En 2009, la Guadeloupe a connu une grève générale sans précédent sur l’île. Emmenée par le collectif « Lyannnaj Kont Pwofitasyon » (LKP), cette grève a mobilisé bien au-delà des milieux militants traditionnels. Outre les mesures sociales qu’elle a permis d’obtenir, elle a été l’occasion de formuler avec une clarté exemplaire certains des enjeux fondamentaux qui traversent les rapports sociaux en Guadeloupe comme dans l’ensemble des Antilles françaises :  aberration des structures économiques, implicites raciaux des systèmes de pouvoir, complexité des équilibres politiques. C’est ainsi peut-être avant tout la persistance de l’héritage colonial qui a été crûment mise en lumière.

Ary Gordien est chargé de recherche au CNRS, auteur notamment de « Guadeloupe, l’après LKP : Anticolonialisme, identité et vie quotidienne » (REVUE Asylon(s), N°11, mai 2013). Nicolas Rey est enseignant-chercheur à l’Université de Guadalajara (Mexique), notamment co-auteur avec Frédéric Gircour de LKP, Guadeloupe : Le mouvement des 44 jours (Éditions Syllepses, 2010).

La première partie de cet entretien est disponible ici.

Mouvements (M.) : La participation de la population a été massive tout au long du mouvement, aux manifestations, devant les bâtiments où se déroulaient les négociations, aux meetings quotidiens au Palais de la Mutualité, ou encore pour tenir les barrages. Qu’est-ce qui a motivé un tel engagement des Guadeloupéen·nes, bien au-delà des cercles militants traditionnels ?

Nicolas Rey (N.R.) : L’une des raisons du succès de la mobilisation et de l’engagement de la population est que la grève a démarré en plein pendant le carnaval annuel. Victorin Lurel, le président du conseil régional, a d’abord cru que la mobilisation allait s’essouffler précisément parce que la population serait occupée à faire la fête, mais c’est exactement le contraire qui s’est passé. La mobilisation a pris une tournure festive et c’est en grande partie cela qui lui a permis de prendre une telle ampleur. Évidemment, c’est aussi le fait que la cherté de la vie avait atteint un niveau insupportable pour beaucoup de gens, d’autant que l’on était au beau milieu d’une crise financière mondiale. Cet engagement était également l’expression d’un ras-le-bol après une suite de gestes humiliants du pouvoir central, notamment le discours de Dakar prononcé par Sarkozy en 2007, où il avait osé déclarer que « le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire » alors qu’en vérité, il en avait d’abord été sorti par l’esclavage européen. D’une façon générale, l’esprit de résistance est resté très fort en Guadeloupe, la population est toujours sur le qui-vive, toujours en alerte quant au prochain mauvais coup qu’on pourrait lui jouer. La conscience populaire reste très marquée par le rétablissement de l’esclavage par Napoléon en 1802, alors qu’il avait été aboli une première fois en 1794 par la Convention Nationale sous l’impulsion des Noir·es soulevés dans la colonie de Saint-Domingue. Le peuple guadeloupéen porte en lui Joseph Ignace, Louis Delgrès ou encore la Mulâtresse Solitude, référent·es dans la mémoire collective, sacrifié·es sur l’autel de l’impérialisme français esclavagiste. La Martinique, aux mains des Anglais en 1794, n’a pas eu l’occasion de connaître ces huit ans de liberté même relative suivie d’un retour aux chaînes, car l’esclavage n’y a pas été aboli durant cette période. Haïti, anciennement Saint-Domingue, s’est quant à elle proclamée libre et indépendante en 1804.

