Baudouin Dupret et Jean-Noël Ferrié sont chercheurs au CNRS – UMR 5115 « Les Afriques dans le monde », Sciences Po Bordeaux.

Nous avons débuté notre vie professionnelle au son de cette antienne, il est probable que nous la terminerons dessus : le fantasme de l’islam, de l’islamisme et, par-delà, des musulmanes. La question n’a pas progressé d’un pouce et elle ne le fera pas tant que, du moins, on ne prendra pas la mesure définitive de sa fonctionnalité dans les reconfigurations de la scène publique et politique française.

L’espace public français semble se complaire dans le ressassement de débats « fondamentaux » à chaque fois qu’une crise survient. La mort de Nahel M. et ses conséquences ont provoqué la reprise du débat passionnel sur l’immigration et sur l’identité française, alors que d’autres questions pouvaient sembler plus accordées à la situation (la formation de la police, la pertinence de la loi Cazeneuve de 2017, etc.). Bien évidemment, le débat sur la loi « immigration » et, quasi simultanément, celui sur la nature du Hamas et sur la guerre conduite par Israël à Gaza ont engendrés des crispations, des accusations et des dénonciations. Ces débats n’étaient jamais éloignés du débat non moins passionnel sur l’islam, lequel permet, à son tour, de revenir au débat sur l’identité française (« notre laïcité » ) et de revivifier, par la bande, le débat sur la volonté populaire (le fameux « référendum sur l’immigration », immigration devenant une métonymie de « musulmane »). Depuis maintenant plusieurs décennies, l’islam est devenu bon à débattre en l’articulant à toute une série de problèmes que connaissent la société française et ses gouvernants. La guerre au Mali, la crise du système éducatif, la criminalité, la marginalisation des banlieues, les déficits sociaux, tout, d’une manière ou d’une autre, justifie de parler d’islam et autorise tout intervenant dans les débats publics à s’en faire le⸱la procureur⸱euse. C’est notamment le cas des politiques. Le propre de ces débats est qu’on y souligne les contrastes pour se démarquer de ses concurrents, en même temps qu’on reprend leurs thématiques pour ne pas se laisser concurrencer. Il en découle la seule radicalisation dont il faudrait s’inquiéter, la radicalisation de l’opinion publique.

Ce qui apparaît particulièrement, en effet, c’est à quel point, y compris lorsque des chercheur⸱euses et des « intellectuel⸱les » le relancent, ce débat s’avère impénétrable à toute attitude sainement analytique, laquelle implique en premier lieu une approche déflationniste. Le point de départ d’une telle approche est de considérer que l’islam, comme n’importe quelle religion, n’est pas une chose en soi. C’est un concept, un mot qui exprime quelque chose, des tas de choses en l’espèce, mais ce n’est pas une chose en soi. C’est une référence éventuellement, mais elle est aussi labile qu’il y a de protagonistes pour s’en saisir (positivement ou négativement) et de situations. Il n’est que de prendre l’exemple de la charia, vocable dont l’acception est tout à fait polarisée, entre « abstraction vertueuse » pour les un⸱es et incarnation d’une pensée moyenâgeuse pour les autres1. C’est en tant que concept que l’islam surgit dans notre vie, de manière dénotative ou connotative. Dénotativement, quand il s’agit d’observer et décrire la forme phénoménologique que peuvent prendre les traductions de ce concept. C’est l’attitude descriptive voire explicative de la démarche scientifique. Connotativement, quand il s’agit de lui attacher des qualités implicites, de lui imputer un halo de significations allusives. Il devient alors un mot-valise, un mot qui embarque du sens sans avoir à s’en expliquer. C’est ce qu’on observe souvent dans le débat médiatique et politique, de manière assez perverse quand les insinuations se font au nom de la science. La première erreur concernant l’islam est de croire qu’il implique des conduites rigides et immuables. Pas plus que les Grec⸱ques n’ont cru aveuglement à leurs mythes2, les musulman⸱es ne croient entièrement et en permanence à leurs croyances, parce que toute une partie de leur vie se passe en dehors d’elles. Lorsqu’on se promène dans les rues d’une grande ville française, on rencontre, certes des femmes voilées, mais combien rencontre-t-on de femmes non voilées partageant la même identification religieuse ? Pourquoi prendre en compte les unes et non les autres pour évoquer l’islam ?

