Entretien avec Willène Pilate et Axelle Playoust.

Willène Pilate est une militante féministe égalitariste intersectionnelle, organisatrice de la Veggie Pride. Elle a été candidate pour le Parti animaliste aux élections législatives de 2017 dans la 1e circonscription de Seine Saint-Denis (93). Son père travaille comme boucher.

Axelle Playoust est une militante féministe et antispéciste, actuellement en maîtrise de sociologie et études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle s’intéresse à la théorisation des relations d’élevage dans une perspective féministe matérialiste.

L’antispécisme apparaît souvent comme le grand oublié de la convergence des luttes. Quand elles existent, les tentatives pour construire un dialogue avec d’autres luttes restent fragiles. La soirée de conférence-débat « Pour une convergence des luttes n°2 », organisée le 23 mai 2016 par la pâtisserie engagée Vegan Folie’s dans une salle prêtée par la mairie du 2e arrondissement de Paris, avait ainsi donné lieu à de vives altercations entre « féministes » et « antispécistes » autour de la publicité de PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) montrant Pamela Anderson en bikini, les différentes parties de son corps délimitées en pointillé et étiquetées comme des pièces de boucherie (épaule, poitrine, côtes…), avec le slogan « Tous les animaux sont constitués des mêmes parties ».

Pourtant, l’antispécisme se réclame des principes qui sont au fondement même de la gauche : le pouvoir de fait n’est pas un pouvoir de droit ; une injustice faite à l’un·e est une injustice faite à tou·te·s ; la lutte politique porte sur les effets de structure ; le statu quo est intolérable, sa radicale remise en cause est urgente.

 

Mouvements : Comment s’envisage la question de la convergence des luttes du point de vue de la lutte antispéciste ?

Axelle Playoust : Il me semble en particulier qu’il y a beaucoup de ponts à faire avec le féminisme matérialiste. La revue Nouvelles Questions Féministes a d’ailleurs publié en 2015 un article de Jonathan Fernandez, « Spécisme, Sexisme et Racisme. Idéologie Naturaliste et Mécanismes discriminatoires », le premier article traitant de l’antispécisme dans cette revue, qui tente de montrer que les idéologies sexistes, racistes et spécistes sont structurellement proches. Les concepts d’appropriation et de sexage forgés par Colette Guillaumin, ses réflexions autour du corps et celles de Christine Delphy sur l’exploitation, les grands apports épistémologiques de Nicole-Claude Mathieu peuvent être utilisés par les antispécistes pour penser les relations d’élevage et l’antispécisme en général. L’idée de partir des féministes matérialistes pour penser la situation des animaux n’est pas si nouvelle : dès 1994, notamment dans le texte « De l’appropriation… à l’idée de Nature », Yves Bonnardel montrait que la pensée de Colette Guillaumin est un outil intéressant pour théoriser le spécisme.

M : Les féministes matérialistes considèrent le patriarcat avant tout comme une entreprise d’extorsion du travail domestique (du travail dit « de reproduction »), d’où leur « matérialisme » et la compatibilité de leurs analyses avec les principes du marxisme. Le spécisme est-il donc selon vous essentiellement une opération de vol du travail animal ?

A. P. : Il me semble que ce qu’a fait Delphy en réalité est de procéder à une distinction entre patriarcat et capitalisme. Ce qu’on entendait à son époque dans les milieux de gauche, c’est que le patriarcat était avant tout une forme de discrimination idéologique, et qu’une fois qu’on aurait aboli le capitalisme, il n’existerait plus ou en tous cas serait affaibli… donc il fallait avant tout lutter contre le capitalisme, la cause féministe étant une cause secondaire. Delphy démontre au contraire que le patriarcat est un système théoriquement indépendant du capitalisme, qu’il faut donc combattre le patriarcat en lui-même et que cette lutte a au moins autant d’importance politique que l’anticapitalisme. Je pense que c’est un peu la même chose qu’on doit faire avec la lutte antispéciste : le système spéciste est un système d’exploitation qui crée des rapports de pouvoir spécifiques à la catégorie des animaux, et qui ne sont pas juste attribuables aux abus du capitalisme, par exemple. Je pense que si l’on veut créer des alliances avec les autres mouvements de gauche, il faut avant tout qu’on réussisse à penser le spécisme comme un système spécifique, autonome vis-à-vis des oppressions capitalistes, sexistes, etc, mais impliquant comme eux l’ensemble de la réalité sociale.

