Cet entretien s’inscrit dans un numéro sur la (re)politisation du temps libre (qui sortira fin juin 2023). Alors que la conquête du temps libre a été le moteur des luttes tout au long du XIXe et du XXe siècles, que fait la gauche du « temps libre » aujourd’hui ? Dans cet entretien, l’ancien candidat insoumis à l’élection présidentielle de 2022, explique comment il se saisit politiquement du temps libre, mais aussi quel est son rapport personnel à celui-ci.

Mouvements. Au moment où nous réalisons cette interview, fin avril 2023, nous sortons tout juste du débat législatif sur les retraites. Dans vos interventions, dans le cadre de la lutte contre cette réforme, vous avez beaucoup insisté sur la notion de temps libre, pourquoi ?

Jean-Luc Mélenchon (J-L.M). À la dernière élection présidentielle, la moitié des 18-24 ans ont voté pour moi. C’est un signal majeur de sa volonté de rupture avec le système et avec l’ordre établi. Or, cet ordre n’est pas seulement économico-politique, il est aussi culturel. Dans une vision un peu mécanique du marxisme ou de l’anticapitalisme, on met beaucoup en avant – et c’est nécessaire – la force des relations économiques, leur domination, et la condition d’exploitée de la grande masse de la population. Mais on l’oublie trop souvent, les êtres humains sont des êtres sociaux et se construisent aussi en dehors des relations contraintes du mode de production. Ce reproche avait été adressé à Karl Marx et lui-même s’en défendait. Les conditions dans lesquelles ils produisent et reproduisent leur existence matérielle sont à la fois sociales mais aussi culturelles. Nous entrons dans nos relations sociales par des rites, des coutumes et une idéologie de la manière de vivre en commun. Tout cela nous précède et se construit en dehors du travail, même si le travail et ses formes pèsent sur les espaces sociaux où nous nous développons. Enfant nous sommes dressés à nous intégrer à la société par le respect de ses us et coutumes. Adulte, nous nous construisons pendant notre « temps libre », ce temps de la vie où l’on dispose de soi-même, où l’on décide soi-même de ce que l’on va faire. Ce temps s’oppose au temps socialement contraint : celui du travail et de la production. La place de la relation culturelle à la société, donc à soi-même, est pour moi un moment, une étape déterminante de la formation des consciences politiques et de la vie des sociétés.

Or cela me semble être un véritable angle mort dans le discours général. L’enjeu des retraites, au fond, c’est questionner l’idée qu’on se fait de son existence, du temps pendant lequel on va en disposer librement. Ici il faut bien voir comment notre vie est radicalement partagée entre d’un côté, le temps contraint – lui-même partagé entre celui des contraintes du salariat et celui de toutes les contraintes de la vie en société comme d’être père ou mère de famille – et de l’autre, notre temps libre. Je constate une grande confusion dans les esprits entre « temps libre » et « temps inactif ». On voit comment le fameux « droit à la paresse » de Paul Lafargue est caricaturé, alors que c’est le cœur même de l’humanisme : l’être humain doit être son propre créateur. C’est pour cela que Paul Lafargue écrit ce livre, au XIXe siècle, à un moment où il n’y a ni congés pour les salariés, ni limites horaires dans le travail de la journée, ni dans la semaine, ou si peu : il écrit ce livre pour défendre le droit absolu à disposer librement de soi. Cela inclut le droit de ne rien faire, le droit à la paresse, le droit de regarder les vagues passer les unes après les autres, etc. C’est un temps où je dispose et décide à chaque instant de ce qu’il va être. Pour le dire autrement, c’est une cure radicale de désintoxication des valeurs dominantes de la société capitaliste. C’est un temps inutile, mais au bon sens du terme, c’est-à-dire gratuit, soustrait à l’exploitation capitaliste.

M. Cette gratuité, c’est précisément ce qui distingue un rapport capitaliste au temps d’un rapport non capitaliste, non ?