Ary Gordien (A.G.) : C’est aussi la grève des stations-service qui explique que la population ait massivement participé à la mobilisation, vu que les gens ne pouvaient de toute façon pas circuler. L’archipel était complètement bloqué, donc il n’y avait pas forcément autre chose à faire. La télédiffusion sur la chaîne locale Canal 10 des premières négociations entre le LKP et le préfet Nicolas Desforges a également eu un impact décisif. Il faut se souvenir que l’on était avant l’ère des réseaux sociaux. L’engagement de la population est aussi le fruit du travail sur le long terme des mouvements anticolonialistes, surtout indépendantistes, qui s’est fait en Guadeloupe après la répression de 1967. Un grand effort de sensibilisation a été effectué d’abord auprès des paysan·nes et des ouvrièr·es, ensuite auprès des employé·es, ainsi que par les mouvements dédiées à la jeunesse, qui a conduit à préparer le terrain pour une adhésion à un discours plus offensif de la part de catégories beaucoup plus large de la population guadeloupéenne. En janvier 2010, il y a eu une tentative pour relancer une mobilisation à l’occasion de la fête anniversaire du mouvement de 2009, mais les manifestations ont été beaucoup moins importantes. Puis est survenu le séisme en Haïti qui a complètement pris le devant de la scène en termes d’actualité politique et a achevé de casser tout effort pour recréer la même dynamique qu’en 2009.

M. : Tandis qu’Élie Domota, le secrétaire général de l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG, principale force au sein du LKP), parlait d’une « bande de békés » pour désigner les patron·nes refusant de signer l’accord dit « Bino » marquant une étape importante dans l’évolution du conflit, des gendarmes traitaient le dirigeant syndical Alex Lollia de « sale nègre » en le tabassant dans la mangrove où il s’était enfui : le conflit -t-il donné lieu à une plus grande visibilité des lignes de fracture raciales en Guadeloupe ? Comment cette question a-t-elle évolué depuis, notamment avec l’avènement du mouvement Black Lives Matter ?

N.R. : On ne peut pas mettre sur le même plan les déclarations de Domota et celles des dominant·es. La remarque de Domota n’est pas raciste puisqu’il ne s’en prend pas aux béké·es en général, mais à « une bande de békés », en l’occurrence les descendants des colons esclavagistes qui bénéficient aujourd’hui des capitaux amassés hier par l’exploitation à mort des esclaves. La mobilisation de 2009 n’a fait que réaffirmer l’importance du facteur racial dans la hiérarchie sociale existante, à savoir le fait qu’au sommet du système se trouvent des blanc·hes descendant·es de colons.  Victor Hugues, l’administrateur de l’île de 1794 à 1798, en a guillotiné un certain nombre, et beaucoup à l’époque ont préféré s’enfuir vers la Martinique ou vers d’autres îles de la Caraïbe et les États-Unis. Si les grand·es béké·es ne vivent plus massivement en Guadeloupe contrairement à la Martinique, en revanche iels possèdent toutes les grandes entreprises sur les deux îles, donc restent les maîtres·ses du système de domination aux Antilles françaises…

A.G. : C’est effectivement un fait sociologique indéniable qu’une bonne partie des grands entrepreneurs de Guadeloupe (il s’agit d’un milieu essentiellement masculin) sont des descendants de colons. Il suffit de regarder la composition de la section locale du MEDEF pour s’en convaincre, mais personne ne conteste ce fait, y compris parmi lesdits entrepreneurs blancs créoles, même si pour ces personnes cela ne signale pas une quelconque illégitimité de la hiérarchie sociale en Guadeloupe. Il aurait donc été impossible pour un mouvement luttant pour davantage d’égalité sur l’île de faire l’impasse sur la question raciale. Il faut souligner que c’est dans la Caraïbe, et aussi dans l’océan Indien avec La Réunion, que sont nés les rapports sociaux et le vocabulaire liés à la race pour ce qui concerne la France. Pourtant, il y a une ambiguïté propre à l’anticolonialisme guadeloupéen, qui revendique une autonomie par rapport à la France au nom d’une histoire et d’une culture particulières à la Guadeloupe, mais sur la base d’un implicite racial. Cette histoire et cette culture sont essentiellement comprises comme étant celles de la population majoritaire, c’est-à-dire les personnes noires d’ascendance africaine. Cette question raciale a commencé à être explicitée dans les années 1990. Le LKP a contribué à cette explicitation en faisant de la dénonciation grands entrepreneurs békés, en particulier du Groupe Bernard Hayot qui est bien côté au CAC 40, un élément central de sa rhétorique. Ce choix stratégique s’explique par le fait qu’il s’agit là d’une question à la fois clivante et qui permet de mobiliser. Mais on peut aussi en questionner les limites, qui sont de dériver vers une forme d’essentialisme racial, avec un amalgame entre la situation martiniquaise et la situation guadeloupéenne. Il y a pourtant des différences notables entre les deux îles. En Martinique, par exemple, la majorité du foncier appartient à des grandes familles de colons, alors qu’en Guadeloupe, ce n’est pas le cas. Beaucoup de grands noms guadeloupéens sont en fait ceux d’entrepreneurs békés martiniquais arrivés en Guadeloupe au XXe siècle.

