Souvent perçu comme une rêverie futuriste, une chimère d’ingénieur·es frappé·es de délire techniciste, le véhicule autonome est pourtant un projet bien réel. En témoignent l’engagement financier massif de la part des pouvoirs publics, la création de partenariats internationaux ou public/privé ad hoc ou encore le réaménagement des territoires destinés à assurer la mise en place de ce qui est vanté comme le moyen de transport de l’avenir. Ni moins énergivore, ni plus égalitaire, le véhicule autonome vise en réalité à maintenir coûte que coûte le marché de l’automobile individuelle tout en creusant encore davantage les inégalités entre les territoires et les populations en termes d’accès à la mobilité. Anahita Grisoni, sociologue et urbaniste, et Jill Madelenat, ingénieure en environnement et économiste, reviennent sur cette utopie libérale-conservatrice.

Le 2 juin 2020, le gouvernement français publiait ses priorités technologiques pour la filière automobile, en proclamant dans son jargon habituel une « double révolution écologique et numérique[1] » :

L’automobile du futur sera propre, plus connectée, automatisée et partagée, mieux intégrée dans l’espace public urbain et dans les territoires, ainsi que dans des systèmes de mobilité où elle formera avec d’autres modes de transport (collectifs, actifs, etc.) des compositions intermodales et des hybridations innovantes, alliant produits et services.

Si l’objectif ambitieux d’allier développement technologique et impératifs écologiques semble à minima contre-intuitif concernant l’un des domaines dont l’impact environnemental pose traditionnellement problème, il n’en demeure pas moins que la force des termes employés est à l’image des expectatives et des investissements que le privé comme le public semblent prêts à faire pour donner une impulsion nouvelle à la filière automobile française, largement rongée par la concurrence internationale et par la désuétude.

L’une des mesures phares de cette « révolution » annoncée est le développement d’une technologie jusqu’ici quasiment inexistante : le véhicule autonome. L’objet « véhicule autonome » dépasse largement le simple cadre de sa réalisation technique ; il constitue un projet de société. Il requiert un arsenal d’institutions, dont certaines créées ad hoc, d’industriels, d’investissements publics et privés, de textes de loi, de nouveaux modèles assurantiels, de production de données, de mesures d’aménagement et d’usage. Par ailleurs, les contours de ce nouvel objet restent encore très flous. En fonction des formes qu’il revêt – voiture individuelle ou mode de transport collectif, financé par l’usagè·re ou par la collectivité, autonomie interne (intégralement « transportée ») ou externe (intégrée dans les infrastructures routières) à l’engin – le véhicule autonome correspond à des ambitions sociales et environnementales très différentes. Comme l’indiquent Le Gallic et Aguilera[2], « personne n’a encore véritablement une idée précise de ce que seront les véhicules autonomes, en particulier ce que seront leurs modèles économiques, s’ils seront plutôt individuels ou plutôt partagés, quels constructeurs et opérateurs le proposeront, ou encore comment ils seront articulés avec les systèmes actuels de transport ».

