/decision/2023-11-09/476384

3 Observatoire des libertés associatives, Une nouvelle chasse aux sorcières. Enquête sur la répression des associations dans le cadre de la lutte contre l’islamisme, février 2022, URL : https://www.lacoalition.fr/Une-nouvelle-chasse-aux-sorcieres-contre-les-associations-l-enquete-de-l

4 « Actualité de la censure », Mouvements, n°112, 2022, URL : https://www.cairn.info/revue-mouvements-2022-4.htm