On le sait depuis au moins Maxime Rodinson3, mais en réalité depuis Montesquieu et plus avant, l’islam est l’incarnation dans notre imaginaire de l’altérité à la fois proche et radicale, celle qui nous définit et qu’il faut combattre, notre complexe d’Œdipe transformé en syndrome de Lépante. Qu’on l’aime ou non – il faut reconnaître que son manichéisme peut être irritant –, L’Orientalisme d’Edward Saïd nous a parfaitement montré que le discours scientifique peut être idéologiquement motivé et informé4. Il n’en reste pas moins que, tendanciellement, pour pouvoir prétendre à son statut de scientifique, ce discours cherche à s’abstraire des jugements de valeur et à s’engager dans la description la plus ajustée à la réalité sociale. C’est en cela qu’il est dénotatif. Toute tentative visant à se revendiquer de l’autorité du discours scientifique pour atteindre des objectifs politiques n’est de ce fait qu’un dévoiement. Non pas parce que la science exclurait l’engagement militant, mais parce l’affirmation de cette autorité ne correspond pas aux modes scientifiques de validation et ne saurait dès lors être rabattue dessus. La pratique de ce dévoiement tend, malheureusement, à se banaliser, au détour de l’invocation de titres académiques (« chercheur⸱e », « professeur⸱e », « docteur⸱e ») ou de mots faisant référence au magister de la science (« enquête », « rapport », « étude », « chiffres » ou citations). Elle tend aussi à se banaliser dans la vie ordinaire et à définir une nouvelle et paradoxale manière d’être un « honnête homme » ou une « honnête femme ».

Cette attitude relève du pur scientisme, entreprise de morale5 consistant à affirmer un dogme sous le couvert de la science. Elle est partagée par tou⸱tes celleux pour qui l’affirmation d’une vérité l’emporte sur les modalités d’administration de sa preuve. Les sciences humaines et sociales ne sont pourtant pas le lieu d’imposition de dogmes, mais bien de production d’un langage cohérent de démonstrations documentées. Eric Livingston, un grand nom de l’approche ethnométhodologique, le montre parfaitement : le discours scientifique se veut adéquat à son objet, il n’est ni surdéterminé, comme la littérature enfantine, ni sous-déterminé, comme l’inspiration poétique6. Il se donne des règles qu’il respecte avec économie. Son vocabulaire est précis, les mots ne sont pas aisément interchangeables, les références sont citées pour ce qu’elles disent et non pour ce qu’on leur fait dire. Il n’a donc pas vocation à se muer en réquisitoire. C’est pourtant une tendance récurrente, dès lors qu’il est question d’islam, d’utiliser le couvert de l’enquête pour entreprendre une expédition punitive contre un objet fantasmé, de prétendre comprendre pour en réalité juger et rendre un verdict d’incompatibilité avec les principes de la République et de sa laïcité7.

L’ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler sur Le frérisme et ses réseaux8 le montre amplement. Ainsi que l’a souligné justement Margot Dazey9, il apparaît gangréné par une série de biais qui redécoupent la réalité comme on le fait d’un arbre pour en faire un bonzaï. Pourquoi, par exemple, l’autrice s’obstine-t-elle à décrire l’apprentissage des règles religieuses de l’islam comme un « endoctrinement » et non, comme on le fait habituellement en sociologie religieuse, une « socialisation »10 ? Le substrat social des deux processus est le même, ce qui peut donner corps à ses interprétations, mais les conséquences que l’on peut en tirer sont différentes : l’endoctrinement implique une intention toujours en éveil de la part d’un groupe de « maîtres⸱ses » alors que la socialisation n’est pas, pour une large part, un processus intentionnel, impliquant des acteur⸱rices de l’ombre ou des idéologues. Par ailleurs, nous savons tou⸱tes – nous avons tous été socialisé⸱es – les libertés que nous prenons avec les règles que nous sommes censé⸱es appliquer.