Malgré un enthousiasme affiché, les efforts médiatiques, politiques et industriels visant à faire exister une voiture dont la conduite serait à 100% indépendante de son·sa conducteur·rice demeurent pour le moins hasardeux. Le véhicule individuel, le robot-taxi ou la navette autonome répondent en effet à 5 niveaux d’autonomie : les niveaux 1 et 2 correspondent à des véhicules équipés d’outils d’assistance à la conduite (freinage d’urgence, maintien d’une trajectoire ou d’une vitesse, etc.) et déjà commercialisés, le niveau 3 correspond à une autonomie partielle sous certaine condition avec obligation pour le·la conducteur·rice d’être en mesure de reprendre le contrôle, le niveau 4 correspond à une autonomie totale sous condition (météorologiques, géographiques, etc.) et le niveau 5 à une autonomie totale en toute condition. Trois seulement de ces niveaux sont atteints aujourd’hui en termes technologiques, sans compter les difficultés juridiques, de contrôle ou urbanistiques que poserait le déploiement de cette nouvelle génération d’automobiles. Renvoyant à un imaginaire futuriste de soucoupes volantes désormais centenaire, le véhicule autonome représente ainsi un objet fantasmagorique, utopique au sens où il condense les espoirs de solution à un ensemble de problématiques sociales structurelles. En effet, bien que le véhicule autonome n’existe aujourd’hui qu’à l’état partiel, il fait l’objet de discours, de représentations et d’aménagements visant à le rendre intégralement réel, notamment dans le cadre d’expérimentations qui mettent en œuvre toute la batterie d’engins – caméras, radars, lidars (système de télédétection par lumière infrarouge) – indispensables à son fonctionnement. Ces choix stratégiques et technologiques sont l’expression d’une idéologie technocratique et néolibérale qui joue le futur des personnes et de la planète sur des bases croissantistes et concurrentielles, et qui s’appuie sur un véritable culte de l’innovation. La course au véhicule autonome, à laquelle participent à la fois les USA, la Chine et l’Union Européenne, obéit par ailleurs à des logiques de souveraineté nationale qui se traduisent en termes de choix technologiques (notamment la nature des composants développés) et de défense des industries automobiles locales.

Quel projet de société sert la réalisation de ce véhicule ? Cet article a été rédigé à partir d’une enquête pluridisciplinaire menée par ses autrices dans le cadre d’un partenariat entre La Fabrique Écologique, fondation pluraliste de l’écologie politique, et le Forum Vie Mobile[3]. Menée de janvier à juin 2021, cette enquête repose sur une dizaine d’entretiens semi-directifs menés auprès d’acteurs directement impliqués dans la gouvernance, l’expérimentation ou la réalisation des véhicules autonomes en France, une revue exhaustive de la littérature grise et scientifique, ainsi qu’un travail de projection examinant différents scénarios de développement.

Qui a besoin du véhicule autonome ?

Le projet du véhicule autonome en France s’inscrit dans un contexte bien particulier, marqué par un consensus politique et industriel autour de l’idée que l’enjeu écologique essentiel est la lutte contre le dérèglement climatique ; un monde qui s’est promis, autour des Accords de Paris, de limiter l’augmentation de la température globale à 2 degrés ; des échéances longues, permettant d’organiser le tarissement des énergies fossiles programmé dans le cadre de la Stratégie Nationale Bas Carbone, qui prévoit la « neutralité carbone » dans le domaine des transports d’ici 2050. Ainsi, un rapport rédigé par Anne-Marie Idrac, Haute responsable pour la stratégie de développement du véhicule autonome[4], présente cet engin comme une « alternative écologique », en ce qu’il permettrait une conduite plus fluide et donc moins consommatrice de carburant (« éco-conduite »), une motorisation électrique ou à hydrogène, ou encore, une réduction du poids du véhicule grâce à l’amélioration des performances en termes de sécurité. Le rapport de cause à effet entre développement du véhicule autonome et économie d’énergie semble ainsi couler de source. De plus, l’engin est présenté comme une solution pour sortir des énergies fossiles. Les projets en cours chez les constructeurs automobiles, comme les expérimentations sur le territoire, considèrent même le développement du véhicule autonome et celui du véhicule électrique comme convergents. Sans entrer dans le débat du bilan écologique pas forcément souhaitable de l’énergie électrique, on peut relever l’incongruité de cet association automatique : rien n’empêche en effet techniquement un véhicule autonome de consommer du gaz ou de l’essence, de même que rien n’indique que l’augmentation supposée du nombre de voitures électriques aura pour conséquence la réalisation de la technologie « autonome ».