Willène Pilate : Je pense aussi que l’antispécisme doit être une lutte autonome. On peut remarquer malgré tout que plus l’antispécisme a été théorisé comme un objet propre, plus il a été investi par les hommes. Avant, il s’agissait surtout de défense des animaux – défense de certains animaux et pas d’autres – à la Brigitte Bardot, combat surtout mené par des femmes. Le basculement a eu lieu au cours des années 1970, avec notamment la publication du livre de Peter Singer, La Libération Animale. La parole antispéciste est aujourd’hui très majoritairement portée par des hommes, c’est dommage.

A. P. : D’autant plus qu’il y a dans le mouvement une surreprésentation des femmes, qui constituent 70-80 % des militant·e·s. On trouve aussi une surreprésentation des végétarien·ne·s au sein des mouvements féministes, mais ce végétarisme est rarement explicitement théorisé de façon antispéciste, investi d’un sens politique au-delà des simples préférences alimentaire de chacun·e. Il y a un lien historique puissant entre l’antispécisme et les autres mouvements de lutte du fait de leur émergence dans les années 1970, cette période super productive au niveau politique, avec le mouvement pour les droits civiques, le féminisme de la deuxième vague… Il y a par contre une spécificité du mouvement antispéciste dans la mesure où ce n’est pas le peuple opprimé qui se rebelle, qui sort dans la rue revendiquer ses droits et la reconnaissance sociale de sa communauté. Cela serait sûrement plus simple si les animaux d’élevage développaient une conscience de classe et se mettaient à organiser des grèves de la faim. Mais dans l’antispécisme, il se trouve que c’est le groupe dominant qui théorise la domination pour les groupes dominés, qui lutte pour lui, ou plutôt avec lui. Je ne sais pas à quel point cela créé une scission avec les autres mouvements, mais c’est un aspect que la gauche spéciste nous oppose assez souvent et auquel on ne sait pas toujours répondre, et même qu’on ne prend pas suffisamment au sérieux.

C’est vrai qu’une certaine partie du mouvement végane ne remet pas en question son sexisme, son racisme et son colonialisme. Il peut d’ailleurs être politiquement utile de faire la distinction entre antispécisme et véganisme. L’antispécisme est une lutte politique comparables aux luttes féministes ou antiracistes, on considère que les animaux ont des droits, que leur vie leur importe, et donc qu’elles et ils ne doivent pas être tué·e·s pour être consommé·e·s. C’est une réflexion vraiment de gauche qui lutte contre le système de l’exploitation animale. Le véganisme est plus un mode de vie, une façon de consommer, un truc individuel, on ne va pas forcément aller voir au niveau des institutions, de l’ordre social. Le véganisme tel que je le décris peut se vivre seul ou en clan ghettoisé, en tout cas sans projet politique en terme de justice et d’égalité. On peut être végane sans être antispéciste, en rester au simple lifestyle, au style de vie. Beaucoup de véganes n’ont jamais entendu parler de spécisme, ne se sont jamais intéressé-e-s aux luttes antisexistes ou antiracistes… voire instrumentalisent ou dénigrent carrément ces luttes. Cela pose de vrais problèmes d’alliance avec les autres mouvements sociaux. Tant qu’on sera assimilé-e-s à des gens qui se tournent juste vers des produits véganes qui souvent correspondent à un marché de niche problématique et privilégié, les mouvements de gauche ne prendront pas au sérieux nos revendications et refuseront d’établir des alliances. Cette méprise est un frein très important à la diffusion de nos revendications à gauche. Les Cahiers Antispécistes, qui est une revue qui existe depuis au moins 20 ans, est par exemple complètement inconnue de la gauche au-delà des milieux antispécistes, alors qu’ils publient plein de textes théoriquement solides et qui font régulièrement le lien avec les autres luttes.