La question des gendarmes est différente, ce qui montre toute la complexité des rapports entre la France et la Guadeloupe. Il n’a pas, à ma connaissance, été prouvé que le recrutement des fonctionnaires se faisait sur un critère racial outre-mer. Comme tou·tes les fonctionnaires, les gendarmes sont recruté·es sur concours à l’échelle nationale. Comme il y a une majorité de personnes communément identifiées comme blanches dans la population française, la majorité des gendarmes le sont aussi, y compris celleux en poste dans les départements d’outre-mer. Or, des études sociologiques, notamment des enquêtes comparatives réalisées aux États-Unis, en France et en Allemagne, ont montré que la manière dont les États modernes utilisent les forces de l’ordre conduisent celles-ci à stigmatiser les populations marginales et les minorités raciales. Les gendarmes présent·es en Guadeloupe, très majoritairement issu·es de France hexagonale, arrivent sans doute pour certain·es avec ce bagage-là lorsqu’ielles exercent sur l’île. Cette forme de racisme n’est donc pas entièrement liée avec la question békée, c’est davantage une question de blanchité hexagonale, même si ces préjugés racistes et raciaux proviennent à l’origine de la même matrice esclavagiste et coloniale.

Dans une partie des cercles d’entrepreneur·es blanc·hes créoles, en tous cas, la mobilisation de 2009 a suscité une nette résurgence de de la rhétorique du racisme anti-blanc. L’hymne du LKP a vraiment été vécu par certain·es d’entre elleux comme une négation de leur guadeloupéanité. Ielles exprimaient un sentiment presque paranoïaque d’être pris·es pour cible, d’être assailli·es, alors que les élu·es locaux·ales de couleur en prenait aussi pour leur grade, par exemple. D’autres nuançaient ces sentiments en rappelant que les relations blanc·hes/noir·es étaient bien plus tendues encore pendant les mobilisations indépendantistes des années 1970 ou 1980.

Un point qui a peu été commenté, c’est que le LKP affirmait sans cesse que l’opposition entre les « nou » et les « yo » ne relevait pas d’une division raciale, que la dimension raciale et la dimension sociale, de classe, ne se recouvrent pas totalement en Guadeloupe. L’idée était que d’un côté il y avait l’État et les élu·es, qui localement sont majoritairement de couleur, ainsi que toutes sortes de profiteur·euses, et de l’autre la majorité de la population Guadeloupéenne, d’ascendance africaine mais aussi indienne. La rhétorique du LKP impliquait donc une reconnaissance des Guadeloupéen·nes d’ascendance indienne. Domota et le LKP semblent avoir eu pour objectif d’appeler à une solidarité avec les descendant·es de travailleur·euses indien·nes pour apaiser les tensions interethniques larvées mais bien présentes en Guadeloupe. Ces tensions résultent des politiques coloniales qui, après l’abolition de l’esclavage, ont mis en compétition les travailleur·euses d’origine indien·ne (mais aussi africaine) avec les descendant·es d’esclaves pour casser les revendications salariales de ces dernièr·es. Malgré la cohabitation, le métissage et l’imbrication des cultures, cela a favorisé l’émergence d’une xénophobie (teintée d’ethnocentrisme, voire de racisme) aux effets durables envers les Guadeloupéen·ne·s d’ascendance indienne, puis, en réaction, d’une forme de contre-racisme.