Par ailleurs, en l’absence de données fiables quant au coût, à la répartition territoriale et à l’usage du véhicule autonome, il est impossible de savoir si ces « économies » vont donner lieu à des utilisations davantage consommatrices en termes de ressources (notamment de terres rares, nécessaires à la construction des véhicules et des différents systèmes de capteurs), d’espace (la réglementation en cours implique que les véhicules de niveau 3 circulent sur des chaussées séparées par des barrières physiques), voire de CO2 : la plupart des scénarios se montrent extrêmement réservés en la matière. Pour s’en tenir à la seule empreinte carbone, le développement du véhicule autonome renvoie au débat sur la dématérialisation de la consommation numérique. Loin d’être « immatériel » et donc sans conséquences sur l’environnement, le numérique est un secteur particulièrement polluant. Il représente près de 10% de la consommation électrique à l’échelle mondiale, émet de plus en plus de gaz à effet de serre (autant que le secteur aérien), nécessite l’extraction de métaux, la production de déchets dangereux et à recycler, etc. Cette pollution bien réelle affecte en priorité les personnes et communautés les plus vulnérables, qu’il s’agisse de la pollution des sols, de l’air et de l’eau engendrée par l’extraction de métaux sur les territoires des communautés autochtones du Chili, de la pollution générée par les décharges de déchets électroniques au Ghana ou encore des risques technologiques liés à l’implantation de nombreux datacenters en Seine-Saint Denis. En ce qui concerne le véhicule autonome, quel que soit le modèle d’autonomie retenu, il génère de très grands besoins en termes de connectivité. En effet, la conduite autonome repose sur la production, le traitement et l’échange de données avec l’environnement proche et lointain du véhicule. Certaines de ces données sont produites par les capteurs à bord du véhicule (radar, caméra, etc.) tandis que d’autres sont transmises par l’infrastructure routière (condition de circulation, survenue d’accidents, etc.), les autres véhicules (vitesse, position, trajectoire, etc.) ou par une cartographie numérique. Cet impératif de connectivité inscrit pleinement le développement du véhicule autonome dans le débat opposant associations et État autour de la technologie 5G. Bien que, au dire des industriels, l’installation de la 5G sur l’ensemble du territoire ne soit pas une condition sine qua non du fonctionnement technique de ce type de véhicule, il n’en demeure pas moins qu’elle est considérée comme telle, en dépit des avertissements de certaines associations et du Haut Conseil pour le Climat, qui soulignent respectivement les risques sanitaires liés au développement de la 5G et les émissions de GES générées par cette technologie, ainsi que de la très inégale répartition des technologies numériques de générations précédentes en France.

Au-delà de ces prétentions écologiques peu crédibles, l’investissement dans un projet de société d’une telle ampleur semble se justifier, aux yeux de ses promoteur·rices, par la quête de l’intérêt général et, plus précisément, de l’accès de toutes et tous à la mobilité à travers le désenclavement des territoires ruraux.  C’est notamment ce que promet le programme Expérimentation des Véhicules Routiers Autonomes (EVRA), qui rassemble 16 projets public-privés implantés sur le territoire national (une centaine d’expérimentations ont été menées en France depuis 2014 par des acteurs privés, publics ou dans le cadre de partenariat public-privé), et présente le véhicule autonome comme « une réponse structurante pour apporter des solutions de mobilité à tous et partout, en particulier en milieu rural ». Le « désenclavement des régions rurales », la « desserte des zones péri-urbaines » ou encore le « transport des personnes âgées » est également au cœur de la communication d’EasyMile, l’une des deux start-up françaises qui travaillent au développement de navettes autonomes.

Dans cette perspective, le véhicule autonome est présenté comme un complément aux réseaux de transports collectifs existants (ou inexistants), au détriment de la voiture individuelle. Elle engage donc pleinement les territoires concernés, à l’instar du seul périmètre réellement rural concerné par le programme EVRA, la collectivité territoriale Cœur de Brenne, actuellement désertée en termes de transport collectif. Pour l’architecte du projet, le but de cette expérimentation est de répondre au déclin démographique des 11 communes concernées, notamment en attirant de nouvelles populations et des services. Pour cela, le territoire a décidé de jouer le jeu de l’attractivité, en développant une offre de services connectés, un espace de coworking et une navette autonome. Or, les prototypes de véhicule actuellement développés par les industriels ne correspondent pas, en termes techniques, aux besoins des territoires ruraux, parce qu’ils ne sont pas assez rapides pour être compétitifs face à la voiture individuelle, qu’ils requièrent l’installation de capteurs difficiles à mettre en œuvre sur des routes de campagnes sujettes à des variations paysagères, ou encore parce qu’ils impliquent l’existence d’un réseau internet performant aujourd’hui inexistant. Ces véhicules posent également la question de leur coût d’achat pour la collectivité, ainsi que des investissements nécessaires à l’adaptation de l’infrastructure routière.