M : Y a-t-il selon vous une affinité particulière entre l’antispécisme et la lutte écologiste ? Au-delà des activités de prédation humaine, la pollution des cours d’eaux, la destruction des forêts primaires, etc, sont parmi les principaux facteurs de surmortalité animale et d’extinction de la biodiversité. Donc est-ce que la défense des droits des animaux peut se faire sans un tournant écologiste radical?

A. P.  : La question du lien entre écologisme et antispécisme est vraiment polémique. De plus en plus de personnes du mouvement antispéciste prennent conscience de la souffrance des animaux sauvages, y compris à travers la prédation, les maladies, la famine, etc, et contestent toute vénération envers ce que l’on appelle la « Nature » et l’idée selon laquelle il faudrait juste laisser les animaux se débrouiller d’une façon qui serait automatiquement harmonieuse, équilibrée, avec les proies d’un côté et les prédateurs de l’autre, chacun à sa place. Ce que dénoncent les antispécistes, c’est cette conception qui reste ancrée dans une opposition nature/culture. Les catégories proie/prédateur, notamment, sont pour les antispécistes qu’on pourrait appeler « matérialistes » (la tendance plutôt privilégiée par les Cahiers Antispécistes) le produit de rapports sociaux, au sens où elles ne sont pas immuables et peuvent être remises en question, comme c’est le cas pour les catégories « homme » et « femme » en tant que produits du patriarcat. Donc considérer que la relation proie-prédateur en milieu naturel serait une relation à respecter, et plus généralement considérer le domaine de la « nature » comme intouchable est une façon de perpétuer l’oppression animale, ou de ne pas la remettre radicalement en cause. Il y a bien des processus de régulation dans la nature que l’on peut qualifier d’écosystèmes, mais rien n’oblige à les respecter en soi parce qu’ils sont naturels ; c’est un sophisme qui fait des dégâts incroyables. Par ailleurs, ce qui dérive souvent de ce discours est que l’être humain est une erreur de la nature, qu’il est opposé à la nature, que l’espèce humaine ferait mieux de s’éteindre… Surtout, l’idée qu’il existe des hiérarchies naturelles, par exemple entre prédateur et proie, est très utile pour justifier les oppressions qui se passent dans le monde dit de la culture, le monde humain. Donc en plus du risque de légitimer l’oppression subie par les animaux d’élevage, le sentiment de respect de l’ordre naturel est dangereux : on peut inclure ce que l’on veut dans la notion de « nature » pour valider les idées que l’on souhaite, y compris les plus réactionnaires. La « nature » est en fait une construction sociale et idéologique : ce qu’on appelle Nature, il faudrait plutôt l’appeler réalité, il s’agit du monde matériel qui nous entoure, mais qu’il n’y a aucune raison de considérer comme intouchable ou sacré.

M : Il s’agit donc de libérer les animaux malgré eux ?

W. P. : C’est vrai que c’est une vision que l’on peut qualifier de colonialiste : les animaux ne savent pas ce qu’ils font et ils s’oppriment entre elles et eux, on va intervenir pour les aider parce qu’on sait mieux qu’eux comment faire leur bonheur. C’est pour cela que jusqu’à récemment, au sein de l’équipe de la Veggie Pride on était tou·te·s d’accord qu’il ne fallait pas toucher aux animaux dans la nature. Mais le cœur du problème est la question morale : est-ce moral de laisser un lion dévorer une gazelle parce que c’est sa nature, ou qu’il a besoin de manger ? D’une part il va en tuer des dizaines pour ne maintenir que sa seule existence, alors que les gazelles ont tout autant le droit de vivre. D’autre part il y a une hypocrisie, car on empêche le lion de s’attaquer aux humains. Quoi qu’il en soit, on idéalise le comportement animal avec l’idée que la nature ne prendrait que ce dont elle a besoin, mais les comportements animaux sont parfois horribles, beaucoup d’animaux tuent par plaisir ou par jeu.