J-L.M. Dans la question des retraites, il faut se demander où est l’intérêt capitaliste. Il y en a deux. Faire travailler les gens plus longtemps, c’est évidemment les pousser à produire et continuer à les détrousser. Car le mode de production capitaliste exploite, à des fins privées, la gratuité du travail non payé qui forme la plus-value. Le premier objectif pour lui est donc d’augmenter cette part de plus-value. Deuxième élément, en lien avec le contexte d’accumulation du capital financier : les retraites représentent en France 343 milliards, qui s’échangent entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent plus. Et ce sans passer par la case profits, sans passer par des fonds de pension. C’est insupportable pour les capitalistes ! En 2019, le président Macron a fait adopter des mesures favorables aux fonds de pension. Ces cotisations sont déduites de vos impôts, et ensuite les pensions ne sont plus complètement imposables. Donc les avantages à se tourner vers les fonds de pension sont là…Et que rapporte le fait de faire travailler les gens plus longtemps ? Les fonds de pension versent les pensions plus tard. Car pour les fonds de pension, c’est toujours trop tôt pour payer. Et quand l’âge légal est repoussé, il s’applique à tous les régimes de retraite. Par conséquent, repousser l’âge de la retraite c’est aussi encaisser des cotisations plus longtemps pour les fonds de pension. Opération juteuse : ils paieront plus tard et ils continuent à accumuler pendant ce temps-là. L’exploitation capitaliste, ce n’est pas nouveau, est une exploitation du temps.

M. Mais dans quelle mesure la question du temps libre permet-elle de contrer la démonstration que vous venez de faire à l’instant ?

J-L.M. Le temps libre, c’est d’abord une récupération du temps confisqué, une soustraction du temps gratuit contraint à la production. En ce sens, c’est une mesure anticapitaliste, puisque ce temps n’est pas consacré à l’accumulation du capital et en réduit l’intensité. Dans ce contexte spécifique de la société capitaliste, le temps libre est aussi un temps subversif, parce que, par nécessité, il fonctionne sur d’autres normes, et surtout sur d’autres rythmes. Le capitalisme est animé par un rythme interne : le rythme de la circulation de l’argent et du profit, qui doit être le plus bref possible. Il lui faut sans cesse tendre vers le temps zéro. Tout est accéléré par le capitalisme : les échanges, les voyages, les séquences de cinéma, les rythmes de la musique, tout. La subversion, c’est donc de mettre en avant et de faire vivre des valeurs opposées à celles de l’accélération de l’histoire. Le philosophe Paul Virilio parle de « tyrannie de la vitesse ». Pour ma part, je parle de rythme. Cette tyrannie de la vitesse, cette accélération du rythme, ne sont pas déconnectées d’une vision de l’Histoire d’où le sens s’est échappé. L’agitation capitaliste, nécessaire à son fonctionnement, est le contraire du développement humain dont nos civilisations ont besoin.

L’hégémonie idéologique néolibérale est achevée. Pendant les années 1980 et 1990, elle a absolument tout submergé, notamment dans le champ intellectuel, en repoussant aux marges tous ceux qui pensaient autrement. De fait a été imposé, d’une manière ou d’une autre, le concept de « fin de l’Histoire ». La société capitaliste était devenue indépassable, considérée comme le mode de fonctionnement et d’organisation de la civilisation humaine promis à être généralisé.

Puis, progressivement, la situation s’est retournée à coups de luttes, à coups d’échecs de l’Empire, à coups de crises à répétition. Avec la crise climatique, tout le monde comprend combien ce système dévaste les êtres humains mais aussi l’écosystème. Le capitalisme impose des rythmes incompatibles avec la régénération de notre biosphère, il la détruit de manière parfois irréversible. La question écologique est le deuxième grand élément absent de la bataille des retraites. Le Président Macron dit qu’il faut produire davantage ! Mais pas du tout ! Il faut produire moins, mieux. Parmi la jeune génération, le sentiment va s’accroissant d’une impasse du système. Face à cela, on assiste à un renouveau éditorial de la gauche et de la pensée théorique, c’est heureux après tout ce qui avait disparu dans les années 1990…

M. Pour autant, ce thème du temps libre a eu bien du mal à s’imposer. Lors des débats sur la réforme des retraites, nous avons beaucoup parlé de la pénibilité du travail, de la difficulté, pour beaucoup, de travailler jusqu’à 64 ans et plus, ou encore des petites retraites. Mais vous avez été l’un des seuls à porter ce thème du temps libre. Comment expliquez-vous que ce mot d’ordre du temps libre ne soit pas plus présent à gauche ?