Dans le même ordre d’idées, on citera Renée Frégosi : « Dans l’islamisme, les textes de la religion musulmane sont sacralisés, la séparation des sexes et la haine des femmes et des homosexuels sont poussées à l’extrême, de même que les musulmans sont exhortés à se dissocier, à se “désavouer”, de leurs “chiens” d’ennemis, les Occidentaux, les “mécréants”, les “impies”, les Juifs, les chrétiens, les apostats ». Ici l’autrice affirme que « les textes de la religion musulmane sont sacralisés », mais existe-t-il des textes religieux qui ne soient pas sacrés ? En quoi cette tautologie décrit-elle l’islam ? Faut-il, de plus, croire l’autrice sur parole, lorsqu’elle parle de la « haine des femmes » ? Si on ne sait rien de l’islam, si nous n’avons pas de références à ces textes de « haine », doit-on croire Renée Frégosi sur parole ? Et, au-delà même de la citation de tel ou tel texte, croit-on que les exhortations écrites produisent systématiquement des pratiques ? L’inculcation du code de la route fait-elle automatiquement les conducteur⸱rices respectueux⸱euses des limitations de vitesse ? La rhétorique religieuse est, d’abord, une rhétorique liée aux circonstances. Au Caire, le vendredi, nous entendions les prêcheurs évoquer les flammes de l’enfer, lors du prône qui accompagne la prière. À la fin, les hommes sortaient de la mosquée et aucun bûcher n’était éclairé. Ils allaient à leurs affaires ordinaires, qui n’étaient nullement régies par le rappel des tourments de l’enfer. D’un point de vue phénoménologique, les textes et les envolées rhétoriques sont une performance en soi et non le mécanisme causal rigide d’une autre performance.

Prenons un dernier exemple tiré d’un éditorial de l’Observatoire du décolonialisme dû à un universitaire : « Sur les réseaux sociaux, les témoignages de sympathie envers Nahel Merzouk regorgent de références religieuses. On y trouve aussi la formule “Allah y rahmo”, ce qui signifie qu’Allah lui donne sa miséricorde, formule qui figurait notamment sur les banderoles de la marche de soutien ». Le discours est, ici, à la fois sous-déterminé et surdéterminé. Il est sous-déterminé parce que, pour l’auteur, la mention « Allah » suffit visiblement à évoquer tout ce qu’il ne développe pas, notamment la dangerosité potentielle d’appeler la miséricorde de Dieu sur un mort ; il est surdéterminé parce que son insertion dans le site susmentionné constitue une indication suffisante de lecture pour celui qui le consulte. Cela va de soi qu’évoquer Dieu à propos de la mort d’un homme est une forme de séparatisme… du moins pour l’Observatoire du décolonialisme. L’expérience anthropologique montre, au contraire, que c’est une attitude des plus répandues. On notera, pour terminer, que l’usage de l’implicite comme d’une évidence ne ressortit en rien de la pratique scientifique. C’est, en fait, tout son contraire.

Les sciences humaines et sociales n’ont que faire des êtres-en-soi, comme l’islam, l’islamisme, le halal ou le « frérisme » (s’inscrire dans l’organisation ou les modes de pensée d’action des Frères musulmans) ; elles s’intéressent seulement au faire-être, c’est-à-dire aux modalités de création, développement, transformation et éventuellement disparition des ontologies humaines et sociales. Il y va de leur survie ; elles perdraient toute capacité explicative si elles s’emparaient de l’essence de choses, laquelle essence est insaisissable, parce qu’inexistante. Wittgenstein nous a enseigné qu’à mal poser les questions, on en arrivait à des réponses absurdes.