A. P. : Inversement, beaucoup de communautés humaines ne pourraient pas survivre sans produits d’origine animale, ce qui chamboule la perspective habituelle où l’on a d’un côté les animaux sauvages qui tuent par nécessité et de l’autre les humains qui tuent par pure méchanceté. Cela brouille les frontières traditionnelles de l’agentivité morale : d’un côté les humain·e·s qui seraient intégralement responsables de leurs actes, de l’autre les animaux irresponsables et contrôlés par leurs instincts. Certain·e·s antispécistes, comme David Olivier, dénoncent ainsi le travers qui consiste à systématiquement « innocenter » les prédateurs sauvages et à incriminer de façon très violente les individus humains.

Quant à intervenir dans la « nature », vu notre impact sur le monde naturel il me semble que l’on intervient de toute façon, donc la question est plus de savoir comment on le fait. Presque personne ne conteste qu’il est raisonnable d’intervenir comme on le fait parfois pour limiter des cas extrêmes et isolés de souffrance animale évidente et facile à résoudre, par contre on n’a absolument pas les moyens aujourd’hui de faire cesser la prédation animale sans risque de causer plus de tort qu’on en éliminerait. Ce qui est important, et c’est même le minimum, c’est de reconnaître que les proies sont dans une position problématique : même si l’on ne peut rien faire aujourd’hui, cela ne veut pas dire que ce que ces individus vivent est justifié et qu’il ne faut pas chercher des pistes de solutions pour pouvoir demain résoudre ce problème moral et politique.

Je conçois les rapports « naturels » d’emblée comme des rapports sociaux, c’est-à-dire comme le résultat de dispositifs et de conjonctures pratiques (historiques, politiques) et non de propriétés inhérentes aux individus, qui les détermineraient tout entier et notamment leur place et statut dans l’ordre du monde. La catégorie « animalité » d’ailleurs, en tant que catégorie politique créée par des systèmes d’exploitation, ne s’applique pas uniquement aux animaux, c’est une catégorie transversale à toutes les catégories marginalisées : les femmes, les personnes racisées vont être animalisées. Pour un grand nombre d’individus humains et animaux, la marginalisation et l’exploitation repose en plus ou moins grande partie sur une reconduction de la dichotomie humain/animal. Le spécisme, comme construction d’une altérité qui légitime un traitement différencié, est un instrument très efficace pour marginaliser les minorités humaines. Ce que ne comprend pas la gauche, c’est qu’on aura beau lutter contre le racisme et le sexisme, tant qu’on aura pas remis en question cette dichotomie fondamentale humanité/animalité, il y aura toujours des ressorts matériels et idéologiques spécistes pour alimenter les systèmes d’oppression. Montrer que l’exploitation spéciste ne concerne pas uniquement les cochons, les poulets, etc, mais tous les groupes marginalisés, me semble d’ailleurs un excellent point de départ pour introduire la gauche à la lutte antispéciste.

M : L’animalité est donc universellement partagée, tandis que l’humanité ne désigne qu’un groupe d’individus particulier…

A. P.  : On retrouve régulièrement dans les écrits et les luttes progressistes le discours fédérateur de la commune appartenance à l’espèce humaine. « Tou·te·s humain·e·s » est vraiment la phrase clé qui va fédérer toute la gauche, qui paraît vraiment universelle, on a l’impression qu’elle englobe tout le monde. Mais pour nous, l’humanité n’est qu’une partie de tous les êtres à prendre en compte moralement. « Tou·te·s humain·e·s » est en réalité aussi, et peut-être essentiellement, une façon de dire « nous ne sommes pas des animaux », ou « de la viande » – on entend souvent les femmes dénoncer le fait qu’on les traite comme telles. On peut se demander pourquoi il y a une volonté de distanciation par rapport aux animaux, pourquoi on ne veut pas être traité « comme du bétail ». L’humanisme, le fait de valoriser la dignité humaine, est un chauvinisme qui ne dit pas son nom. C’est finalement un chauvinisme d’espèce dont se réclament les individus qui proclament cette dignité. De la même façon que Nicole-Claude Mathieu a décrit l’androcentrisme des sciences sociales, qui produisaient et continuent encore de produire des analyses centrées sur le point de vue masculin (de la science par et pour les hommes), on constate un très fort anthropocentrisme dans les sciences sociales et dans les luttes progressistes, anthropocentrisme qui n’a pas conscience de lui-même et qui produit des théories, des savoirs, des luttes qui ne concernent que les individus appartenant à l’espèce humaine. Marx (dans L’idéologie allemande) peut ainsi typiquement décrire la « société communiste » comme une société qui « permet de faire aujourd’hui ceci, demain cela, de chasser le matin, d’aller à la pêche l’après-midi, de faire l’élevage le soir ». Tuer des animaux à longueur de journée est ainsi le signe d’une humanité pleinement épanouie.