J-L.M. Parce que l’idéologie dominante pèse sur les gens. Et surtout sur les esprits des dirigeants de la gauche traditionnelle. Ça ne se fait pas de dire qu’on ne veut pas bosser. Ce n’est pas une valeur portée. On dit « je gagne ma vie ». Personne ne dit : « je me fais voler tous les jours ». On marchande sa force de travail et par conséquent, il y a une certaine gêne. Regardez comment quelqu’un comme Fabien Roussel a pu reprendre des segments du discours des patrons et des curés du XIXᵉ siècle à propos de la « valeur travail »… Comme si les prolétaires s’enthousiasmaient d’aller au travail. La vérité, c’est simplement que toute personne s’intéresse à ce qu’elle fait et qu’elle essaye de le faire bien. Parce que si le prolétaire est aliéné de son produit, il n’est pas aliéné du résultat, il sait que ce qu’il fait va servir à quelqu’un d’autre. La valeur sociale du travail est vécue dans le travail. Nous partageons le goût du travail bien fait.

Un copain qui travaillait sur une ligne de production à l’usine, m’a raconté une fois : « je fais un travail absurde. Toute la journée ». Il enlevait un barbeau qui apparaissait sur une pièce à la sortie du moule. Il faisait ça toute la journée. Et on a parlé de la liberté au travail. « Ma liberté, il n’y en a pas… Mais il y a un moment que j’adore, le soir, quand j’ai fini. Avant de partir, je balaye autour de l’établi et je décide par où commencer, par où je finis. C’est le moment de ma liberté dans le travail. » Ce moment, j’étais incapable comme intellectuel de le connaître. Mais ça m’a confirmé cette thèse. Nous nous appliquons à ce que nous faisons. Et le capitalisme a dû commencer par un dressage des corps. Tout le monde oublie ça : Il a dû dresser les corps. On dit que les premières murailles autour des usines sont pour empêcher les gens de fuir. Certains règlements intérieurs interdisaient de venir avec des échelles pour éviter à des gens de s’échapper plus rapidement. Je ne sais pas si c’est vrai… Mais vous voyez l’idée. Le capitalisme a contraint les corps pour les obliger à faire la même chose tout le temps, sans aucune marge d’appréciation personnelle. L’apologie du temps libre se construit contre ce dressage. Il faut donc combattre plusieurs « auto-bloquants », comme celui qui consiste à penser que « la société de marché capitaliste est indépassable ». Et puis un auto-bloquant plus psychologique conduit à se demander : « Qu’est-ce que je pourrais faire de mon temps libre ? ». Le champ du capitalisme s’étend progressivement à toutes choses, le système doit sans cesse investir des nouveaux terrains. Essayez aujourd’hui de trouver un loisir hors de la sphère marchande : il n’y en a pas !

M. Si on revient à l’histoire de la conquête du temps libre, le droit au repos, à des journées de travail décentes, c’est un temps qui a été arraché aux patrons. C’est un temps libéré du travail. C’est aussi un temps qui est pensé indépendamment de la sphère marchande, comme temps d’émancipation, pour se former, prendre soin des autres… Pourtant, et c’est l’une des raisons pour laquelle nous avons fait ce numéro, cet aspect émancipateur semble disparaître du débat. Car le capitalisme transforme tout, il s’approprie le temps libre, qui devient un temps marchand, de consommation. Le temps libre est donc un terrain de lutte à la fois collectif, mais aussi individuel. La question que l’on avait envie de vous poser : est-ce qu’il y a pour vous un bon usage du temps libre ?

J-L.M. La réponse relève de l’intime, du domaine de l’accomplissement de soi et de sa liberté. Ce n’est pas à moi responsable politique, de vous dire quoi faire. Rien ne m’exaspèrerait davantage que de me transformer en prêcheur. Quand j’étais jeune homme, des camarades d’autres courants prononçaient une critique permanente des comportements et je les trouvais aussi odieux que les curés. Ils aliénaient ma liberté, se mêlaient de savoir le bien et le mauvais. Et aujourd’hui, je vois de la même manière tous les prescripteurs de comportements.