Au titre des absurdités qui, de plus en plus souvent dans les débats, accompagnent ou suscitent la référence à l’islam, la vindicte actuelle à l’encontre du pluralisme et du relativisme. Au nom de la République, il faudrait lutter contre – autre entité fantasmée ! – le communautarisme et se méfier de la diversité. Au nom d’une version – erronée – des sciences humaines et sociales, il faudrait refuser de verser dans le relativisme. Le relativisme, au sens premier du terme, est pourtant inhérent aux sciences humaines et sociales : on ne peut s’intéresser à l’hindouisme dans un vide intersidéral, on ne peut le faire que relativement aux auteur⸱rices des textes sacrés et à leurs lecteur⸱rices, aux pratiques rituelles qui s’y rapportent, aux mouvements politiques qui, dans l’histoire, s’en revendiquent. Ce faisant, on acte que notre propre monde de références est relatif, le terme devant être entendu au pied de la lettre. Il se situe dans la perspective d’autres.

Les sciences sociales ont pour fonction de démonter analytiquement et rigoureusement, comme le disent Phil Hutchinson, Ruppert Read et Wes Sharrock, ce qu’elles se donnent pour objet, la religion le cas échéant11. En ce sens, la science ne peut être que déconstructiviste, elle ne peut faire autrement que de s’attaquer aux productions sociales, qui sont – c’est un truisme, mais il est bon de le rappeler – construites socialement, pour en dégager les éléments constitutifs et les modes d’assemblage. Ceci vaut, de manière symétrique, pour tous les systèmes de pensée, y compris le système scientifique lui-même12. De ce point de vue, wokisme et anti-wokisme, quelle que soit la signification de ce terme étrange, tombent sous le coup du même couperet. Comme tous les termes en isme : islamisme, républicanisme, laïcisme, frérisme et scientisme. Refuser l’instrumentalisation politicienne, c’est aussi refuser de prétexter de l’autorité de la science pour asséner des platitudes populistes, erronées qui plus est ; et refuser de servir d’alibi scientifique à des actions qui n’ont de sens que politique.

Le seul relativisme problématique – mais il n’est pas d’ordre scientifique – est celui qui assigne une valeur de vérité au relativisme lui-même : dire que toutes les vérités s’équivalent est une posture normative. Les sciences humaines et sociales n’ont pas plus vocation à affirmer la vérité d’un dogme que la vérité d’un méta-dogme. En revanche, elles ont vocation à décrire comment les vérités sont énoncées, comprises, contestées, utilisées, manipulées… Et sur la base de cette description, à chacun de se faire son opinion ! C’est le sens du principe de « non-overlapping magisteria » cher à Stephen Jay Gould13. Appliqué aux religions, il consiste à dire que les sciences n’ont pas pour fonction de les réfuter ou conforter, mais de décrire comment elles opèrent. Nous insistons bien sur le mot « décrire », qui n’est pas synonyme de « pourfendre ».

Du reste, l’islamophobie savante est un grand classique. Elle consiste à détester l’objet dont on a fait son gagne-pain intellectuel, social et matériel. Elle bafoue l’attitude scientifique tout en en faisant le ressort de légitimation de la posture qu’on se donne. En fin de parcours, elle est scientifiquement vide et politiquement insupportable. Elle prétend asseoir la connaissance de l’islam sur des fantasmes d’autant plus opérants qu’ils sont, aujourd’hui, en filigrane de toutes les ambitions législatives sur le séparatisme et l’immigration. Le scientisme dévoyé vient s’ajouter à la parole littéraire et politique pour faire miroiter les peurs millénaristes du grand remplacement civilisationnel. Toutes les confusions, tous les amalgames, toutes les erreurs de catégorie se déchaînent alors, que la nouvelle catégorie juridique de « terroriste » et, plus encore, les usages qui en sont faits viennent illustrer à merveille. Pourquoi, par exemple, un acte tel que celui qui a conduit au drame d’Annecy, perpétré au nom du dieu chrétien, n’est-il pas qualifié de terroriste, mais l’est présumé quand il est accompli au nom de celui des musulman⸱es ? Pourquoi, pendant plusieurs jours, au lendemain du 7 octobre, sur la plupart des émissions d’actualité et de débats fallait-il dire que le Hamas avait mené une opération « terroriste » pour être audible ? La réponse, ici, est simple : « terroriste » n’est pas une catégorie analytique ni une catégorie d’acteur, mais à la fois une déclaration d’indignité (pour qui est désigné) et une certification de dignité (pour qui désigne). Bien évidemment, chacun⸱e a le droit, comme personne morale, de l’utiliser ainsi que toute une batterie de termes ayant la même fonction. La question se pose, néanmoins, de la pertinence qu’il y a de le faire d’un point de vue analytique, dans la mesure où ses usages ne le sont pas.