Il est compréhensible que les humains marginalisés, qui ont toujours été animalisés, veuillent se distancier de l’animalité. C’est une stratégie de résistance, de survie parfois, de réclamer qu’on appartient à l’espèce humaine, parce qu’on est dans un système spéciste. Donc parfois, la solution la plus efficace c’est de se distancier de l’animalité, de refuser d’être associé·e·s à des animaux. Mais ce n’est pas lutter contre le processus d’animalisation lui-même. C’est dire qu’on ne veut pas être animalisé·e, mais qu’il existe d’autres populations légitimement animalisables, à savoir les animaux. Ce que je revendique pour la gauche, c’est que plutôt que de se désolidariser des animaux, qui sont les premières victimes de l’animalisation, elle envisage des luttes en termes de solidarité animale. Non plus refuser le processus d’animalisation seulement quand il touche des humain·e·s, mais reconnaître que c’est le processus lui-même qui pose problème, peu importe l’individu concerné.

W. P. : La solidarité entre êtres humains s’est construite sur la ligne de démarcation tracée entre humain·e·s et animaux. Pour sortir de cela, il faut remettre la moralité au centre, ce qui veut dire aussi sortir du capitalisme, qui est immoral par nature. Le capitalisme sert donc le spécisme. Il faut sortir du mode de pensée capitaliste pour se rendre compte de la solidarité qu’on peut avoir avec les animaux.

Photo : Jo-Anne McArthur – We Animals – www.weanimals.org

 

M : Comme le mariage, ou la mention du sexe sur la carte d’identité, le concept d’humanité fait donc partie de ces artefacts sociaux dont on peut se demander s’il vaut mieux les conserver, en les aménageant pour les étendre aux catégories qui en étaient précédemment exclues, ou bien s’en débarrasser complètement. Quel statut accorder aux animaux pour en finir avec l’oppression animale, autrement dit, quelle est la véritable nature de cette oppression ?

W. P. : L’oppression que subissent les animaux, c’est la négation de leur individualité, et en particulier de leur souffrance. La plupart des gens s’imaginent que les animaux ne sont là pour que pour nous servir, pour nous nourrir. C’est une idée fondatrice de la pensée spéciste de croire que les animaux n’ont pas d’existence propre, et c’est l’un des arguments qu’on nous oppose le plus souvent, de dire que si on n’exploitait pas les animaux, ils disparaîtraient. Cela rappelle l’idée selon laquelle les patron·ne·s donnent du travail aux salarié·e·s, qui sinon mourraient sûrement de faim.

On peut souligner aussi qu’il y a une grosse différence entre l’égalité et la libération de l’exploitation. Dans Zoopolis, Will Kymlicka et Sue Donaldson proposent une société où il y aurait différentes catégories d’animaux : les animaux sauvages qui s’autogouvernent, les animaux d’exploitation, qui ne sont plus à l’état sauvage mais qu’on n’exploiterait et qu’on ne tuerait plus tout en conservant une relation avec, et les animaux domestiques qui vivent avec nous. Je pense que c’est important d’avoir un vrai projet de société avec les animaux, pour vivre avec eux sans les exploiter. Mais pour le moment, les gens ne conçoivent même pas à quoi pourrait ressembler une relation de respect mutuel avec une vache, par exemple. Simplement suggérer que cela soit possible apparaît comme une atteinte à la dignité humaine, alors qu’il s’agit en fait de remettre en cause les privilèges d’espèce des humains.