Par ailleurs, les expérimentations en cours ne concernent les collectivités rurales que de façon très minoritaire (2 sur 16, dont l’un déjà desservi par le RER en région parisienne). Les territoires péri-urbains sont en revanche à l’honneur, bien que toujours dans le cadre d’une forte compétitivité territoriale : ainsi des projets concernant le plateau de Saclay ou la métropole de Rouen, venant non pas pallier une absence de réseau mais plutôt renforcer l’offre déjà existante et favoriser l’acheminement des personnes vers des lieux de travail bien spécifiques comme des technopôles. Enfin, les expérimentations menées en centre-ville, où les réseaux sont supposés être plus denses, visent à satisfaire de nouveaux utilisateur·ices, comme dans le cas de la ville d’Autun, désireuse de développer la fréquentation touristique en acheminant les visiteur·euses vers les sites patrimoniaux. De tels projets sont par ailleurs susceptibles de créer des conflits dans l’usage de l’espace public.

Ces exemples indiquent que, en dépit de la communication institutionnelle et industrielle, le désenclavement de territoires ou de populations défavorisés n’est pas au cœur du projet. En territoire rural ou en contexte péri-urbain, l’innovation prend plutôt la forme d’un renforcement de l’attractivité et d’un service destiné à de nouvelles populations. Dans un contexte marqué par la crise de gilets jaunes et par la crise sanitaire, on peut imaginer que le développement du véhicule autonome en milieu rural accompagnera davantage des dynamiques de « greentrification », soit « un processus de recomposition sociale et résidentielle issu de l’implantation de nouvelles populations mieux pourvues en divers types de capital que la moyenne des ménages antérieurement installés[5] », sans pour autant apporter de solutions aux populations socialement fragiles vivant sur ces territoires. De la même façon, en territoire péri-urbain ou en centre-ville, ce développement participera vraisemblablement à une fragilisation accrue des populations déjà marginalisées.

Malgré les déclarations optimistes, au vu des priorités politiques et industrielles actuelles, l’objet fantasmatique « véhicule autonome » semble ainsi bien incapable de répondre à la double mission écologique et sociale dont il se trouve investi. Pourtant, la mise en œuvre de cette technologie aux promesses incertaines connait une accélération très réelle.

À qui profite le véhicule autonome ?

Si l’on s’attarde un instant sur l’identité des personnes, entreprises, institutions engagées dans la course internationale au premier véhicule de niveau 5, on constate l’émergence de consortiums public/privés inédits par leur ampleur et par leur diversité. L’enjeu est en effet de taille, à la fois en termes industriels et technologiques – il s’agit de renouveler l’offre automobile – et en termes de contrôle des données. Ce double défi explique l’intrusion de nouveaux types d’acteurs – les GAFAM[6], mais aussi des multinationales telles que Uber – dans un marché jusque-là réservé aux constructeurs automobiles. L’évolution de la voiture individuelle vers le véhicule autonome signifiera en effet une baisse de la part des équipements au profit des logiciels, favorisant ainsi les entreprises spécialistes de la cartographie ou du numérique déjà engagées sur le marché d’autres avatars à prétention écologique, tels que la trottinette électrique. Il est ainsi à prévoir que la réalisation du véhicule autonome entraînera la production d’une quantité de données « supérieures à celles produites pendant toute la période historique précédente par l’humanité », selon l’un des enquêtés, rendant ainsi la perspective de leur contrôle très alléchante pour les entreprises du secteur.