Ceci dit l’islamophobie n’est pas que savante, loin de là, y compris lorsque les critiques de l’islam et de l’islamisme sont le fait de chercheur⸱euses. Beaucoup de collègues actif⸱ves dans les tribunes et les débats ne sont ni spécialistes du religieux ni de l’islam. Il n’est pas besoin de l’être pour avoir des opinions, mais est-ce également vrai lorsqu’on le fait en se présentant comme « professeur⸱e », « directeur⸱rice de recherche » ou « directeur⸱rice d’études » ? Travailler sur l’islam ou sur une religion quelconque implique, non seulement de passer du temps à des études générales, mais aussi du temps à connaître cette religion, et tout particulièrement dans sa vie sociale. Cela se produit dans la durée et exige des séjours plus ou moins longs dans le monde des autres. Comme pour l’anthropologie, qui en fait sa méthode par excellence, « l’observation participante » permet de comprendre qu’ailleurs, comme chez nous, les valeurs, les règles et tout l’attirail normatif qui accompagne la vie humaine s’inscrivent dans des activités pratiques relativisées par un contexte, bref qu’un⸱e musulman⸱e n’est pas en permanence « un⸱e musulman⸱e-en-action », comme un⸱e catholique n’est pas en permanence un⸱e « catholique-en-action ». Il y a quelque chose d’assez indélicat à s’arroger le droit de parler, en tant que « scientifique », de domaines que l’on n’a pas investigués, parce qu’il manque précisément cette expérience que l’on n’acquiert qu’en côtoyant les mondes et les phénomènes dont on parle. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’attitude religieuse et tout ce qui fait la vie morale d’une personne.

Tenir compte de l’expérience des autres, envisager leurs perspectives, déconstruire nos représentations qui font obstacle à ce positionnement épistémologique (et, à vrai dire, éthique), c’est là notre travail, et non la stigmatisation générique de l’altérité. Nathalie Heinich, pourfendeuse du wokisme, écrivait, dans une tribune au Monde, à propos des femmes portant le voile complet : « il suffit d’avoir un jour croisé dans la rue ces fantômes sordides pour comprendre que ce qui leur est ainsi dénié – par d’autres ou par elles-mêmes, peu importe – c’est l’appartenance à l’humanité ». Parler de « fantômes sordides », est-ce respecter l’humanité de l’autre, surtout lorsqu’on ajoute que l’expression s’applique également si ce sont ces femmes elles-mêmes qui le décident ? Dirait-on la même chose de religieuses qui se cloîtrent ou de religieuses qui portent l’habit, cornette comprise ? Sans doute y a-t-il des différences, mais il serait intéressant de les discuter, plutôt que de considérer les contraintes référées à l’islam comme incomparables. Plus loin dans le même texte, l’autrice assumait une position éthique illibérale, indiquant que l’interdiction du voile complet relève du « bien commun », indépendamment donc des préférences individuelles.