A. P.  : Il y a une négation quasi-absolue de la subjectivité animale, de la conscience animale, du fait que ce sont des individus qui ont un rapport au monde et qui accordent de l’importance à ce qui leur arrive. C’est vraiment incroyable la puissance avec laquelle c’est balayé d’un revers de la main. Cette négation de l’individualité animale s’exprime par une massification, par la façon dont on envisage les animaux en termes d’espèce, très peu en tant qu’individus particuliers. On va dire « les vaches » ou « la vache », elles vont toutes s’appeler Marguerite et avoir trois taches noires sur le dos. C’est parfois comme une espèce de lapsus, comme quand on dit « les espèces se déplacent lors de la migration », au lieu de dire que c’est plein d’individus qui se déplacent et qui migrent. Cela traduit bien comment on envisage les animaux comme des grosses catégories, comme des entités massifiées sur lesquelles on peut faire plein de choses.

Ce que la lecture de Colette Guillaumin m’a appris, mais ce que dit aussi le marxisme, c’est qu’il y a d’abord une relation d’oppression, que Guillaumin appelle « appropriation », et ensuite une idéologie qui est produite pour légitimer ce rapport oppression. Donc il y a deux niveaux du spécisme : d’abord, la relation sociale, qui est une appropriation totale à travers l’institution de l’élevage, et ensuite, à partir de ce rapport social hyper violent, hyper écrasant pour les animaux, il y a une idéologie qui correspond à ce niveau d’appropriation extrême, qui est celle de leur « infériorité naturelle » et de la négation totale de leur individualité. Le fait de changer son rapport aux animaux, de ne plus les manger par exemple, change aussi la façon dont on les perçoit. J’ai beaucoup plus de facilité à considérer les animaux comme des individus qu’il y a cinq ans, quand je mangeais de la viande et que cela me convenait tout à fait de considérer les animaux en termes d’espèce, de ressources, de machines sur pattes.

L’une des spécificités du système spéciste tient au fait que les animaux sont appropriés à un degré extrême : leur chair, leurs poils, leur peau, les produits de leur corps, leurs enfants, mais aussi leur temps, leur vie… Les éleveurs peuvent acheter des embryons d’animaux comme au supermarché grâce au profilage génétique, comme le vante l’une des entreprises sur le marché : « Vous pouvez contrôler la qualité de vos femelles avant même qu’elles ne commencent à produire ». Il n’y a pas vraiment d’équivalent de cette appropriation extrême en ce qui concerne les populations humaines, dans la mesure où les marges de manœuvre des individus animaux opprimés sont quasiment inexistantes : les cochons dans les élevages n’ont aucune chance de s’en sortir, aucune chance de s’échapper, et s’ils y arrivent, ils se font rattraper immédiatement ou alors abattre. La résistance animale est tout de suite très fortement réprimée, les animaux d’élevage n’ont pas leur place hors du système qui les exploite. Si on compare la quantité d’animaux concernés par le spécisme à la quantité infime d’animaux qui arrivent à y résister, cela donne la mesure du caractère coercitif extrême du système spéciste .

W. P. : C’est la même chose pour les animaux qui s’enfuient des zoos et qui sont abattus tout à fait cruellement dans la rue. Les journalistes présentent cela d’un point de vue très humain, par exemple en disant « il n’y a eu aucun blessé » alors qu’un animal a été tué. Donc la négation de l’individualité s’étend aux zoos, aux laboratoires… mais peut-être que l’individualité animale est moins niée, la personnalité de chaque animal davantage reconnue, quand il s’agit animaux domestiques.

A. P. : La majorité des animaux domestiques viennent d’élevages, mais c’est vrai qu’on ne peut pas réduire toutes les relations entre humains et animaux à des relations d’élevage. Le champ de nos relations avec les autres animaux est si vaste qu’un seul type de relation ne suffit évidemment pas à le décrire. Par ailleurs, c’est intéressant de remarquer que certains individus d’une même espèce sont pris dans des rapports différents, par exemple les lapins : il y a des lapins qu’on mange, des lapins de compagnie, de laboratoire, des lapins sauvages qu’on chasse… donc le type de rapport dans lequel l’animal est pris ne dépend pas forcément de son espèce.