Pour les États également, le futur de la mobilité repose sur ces trois piliers industriel, technologique et de contrôle des données. Dans cette perspective, l’Union européenne tente de se faire une place au soleil en limitant les antagonismes nationaux pour se frayer un chemin entre les États-Unis et la Chine. L’un et l’autre de ces deux géants économiques développent sans complexe des modèles en phase avec leurs orientations générales respectives : alors que les États-Unis misent sur un véhicule autonome très indépendant des infrastructures routières, porté et financé par des partenariats privés/privés, la Chine centralise la recherche et développement et s’appuie sur la diffusion de la 5G pour doter son réseau routier de capteurs facilitant l’autonomie d’un grand nombre de véhicules. Face à ces deux modèles antagonistes, l’UE a choisi une voie hybride, en supervisant des programmes qui rassemblent les industriels de plusieurs états-membres, sans pour autant que ceux-ci renoncent à leurs stratégies nationales respectives. Ce soutien à la filière se matérialise par une orientation de la recherche ainsi que de la réglementation internationale, mais aussi par le pilotage et le financement d’expérimentations ou le développement d’outils ou d’infrastructures nécessaires au fonctionnement du véhicule autonome à l’échelle de l’Union. Ainsi, l’industriel français PSA est engagé – entre autres projets – dans le programme L3Pilot, visant à expérimenter les niveaux 3 et 4 d’autonomie dans 11 pays d’Europe à l’aide de 100 véhicules sur 4 ans. Ce projet, qui dispose d’une enveloppe de 68 millions d’euros, fait partie des projets de recherche H2020 (programme communautaire pour la recherche et l’innovation pour la période 2014-2020) spécifiques au développement du véhicule autonome.

En France, c’est l’État qui orchestre la réalisation du véhicule autonome. Initialement, ce projet était envisagé comme une évolution nécessaire de l’industrie automobile, dans un contexte où de nouveaux acteurs apparaissent sur le marché de la mobilité et où les débouchés se situent principalement en Asie, dans le cadre du programme de la Nouvelle France Industrielle promue par le ministère du redressement productif. Aujourd’hui, il a pris la forme d’un programme global, dans lequel les ministères engagés[7], les acteurs institutionnels et para-institutionnels, les laboratoires de recherche, les think tanks ou encore les instituts de prospective destinés à la stratégie et les territoires s’allient aux start-up et aux industriels pour « faire de la France le pays le plus en pointe sur l’accueil des véhicules autonomes[8] ». Dans cette perspective, les gouvernements successifs n’ont pas lésiné sur les moyens juridiques, avec les lois Pacte et Loi d’Orientation des Mobilités (LOM), qui ont permis d’élaborer le cadre juridique d’expérimentations des véhicules autonomes, et financiers, avec la mise en place du Fonds d’avenir pour l’automobile, doté de 1 milliard d’euros, destiné à la « modernisation et la numérisation des chaînes de production », à la « transformation écologique de la filière et à l’innovation[9] ». Ce fonds permettra de financer le développement de bornes de recharge électriques sur le territoire, l’accompagnement des sous-traitants dans la modernisation de leur activité, ainsi que la recherche et l’innovation dans le véhicule autonome ou à hydrogène. Cet investissement vient compléter de nombreuses mesures indirectes visant à mutualiser la recherche et développement à travers des financements spécifiques dans les structures de recherche, l’émergence de chaires ad hoc dans des centres de formation publics ou encore le crédit impôt recherche, au détriment bien sûr d’autres secteurs de la recherche largement délaissés. De la même façon, les territoires volontaires mettent la main à la poche, à travers des investissements directs – ainsi, le programme EVRA aura coûté 162 millions d’euros aux collectivités – ou des politiques favorables : voies ou stationnement réservés, renouvellement des infrastructures de transport, aménagement du territoire, le tout au détriment d’autres modes de transport, souvent publics.