Par contre, je peux tracer des pistes anticapitalistes de l’usage du temps libre. On pourrait collectivement se fixer des principes. Par exemple : ralentir, s’entraider, se désintoxiquer de l’ambiance capitaliste, se mettre à distance de tout ce qui contribue au fonctionnement du système. Toujours se méfier d’un loisir dont une part est à acheter. Ensuite, développer la part de soi pour échapper au conditionnement capitaliste. Alors, s’introduire dans des goûts nouveaux et sans utilité marchande. Lire. Dessiner. Écouter de la musique. Ne rien faire.

Mais on touche là à un problème philosophique bien plus profond, celui du sens donné à notre vie et au monde. Pour nous qui faisons le pari du matérialisme historique et de l’humanisme radical, l’être humain est créateur de son histoire en toutes circonstances. Y compris face à la mort et la procréation. Cela m’amène à défendre le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), au suicide assisté, et à toutes les libertés intimes individuelles. Mais pour autant, je demeure camusien, et il est certain que l’univers n’a pas de sens. Et la vie humaine là-dedans ? Certains l’éclairent par la foi religieuse, qui leur permet de s’orienter dans l’existence et dans leurs choix personnels. D’autres non, et se débrouillent et disent comment il faut « imaginer Sisyphe heureux ».

M. Vous dites que le temps libre, c’est une récupération du temps confisqué. D’autres vont vous dire qu’il n’y a pas de loisirs désaliénés dans une société où le travail reste aliéné. Autrement dit, est-ce qu’on « libère le travail » ou est-ce qu’« on se libère du travail » ?

J-L.M. Là, je parle d’une lutte, celle des retraites. Il s’agit de récupérer le temps libre qu’ils essayent de nous voler. Et le temps libre, dont je parle, c’est du temps non contraint par le salariat. Telle est la tâche : diminuer le temps contraint et gratuitement approprié par le capitalisme ! Mais je n’ai pas opposé le temps libre, anti-capitaliste, à la liberté d’une manière générale. À l’inverse, je vous ai même montré comment le travailleur allait à l’intérieur de son travail chercher sa part de liberté – donc, je n’oppose pas les deux. Est-ce qu’il faut libérer le travail ? Je réponds oui. Car les êtres humains seront toujours contraints de produire et reproduire leur existence matérielle. Et je rappelle que le but était que les machines nous en libèrent. Apparemment, plus personne n’a l’air de s’y intéresser ! Baisser la quantité de travail nécessaire, ce serait presque une fatalité regrettable ! On en viendrait craindre de manquer de savoir à quoi s’occuper ? Non !

De quelle manière le contenu du travail va-t-il s’enrichir de liberté ? Personne n’en sait rien. Les sauts techniques, comme l’introduction de l’intelligence artificielle, nous mettent devant une forme du travail jamais imaginée. Les robots devaient nous libérer de la quantité de travail nécessaire. Désormais, cela apparaît presque comme une calamité. On en viendrait à manquer de savoir à quoi s’occuper ? Non ! Les objectifs maximalistes sont des mensonges. Ils rendent toute évolution impossible. Quand tous ces postes de travail dont le contenu intellectuel seront pris en charge par une machine, par nécessité, nous travaillerons moins. Et il faudra répartir le travail différemment, puisqu’on ne peut pas compter sur une croissance infinie. Alors nous feront moins et mieux. Il faut formuler les problèmes avec prudence pour ne pas parvenir à des contradictions. Celui qui se bat pour libérer le travail réel ne doit pas être le complice de ceux qui l’asservissent.

M. Il n’en demeure pas moins que les critiques du travail aliéné, qu’énonce Bernard Friot par exemple, soutiennent avec force qu’« un travail aliéné génère toujours du loisir aliéné ». Comment fait-on ?