N.R. : Historiquement, la communauté indienne est arrivée après l’abolition de l’esclavage, pour réaliser des tâches agricoles souvent ingrates que les Noir·es désormais libres ne souhaitaient plus faire. En Guadeloupe, on entend parfois des remarques désobligeantes sur les personnes d’origine indienne, comme si elles ne faisaient pas partie de la société guadeloupéenne. Domota au contraire a toujours revendiqué une double ascendance à la fois africaine et indienne pour le peuple guadeloupéen.

A.G. : Le métissage (intra-africain et avec des ressortissants d’Europe et d’Inde) ou plutôt la créolisation des pratiques culturelles sont l’une des spécificités les plus marquantes de la population antillaise. Comme l’a bien montré Frédéric Régent[1], même les blanc·hes créoles sont pour certain·es d’ascendance africaine lointaine, sans le savoir, ou en le sachant trop bien d’ailleurs… Ces brassages généralisés restent quelque part un impensé du nationalisme guadeloupéen. Cela fait par exemple bien longtemps que la Guadeloupe accueille des immigré·es de la République Dominicaine voisine. Tandis que certain·es se sont entièrement adapté·es aux modes de vies et au langues pratiquées en Guadeloupe et ont des enfants entièrement socialisé·es dans l’archipel, ielles continuent à être désignés comme des « Espagnols ».  Il en est de même pour les immigrant·es anglophones de la Dominique et franco-créolophones d’Haïti. La créolisation est donc un processus continu, avec une complexification croissante de la notion de guadeloupéanité. Pourtant, comme on l’a déjà noté, il y a dans les Antilles un succès grandissant de mouvances afrocentristes essentialistes, avec l’idée qu’il faut renouer avec une essence noire africaine, revaloriser la noirité. Ces vues sont par exemple défendues par certains intellectuels comme Ama Mazama ou Jean-Philippe Kalala Omotunde, ou par l’activiste Kémi Séba, reçu par certain·es militants anticolonialiste en Guadeloupe en 2018. Selon ces personnes, qui reprennent les thèses de Cheikh Anta Diop, le cœur de l’africanité serait l’Égypte antique, désignée par l’appellation de « Kemet », qui signifie « la terre des noir·es ».

N.R. : Le succès de Kémi Séba aux Antilles et en Guyane est dû à une rhétorique anticoloniale tout à fait légitime, notamment lorsqu’il s’en prend au franc CFA mis en place par la France en 1945 et toujours en vigueur dans les ex-colonies africaines. Mais son combat rejoint les thèses de Zemmour : chacun chez soi, et les brebis seront bien gardées ! En Guyane, des amis indépendantistes pourtant de gauche et irréprochables sur leur engagement corps et âme, m’ont attristé en évoquant un grand remplacement qui serait, selon eux, organisé par la France et viserait à anéantir la guyanité en favorisant l’immigration haïtienne illégale de masse. Or, je pense pour ma part que la guyanité est justement riche de ce brassage venu du Brésil, du Suriname, du Guyana, d’Haïti, de France hexagonale… C’est le même discours que tient l’extrême droite en France quand elle prétend que l’identité française serait menacée par les vagues successives d’immigrations, alors que la France a justement un visage pluriculturel, et qu’elle est magnifique pour cela. En Guadeloupe, une vision racialisante de la société progresse aussi du fait que de plus en plus de blanc·hes de France hexagonale, des « métros », retraité·es ou des jeunes peu soucieux·ses d’embrasser la culture guadeloupéenne, viennent s’installer en Guadeloupe comme en territoire conquis. Ce n’est absolument pas le cas des Haïtien·nes en Guyane, entré·es souvent par la toute petite porte et respectueux·ses des autres communautés. Il y a clairement une visibilité accrue des « métros » en Guadeloupe venu.es chercher du bonheur au soleil mais vivant dans un entre-soi, tandis que la jeunesse afroantillaise quitte l´île, faute de débouchés.