De fait, il n’y a pas plus conservatrice que la pensée « anti-wokiste », mais ce conservatisme n’en tolère aucun autre. On peut constater, à cet égard, que l’islam conservateur est tout particulièrement dénigré, alors que le conservatisme est une valeur revendiquée par un pan toujours plus large des forces politiques et de l’électorat. Autrement dit, le conservatisme n’est bon à penser que s’il n’est pas celui, désigné à l’occasion sous l’appellation de « frérisme », d’une frange des musulman⸱es. On remarquera que cette opposition à l’islam se conjugue avec toute la batterie des marqueurs du Rassemblement national. Ici, la sémiotique nous est utile, qui montre comment sont cochés tous les clichés lexicaux diffusés par le Front, puis Rassemblement national depuis les années 1990 : « submersion migratoire », « immigration incontrôlée », « immigration de masse », « décadence », abolition des « cours suprêmes », sortie de la Convention européenne des droits de l’homme, « État profond », lequel n’est pas sans évoquer la rhétorique trumpienne. Le récent débat sur la loi immigration l’a, une fois de plus, montré, en alourdissant la charge, puisqu’il s’agissait pour tou⸱tes ses partisan⸱es, y compris celleux qui se présentaient comme œuvrant pour une loi « équilibrée », de « protéger les Français ». Cette simple déclaration implique que l’immigration soit directement dangereuse pour les Français⸱es, ce qui revient à stigmatiser les migrant⸱es. Désormais, stigmatisation de l’islam, stigmatisation des migrant⸱es et stigmatisation des jeunes habitant⸱es des « quartiers » vont de pair, sous l’effet d’un halo sémantique qui établit des contiguïtés et suggère des causalités.

Voici un texte rassemblant, en une même chaîne causale, critique de la défense des migrant⸱es, focalisation sur les migrant⸱es maghrébin⸱es (entendre : « musulman⸱es »), clientélisation des « quartiers », abandon de la laïcité et essor de l’islamisme : « Par ailleurs, le PS participe à la mythification de la figure de l’immigré (essentiellement maghrébin), notamment à travers le mouvement SOS Racisme, créé en 1984 et manœuvré par des jeunes socialistes en lien avec l’Élysée. À la même époque, des intérêts de clientélisme local commencent à se structurer autour de ces populations d’origine étrangère dans les municipalités de gauche notamment (avant de se généraliser à partir des années 90 et de toucher tous les partis politiques). Enfin, une méconnaissance des questions internationales et un abandon de longue date du combat laïque de la part du plus grand nombre des responsables politiques participeront à la complaisance ou à l’inaction face au phénomène islamiste »14. L’autrice entend expliquer, dans l’article dont ce paragraphe est extrait, comment la gauche socialiste serait devenue « propalestinienne » au détriment du soutien à Israël, qui l’avait longtemps caractérisée et qu’elle aurait préféré lui voir conserver.

La mise en cohérence superficielle de toutes les choses détestées est l’un des traits du complotisme. Le problème, c’est que le démontage de l’absurdité d’un « baratin », qu’il s’agisse du discours climatosceptique, de la conspiration frériste ou de l’extrait qui précède, « se révèle bien plus coûteux en temps et en énergie que de le produire ». Le discours complotiste fonctionne à l’image du sophisme du chaudron cher à Freud : accusé d’avoir rendu un chaudron troué à son propriétaire, un homme dément le lui avoir emprunté, argue qu’il était de toute façon déjà troué, et soutient qu’il l’a rendu intact. Chacune des objections prise séparément pourrait être bonne pour elle-même. Mises ensemble, elles s’excluent mutuellement. Mais comme il ne s’agit pas de faire œuvre de logique, mais bien de politique ou, encore plus simplement, d’affirmer une croyance (« je n’aime pas l’islam », par exemple), les arguments peuvent fonctionner de pair et énoncer de façon performative une chimère, dont le réalisme importe peu mais la fonction stigmatisante beaucoup, à l’instar de ce colloque où l’on a pu entendre que « le déconstructionnisme woke issu de la French Theory convient très bien au projet hégémonique suprémaciste de société islamique du frérisme international ». Imagine-t-on un instant la rigidité d’une doctrine religieuse à l’aise avec le déconstructionnisme de la French Theory ? Le « frérisme » est-il une doctrine raciale pour être dit suprémaciste ? L’énonciation de telles coquecigrues laisse pantois. Le fait est qu’elles ne visent pas l’éclaircissement mais le positionnement. Elles disent ce que l’auteur⸱rice pense, ni plus ni moins –, pas ce qui est.