J-L.M. Et il a raison. Les loisirs désaliénés dans la société capitaliste sont dans des espaces extrêmement réduits, mais il nous appartient de les étendre. Bernard Friot est un penseur tout à fait remarquable auquel je me réfère souvent. Je suis d’accord avec ce qu’il explique : il faut réévaluer la valeur du travail. Ne plus payer le travail en fonction de sa valeur marchande, mais en fonction de la qualification du poste occupé. En réévaluant et en ramenant la valeur du travail à la qualification, il touche juste. Ce que la société produit par l’école, c’est de la qualification. Elle est reproduite par le système collectif. À travers leurs impôts sur leurs revenus du travail, les citoyens financent ce transfert de qualification en formation. Donc je partage pleinement le raisonnement de Friot. Le revenu existe, alors il est absurde d’avoir des gens sans revenus.

Je ne veux pas être un tueur d’utopie, car ces idées font avancer les consciences. Mais ce que propose Friot est impraticable dans les conditions actuelles. Il faudrait que certaines conditions politiques soient réunies. J’ai échangé une fois avec lui et je lui ai dit : « pour ça, il faut collectiviser toute la plus-value ». Il me répond : « bien évidemment ». Il n’y a plus qu’à ! Mais la crise climatique va être un accélérateur extraordinaire de l’Histoire, car elle disloque les sociétés. Donc pour survivre, il faudra bien trouver des solutions. Et elles devront se réaliser collectivement. Sinon c’est le scénario Mad max !

M. Dans votre discours pour revaloriser le temps libre, vous utilisez souvent un chiffre : 40 % des maires des petites communes ont plus de 60 ans. Comme s’il fallait démontrer que le temps libre n’était pas un temps inactif, mais au contraire un temps potentiellement « productif » – même si ce n’est pas au sens capitaliste du terme. C’est en montrant, par exemple, que le temps libre est un outil du vivre ensemble qu’on pourrait le repolitiser, à gauche ?

J-L.M. Prendre cet exemple, c’est entrer par les failles que les gens ne voient pas – même dans nos rangs, à gauche. Il faut combattre en grand angle l’idéologie dominante ! Ma tâche est de secouer en disant : combien cette réforme des retraites nous prive de nos maires. Ce texte nous prive d’un temps socialement utile – je n’aime pas le mot « productif ». Et après, si je veux faire du rentre-dedans avec les donneurs de leçons libéraux, je leur dis : « Mais attendez ! quand les grands-parents gardent les enfants, c’est gratuit. Alors, comme ils ne seront plus là, ça va être payant. Il va y avoir des dépenses supplémentaires. Donc, le Smic doit être augmenté pour que les salariés puissent payer une garde d’enfants ! ». En 2019, avec la première réforme des retraites, le président du Medef a demandé que la retraite à points ne soit pas appliquée. Le président du Medef ! Car les entreprises auraient dû payer plus pour garder leurs employés. Il faut les renvoyer à leurs contradictions ! Qui peut se passer de ce temps libre socialement utile ?

M. C’est une situation qui est aussi vraie pour le monde associatif. Les bénévoles de plus de 60 ans jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement de l’action sociale, humanitaire, la solidarité.

J-L.M. Et puis vous faites rêver les autres ! Parce que les autres aussi ont envie de le faire, et avant 60 ans. « Moi, je veux bien faire maire de mon village, ça me plairait davantage que d’aller faire une heure de transport et de courir tout le temps ». Tel est le songe à répandre ! Il faut ouvrir l’espace de l’envie, du désir, mais déjà rien que faire ça, c’est insurrectionnel ! Car vous brisez le cadre de la contrainte aujourd’hui imposée.

M. On parle de temps socialement utile, mais les féministes se sont battues contre le fait d’être renvoyées à la sphère domestique, au travail domestique. Le temps libre, finalement, c’est une histoire d’hommes. Car après le travail, le « temps libre » des femmes c’est s’occuper du foyer. La marchandisation qui a eu lieu, de l’aide à la personne (garde des enfants, maisons de retraite), a aussi été le fruit de la libération des femmes de ce travail domestique.

J-L.M. Ça a produit résiduellement de la libération. Mais ce n’était pas du tout l’intention. Les organisateurs de cela n’étaient pas empreints de préoccupations féministes. Leur intention était de marchandiser ce secteur. Il faut bien distinguer les deux séquences sans quoi l’on viendrait à reprocher aux femmes qui cherchaient à transformer leur rapport à la contrainte domestique d’être responsables de la marchandisation des secteurs d’aide à la personne.