Alors que le pays est marqué par une croissance stagnante et par une hausse fulgurante de la dette, on peut s’interroger sur ce généreux accompagnement de la filière automobile et ce choix technologique à l’issue incertaine. S’agissant du transport collectif, plusieurs enquêtés ont donné des pistes de réponse à ce questionnement : au-delà de l’objet « véhicule autonome », la mise en place simultanée de plusieurs technologies – cartographie numérique, connectivité des infrastructures routières, 5G étendue à tout le territoire – devrait permettre de limiter les coûts de fonctionnement des solutions de transport collectives. Car l’autonomie de niveau 5 signifie avant tout la possible disparition du·de la conducteur·rice salarié·e, ce qui permettrait des économies substantielles pour l’employeur public ou privé. De plus, l’hyper-connectivité permettrait également de déléguer le contrôle des véhicules à des opérateur·rices pays situé·es dans des pays sur d’autres fuseaux horaires et où la main d’œuvre qualifiée est moins coûteuse, comme l’Inde. Ce phénomène de remplacement des conducteur·rices par des intelligences artificielles et par des opérateur·rices à distance serait encore plus significatif dans le transport de marchandises. Pour les entreprises du transport longue distance, comme pour celle de la logistique du dernier kilomètre (dernière étape de la livraison des marchandises entre un entrepôt et le lieu de destination finale), la réduction du coût du travail permise par l’automatisation de la conduite engendrerait des profits supplémentaires et une diminution du prix de vente des produits, donc une hausse de la compétitivité.

Quant au véhicule autonome comme mode de transport individuel, il s’adresse encore aux populations aisées. Au vu des prix à l’achat envisagés par l’industrie – autour de 100 000 euros – la cible est celle de l’homme pressé, un cadre supérieur blanc, connecté, fatigué et amené à se déplacer beaucoup tout en rentabilisant les heures passées dans les transports. Cela malgré le fait que, comme nous l’avons vu, le public porte une partie importante des coûts de développement de cette technologie. Il sera néanmoins nécessaire de produire une grande quantité de véhicules de ce type pour qu’ils soient rentables, ce qui engendrera inévitablement des coûts sociaux, environnementaux et urbanistiques.

Dans un article de Mai 1998 intitulé « Notre utopie contre la leur[10] », Le Monde Diplomatique rappelait que le néolibéralisme était la réalisation d’une certaine utopie. Aujourd’hui, plus de vingt ans après la publication de cet article, cette utopie se porte bien. Le développement des technologies du numérique a même renforcé le caractère utopique – au sens de Thomas More, « nulle part » – du néolibéralisme du XXIe siècle. En effet, le projet de société des GAFAMs semble vouloir s’affranchir de toute limite spatio-temporelle : se faire livrer une marchandise en tout point du globe en moins d’une journée, télécharger des quantités astronomiques de données en quelques secondes, se déplacer sans avoir à supporter la fatigue de la conduite, ou encore succomber aux plaisirs du tourisme spatial. Le véhicule autonome, au même titre que la 5G ou que l’internet par satellite, incarnent ce nouveau visage de l’utopie néolibérale.

[1] La plateforme automobile (PFA), « Les priorités technologiques de la filière automobile et mobilités », 2020.

[2] T. LE GALLIC, A. AGUILERA, «Diffusion des véhicules autonomes et modes de vie », Atelier La vie Robomobile, Rapport final, Ministère de l’écologie – DGITM – IFSTTAR, 2019.

[3]A. GRISONI, J. MADELENAT, « Le véhicule autonome : quel rôle dans la transition écologique des mobilités ? », Novembre 2020.

[4] A.-M. IDRAC, «Développement des véhicules autonomes ; orientations stratégiques pour l’action publique », 2018.

[5] Groupe Cynorhodon, Dictionnaire critique de l’anthropocène, CNRS Éditions, 2020.

[6] Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.

[7] Groupement inter-service pour le véhicule autonome, entre trois ministères (Transition écologique, Économie et finances, Intérieur).

[8] Stratégie nationale de développement de la mobilité routière automatisée 2020-2022.

[9] Dossier de presse du Plan de soutien à l’automobile pour une industrie verte et compétitive, mai 2020.

[10] S. HALIMI, « Notre utopie contre la leur », Le Monde Diplomatique, Mai 1998, p. 14.