D’aucun⸱es considèrent que la pensée anti-wokisme a une portée universelle qui transcende le clivage droite-gauche et justifie dès lors d’être formulée à toutes les extrémités du spectre politique. Nous en appelons pour notre part à un esprit critique et analytique qui ne soit pas assigné à la gauche ou à la droite, ce qui suppose la réflexivité et donc nécessairement l’étude des modes de production, c’est-à-dire de construction et de déconstruction, des objets d’étude. L’islam, de France, de Navarre et d’ailleurs, est un de ces objets. Son étude sérieuse n’a que faire des fantasmes, baudruches et autres prurits inflammatoires, a fortiori quand ils prennent une tournure complotiste. Le complotisme est la négation de la démarche scientifique, fût-elle de sciences sociales. L’anti-wokisme est bien une forme de complotisme s’il ne prend pour critère qu’une détestation idéologique, s’il ne procède que par amalgames, s’attribue le monopole de la vérité et refuse le désaccord scientifique. Il suffit d’aller voir du côté de la littérature scientiste, complotiste et anti-pluraliste pour s’en convaincre. Et l’islamophobie ? Pourquoi la nier a priori et non pas réclamer que son invocation soit documentée et soumise à évaluation critique ? L’évaluation par les pairs et le critère de la falsifiabilité feront leur travail.

En fait, ce qui est débattu n’est pas l’islam comme phénomène et comme objet d’investigation, mais l’islam comme repoussoir et critère de démarcation de l’appartenance à une communauté politique. On peut, bien sûr, vouloir débattre de ce qui fait que nous formons ou pas un « nous » et quelle est la nature de ce nous. Le problème est que notre manière d’en débattre contourne une fois de plus la factualité pour s’opposer sur des essences et des chimères, un peu comme si exprimer ce que l’on est était plus important que savoir ce que l’on fait. Cet aveuglement est la marque actuelle de la plupart des débats français, sur l’islam mais pas seulement. Il constitue une bien regrettable dérive.

1 Baudouin Dupret, La Charia. Des sources à la pratique, un concept pluriel, La Découverte, 2014.

2 Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes, Seuil, 1983.

3 La fascination de l’islam. Suivi de Le seigneur bourguignon et l’esclave sarrasin, La Découverte, 2003.

4  L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1980.

5 Howard S. Becker, Outsiders: Études de sociologie de la déviance, Éditions Métailié, 1985.

6 An Anthropology of Reading, Indiana University Press, 1995.

7 Mohammed-Hocine Benkheira, « Note de lecture », Ethnologie française, vol. 47, no. 4, 2017, p. 717-724.

8 Le frérisme et ses réseaux. L’enquête, Odile Jacob, 2023.

9 Margot Dazey, « Enquêter sur des mouvements islamistes. Enjeux conceptuels, méthodologiques et épistémologiques d’une approche centrée sur l’idéologie. Discussion critique autour de l’ouvrage de Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux, l’enquête, Paris, Odile Jacob, 2023 », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 155(1), 2024.

10 Ibid.

11 There is No Such Thing as a Social Science: In Defence of Peter Winch (1st ed.). Routledge, 2008.

12 Voir par exemple les travaux de Bruno Latour, à commencer par le classique La Vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, La Découverte, 1988.

13 Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil, 2000.

14 Renée Frégosi, « La dérive pro-palestinienne de la gauche socialiste », Commentaire44(4), 2021.