M : De nombreux auteur-trice-s antispécistes se réfèrent au concept de « sentience » pour légitimer théoriquement l’attribution d’une individualité aux animaux. Ce terme désigne de façon ambiguë à la fois la capacité d’un individu à éprouver des sensations et la conscience de son environnement qui en résulte. Le concept de sentience vous semble t-il approprié, utile ?

W. P. : C’est vrai qu’on entend souvent les gens dire qu’une plante qui se referme sur une mouche réagit aussi à son environnement, donc que la sentience n’est pas un concept opératoire. Mais d’abord, pour qu’il y ait sentience, il faut qu’il y ait un système nerveux. Mais au-delà de ce donné biologique, être sentient c’est aussi être capables de ressentir du plaisir, par exemple. Le plaisir est quelque chose que les animaux ressentent, qu’elles et ils vivent mais que les gens se disent rarement. On parle beaucoup de souffrance pour les animaux, mais rarement d’autres capacités à ressentir le monde, qui mènent à d’autres comportements. Donc je trouve le terme de sentience vraiment utile, mais les gens le connaissent très peu. Moi, je dis plutôt qu’ils sont capables de ressentir du plaisir, de la peine, etc, mais il faudrait démocratiser ce terme, comme celui de spécisme.

A. P. : Le critère de la sentience est fondamental pour l’antispécisme en tant que critère pour déterminer qui l’on peut légitimement considérer comme un patient moral. Si nous, en tant qu’êtres humains, on a le droit d’être pris en considération socialement, de voir nos intérêts pris en compte par la société, ce n’est pas parce qu’on fait partie de l’espèce humaine, ou du moins tel ne devrait pas être le critère, mais parce qu’on est des êtres sensibles, sentients, capables de ressentir du plaisir et de la douleur, avec des intérêts à défendre. Ces caractéristiques ne concernent pas seulement l’espèce humaine.

La limite de la sentience, même si c’est un terme à la fois moral et scientifique, est une question d’observation empirique : ça fait seulement quelques décennies qu’on sait que les poissons souffrent, par exemple, et comme ils constituent plus de 95 % des animaux élevés pour leur chair, cela ne nous arrange vraiment pas comme découverte, mais on ne peut pas nier la réalité. Donc si la science montre que certains individus sont sentients, c’est-à-dire capables d’expériences à la fois positives et négatives, recherchant les unes et fuyant les autres, comme nous en fait, il faut se rendre à l’évidence au lieu de la nier. Ce n’est pas parce que cela deviendrait super compliqué de vivre et de gérer cette situation qu’on devrait laisser de côté la réflexion, au contraire, c’est un immense défi d’aménager les intérêts de tous les individus sentients. Je suis vraiment admirative de l’association PEA (Pour l’Egalité Animale) qui a lancé en mars dernier une campagne pour la considération morale des individus aquatiques, qui représentent des milliers de milliards d’individus qui vivent dans un milieu différent du nôtre mais dont on sait qu’ils sont sentients et qu’il y a urgence d’arrêter de les pêcher.

M : Plusieurs idées reçues concernant la lutte antispéciste restent tenaces à gauche. On reproche pêle-mêle au mouvement : que ses militant-e-s sont des bourgeoises urbaines désœuvrées indifférentes au sort des éleveurs et des populations en situation de précarité alimentaire ; que la domestication des animaux au néolithique a permis une croissance exponentielle de la population humaine et que donc la consommation de viande animale est une étape nécessaire du développement humain ; que défendre les vies animales au même titre que les vies humaines est faire preuve d’un relativisme moral insupportable ; que l’antispécisme, qui invoque « l’intérêt » des individus animaux, est donc un suppôt du libéralisme et de l’égoïsme débridé. Que répondez-vous à ces critiques trollesques ? Plus généralement, où en est la diffusion des idées antispécistes au sein de la gauche ?

W. P. : Déjà, personnellement je suis une personne racisée de milieu populaire qui habite à Sarcelles, donc… quant aux pratiques véganes à gauche, c’est encore très rare en France. Le collectif Disco Soupe, par exemple, propose des repas à partir de légumes récupérés, donc qui sont de fait véganes, mais sans volonté explicite de l’être.