Il y a donc plusieurs aspects à garder en tête. Le premier, le principal et qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est celui de la justesse des revendications féministes, y compris d’un point de vue anticapitaliste, indépendamment même de la répartition genrée de la corvée (à supposer que tout soit une corvée). Les revendications féministes ont un caractère anticapitaliste avéré : le travail domestique est une fourniture gratuite au capitalisme en tant qu’elle supporte la reproduction d’existence matérielle du travailleur. Bien sûr, briser ce mécanisme de double exploitation entre dans mes objectifs politiques. En ce sens, il faut évidemment augmenter les moyens de la prise en charge collective du plus grand nombre possible de tâches. Mais où commence, où s’arrête la collectivisation ? Certainement, s’il y a du temps libéré masculin, la question posée sera la répartition du travail domestique, auquel il faudrait pouvoir attacher un sens autre que la simple reproduction de la force de travail. Donc c’est bien le désabrutissement des hommes qu’il faut viser aussi, la manière de les intéresser à la prise en charge de ces tâches. Les choses s’améliorent avec le temps, mais trop lentement.

Ce problème culturel est donc beaucoup plus global qu’il n’y paraît d’abord. Mais si on veut le faire bouger, il faut le prendre par les revendications féministes, parce que ce qu’elles vont mettre en mouvement va produire du changement. Si personne ne fait rien, rien ne changera. C’est pourquoi j’y reviens sans arrêt. Il n’y a pas d’autre stratégie que la stratégie de la conflictualité pour faire bouger la vie. Je leur donne mille fois raison. Pour l’instant, on peut faire mieux dans la mobilisation.

M. Dans le numéro, il y a un texte de Louise Dalibert qui a fait sa thèse sur les hommes et les femmes politiques. Elle s’intéresse aux coups d’arrêt des carrières politiques. Lorsqu’iels perdent une campagne, un mandat et retrouvent brusquement du temps libre, un temps libre plus subi que choisi. Vous, à titre personnel, comment avez-vous vécu les différents moments de votre vie et en particulier ces moments de “pause” ?

J-L.M. Ça fait partie de mes questions, aujourd’hui. Comment puis-je être en retrait sans être en retraite ? La vie me catapulte sur la première ligne toutes les cinq minutes. Il y a une lutte, un combat. Je me retrouve à avoir une activité politique aussi intense que pendant tout le reste de ma vie.

Vous utilisez le mot « carrière » politique. Je comprends ce que ça désigne, mais à aucun moment, dans mon esprit, je ne faisais une carrière. Je menais un combat et j’avais la chance d’avoir l’onction sacrée du suffrage universel. J’ai vécu toute ma vie, depuis la trentaine, comme tribun du peuple, ou me représentant moi-même comme cela. L’activité politique, pour moi, c’est un acte de construction de soi-même. Donc ça n’a jamais été du temps vraiment contraint. J’ai dû faire tout le temps des choix, entre une chose plutôt qu’une autre. Mais je ne vais pas raconter d’histoires. Ça n’a jamais été douloureux. L’incertitude, pour moi, est plus douloureuse que l’obligation.

M. Est-ce à dire que, s’il n’y a pas vraiment de temps contraint dans votre vie, par voie de conséquence, il n’y a pas de temps libre ?

J-L.M. D’une certaine manière, oui. Mais parce que j’ai eu la chance – et c’est exceptionnel – d’être dans une situation où j’ai été débarrassé des soucis matériels par le fait d’avoir été élu. J’avais un temps absolument libre pour faire ce que je voulais : de l’action politique, de la conflictualité, etc. Ma situation ne se compare à celle de personne d’autre, je ne prétends pas en faire un modèle. Mais je me permets de dire : ce n’est pas une carrière, c’est un acte de construction de soi et cela participe de toutes les interrogations qu’il peut y avoir dans la vie d’un homme. Son rapport au couple, à la parentalité, à l’âge qui s’avance, aux rivalités à plein de choses. Toutes sont reformatées, reformulées, par le fait qu’elles prennent place à l’intérieur d’un espace extrêmement spécifique.

Je n’ai jamais été confronté à l’abondance de temps non programmé. Même quand j’ai cessé d’être ministre, puisqu’à l’époque, on ne retournait pas sur son siège de parlementaire. J’ai donc, pendant quatre ans, cessé d’être sénateur. J’étais conseiller général. J’ai beaucoup travaillé mais j’ai aussi eu du temps pour écrire des livres. Mais je n’ai jamais eu l’impression de m’entendre dire un matin, « qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire » ?

M. La peur de l’ennui vous est finalement étrangère ?

J-L.M. Aujourd’hui, je suis confronté à autre chose. Beaucoup de gens se figurent qu’être un personnage central et être candidat à la magistrature suprême, avec un résultat très honorable, est une situation enviable. Mais je n’avais pas imaginé que ça puisse présenter autant d’inconvénients. C’est-à-dire ne plus avoir la possibilité d’aucune vie privée, parce que je suis observé dans tous les détails. De ne jamais pouvoir répliquer. Je ne considère pas être un homme public, je suis un homme privé avec une activité publique. L’autre inconvénient, c’est d’être, compte tenu ce que je représente politiquement, sous les feux permanents de l’ennemi.

Tout cela brûle l’être, parce qu’il doit sans arrêt faire appel à des défenses toujours plus profondes. De plus, l’ennemi est assez habile pour savoir que les coups les plus douloureux partent de l’intérieur. Comme lorsque je suis continuellement calomnié par la gauche bien-pensante de la classe moyenne. Elle m’a par exemple attaqué après tout le monde sur mon propos « la police tue », pendant plus d’un an et demi. Tout le monde le sait, la police ne tue pas… Ses morts font semblant ? Mais comme ce sont dorénavant leurs enfants en garde à vue la nuit, elle reprend maintenant à son compte mon accusation. Beaucoup ont compris le danger qu’une police non contrôlée représente pour une démocratie.

M. Mais justement, toutes ces activités improductives, désintéressées, gratuites – on les appelle comme on veut – pourraient être des pansements face à ce que vous subissez. Vous en parliez d’ailleurs très bien, à l’instant, de la nature « gratuite », du dessin, de la musique ou de l’écriture.

J-L.M. Oui, je le fais. Certains espaces me servent à ça. Pour être tranquille je vais là où je suis protégé, par exemple chez mes amis en Amérique latine. Je peux me promener dans la rue sans me faire alpaguer continuellement. Donc bien sûr, ce sont des temps où l’on se reconstruit. Mais mon interrogation est désormais bien plus profonde et ample. Comme tous les hommes, je me suis cru immortel très longtemps. Se croire immortel, c’est juste ne pas réaliser qu’il y a un « bout au chemin ». Donc une violence me vient, je ne l’avais pas connue jusque-là. Quelle priorité pour le temps restant devant moi ? Quel est-il ?

M. C’est à ça que ça vous renvoie, d’une certaine façon, ces activités dites improductives  : à une forme de prise de conscience d’un état de mortalité ?

J-L.M. Tout homme, toute femme est confrontée à ça. Je ne souhaite pas passer mes journées à lire ou à peindre. J’ai la passion de l’action politique, je me construis dans et par elle. Et je vais continuer à être actif dans la lutte, jusqu’à mon dernier souffle car elle me construit. J’assume le caractère héroïque du combat de gauche. Le sens foudroyant qu’il essaye d’introduire dans un monde vide de sens et rempli de violence. Je ne considère pas avoir effectué mon travail et vouloir jouir du temps libre, car ce n’est pour moi pas une contrainte. Je mesure l’ampleur de ma chance.

J’évoque souvent Sisyphe. Je pense qu’on peut imaginer Sisyphe heureux. Mais la réponse à l’absurde est l’engagement. Il ne peut jamais prouver sa propre nécessité tant ses fins sont un horizon et non pas un état certain d’être atteint. Pour moi, l’issue, c’est le quichottisme. Don Quichotte a compris le monde et il sait comment affronter les dragons. C’est la forme suprême de la poésie de l’engagement.