A. P. : Au Québec par exemple, presque tous les événements militants sont véganes ou avec option végane, mais ce n’est pas toujours explicité en tant que démarche antispéciste, il s’agit simplement d’accommoder les militant-e-s véganes dont on ne sait pas trop pourquoi elles et ils le sont.

Pour revenir sur les autres critiques, il faut d’abord remarquer qu’on est dans une situation où c’est encore confortable de répondre à l’antispécisme avec des arguments ridicules, et c’est cela qui doit changer. Le projet de l’antispécisme est profondément progressiste et se veut solidaire, il est évident que la gauche doit inclure les animaux dans ses perspectives de lutte. Prendre en compte les intérêts des animaux n’a rien à voir avec un projet politique où il s’agirait de maximiser son intérêt personnel et de favoriser l’individualisme. D’ailleurs, jamais on ne reprocherait au mouvement féministe, par exemple, d’être crypto-libéral parce qu’il défend les « intérêts » des femmes. L’antispécisme est un projet social collectif pour un mieux vivre commun, tout le contraire de l’individualisme où chacun agirait en fonction de ses intérêts égoïstes. Il s’agit à l’opposé d’aménager les intérêts de chacun pour construire un monde commun. C’est la prise en compte des intérêts des autres individus et de leur souffrance qui est au cœur de l’antispécisme, plutôt qu’un relativisme moral ou qu’une morale à double standard. C’est vrai que poser une égalité de considération entre un poisson, un chat et un être humain est aujourd’hui très contre-intuitif, mais fonder la morale uniquement sur des intuitions me semble vraiment problématique.

L’antispécisme d’associations comme Collectivement Libres se revendique d’emblée intersectionnel, c’est-à-dire qu’il prend en compte le fait que certains êtres humains sont très pauvres, ou habitent par exemple dans des zones de désert alimentaire où c’est difficile d’être végane et en bonne santé. On évite ainsi les raccourcis que font encore trop de militant·e·s qui oublient qu’elles et ils viennent souvent d’un milieu privilégié et ne se font pas rejeter par leur entourage si elles et ils arrêtent de consommer de la viande. Quant aux pseudo-arguments qui disent que l’on consomme depuis toujours de la viande, ou que cette consommation a été importante pour l’humanité à une étape de son histoire, ils n’ont tout simplement aucune valeur morale.

Parfois aussi, les gens sont convaincus par nos arguments, mais ont juste la flemme de changer leurs habitudes. On fait semblant que tout le monde est toujours de bonne volonté, mais ce n’est pas le cas… Quoi qu’il en soit, l’antispécisme s’attaque à quelque chose de considérable : le système spéciste est d’une puissance énorme, il est ancré dans les pratiques et les esprits, les intérêts économiques qui le soutiennent sont très puissants. Il s’agit donc d’une lutte sur le long terme. L214 l’a bien compris et son boulot acharné pour faire progresser l’antispécisme force le respect.

Ce qui pourrait aussi contribuer à l’avancement de la lutte serait la création d’un Institut universitaire antispéciste, comme il y a un Institut de Recherches et d’Études Féministes à l’Université du Québec à Montréal, très dynamique car se nourrissant d’échanges constants avec le milieu militant. Aux U.S., il existe déjà les Critical Animal Studies qui se revendiquent ouvertement en faveur d’un changement social antispéciste et qui sont très productives, qui sortent des ouvrages, des entretiens dans les médias, des textes sur les stratégies militantes à adopter. Il n’y a pas de recette politique toute faite pour rendre le monde antispéciste : chaque initiative en faveur des animaux participe à la construction d’un monde plus juste et véritablement égalitaire. Les réflexions stratégiques joueront un rôle clé dans la réussite de notre mouvement, d’où l’importance de se réunir et d’échanger régulièrement à ce sujet. C’est d’ailleurs dans cet esprit que sont organisées depuis une quinzaine d’années les Estivales de la Question Animale, rassemblement annuel ouvert à toute personne intéressée par ces questions.