A.G. : C’est vrai qu’il y a des dynamiques de pouvoir à l’œuvre qui peuvent être facilement lues en termes de couleur. Comme je l’ai récemment montré, les personnes communément identifiées comme blanches jouissent incontestablement de certains avantages en Guadeloupe. Il y a des personnes qui en France hexagonale, selon là où elles habitent, ne seraient pas définies comme blanches, ou n’auraient pas forcément cette conscience-là, mais qui en venant aux Antilles profitent d’avantages uniquement fondés sur la couleur de peau, d’une logique qui n’est pas simplement une reproduction à l’identique des rapports coloniaux esclavagistes mais qui prennent naissance dans cette matrice-là. Il y a aussi un problème de vieillissement de la population en Guadeloupe et en Martinique, parce qu’il n’y a pas de formation ni de débouchés professionnels suffisants sur place du fait de l’absence de projet économique viable.

M. : Pourriez-vous revenir sur la dimension genrée de la mobilisation dans son ensemble ? Les rapports entre les femmes et les hommes en Guadeloupe ont-ils évolué depuis, notamment grâce au mouvement #MeToo ?

N.R. : Les femmes ont toujours eu un rôle central dans les luttes en Guadeloupe. En juin 2021, Maïté Hubert M’Toumo a été nommée secrétaire générale de l’UGTG, Domota restant à la tête du LKP. Cela répond sans doute au souci de prévenir un rapport trop direct entre l’UGTG et le LKP, mais c’est également un choix qui résulte de l’importance de son action au sein des luttes plutôt que du fait qu’elle soit une femme. On pourrait aussi penser que le mouvement #MeToo a peut-être influencé ce choix, pourquoi pas, mais la Guadeloupe a toujours été une terre de femmes politiques ou d’écrivaines de premier plan.

A.G. : C’est vrai qu’il y avait énormément de femmes impliquées dans le mouvement, même si j’ai assisté à plusieurs événements où c’étaient quand même beaucoup les femmes qui faisaient la cuisine ou qui servaient le repas. Mais il y avait des représentantes du mouvement très visibles et extrêmement mobilisées, comme Nathalie Minatchy ou Delphine Prudhomme. Cela dit, à ma connaissance, en 2009 les questions de genre et de société n’étaient pas articulées avec celle de la profitation au sein du LKP. J’ai pu observer un certain nombre de situations un petit peu compliquées et tendues où au nom de la protection d’une certaine identité culturelle, il y avait parfois un refus de remettre en cause certaines pratiques sexistes ou homophobes. Toute critique de ces pratiques, notamment lorsqu’elles venaient de personnes issues de France hexagonale, étaient perçues comme une tentative d’imposition culturelle. Du coup, certain·es militant·es se demandaient comment aborder ces questions-là d’un point de vue guadeloupéen, non hégémonique, non eurocentré, parce qu’elles créent de la violence et de la souffrance. Depuis Black Lives Matter et l’émergence de l’afroféminisme, je pense que certains mouvements qui ont gagné en importance articulent de plus en plus ces différents aspects des luttes.

N.R. : Quelques temps après la mobilisation de 2009, une féministe de France hexagonale m’a demandé de la mettre en relation avec des responsables syndicaux en Guadeloupe pour aborder avec eux la question du féminisme et de l’homophobie. Elle a été reçue de façon courtoise mais un peu sèche, un ami syndicaliste me signifiant par la suite au téléphone que « zafè a makoumè sa pa ka entérésé nou », c’est-à-dire : « les affaires de pédés, cela ne nous intéresse pas ». Cette remarque en créole, brutale, traduit une réaction forte face au fait qu’une personne de France hexagonale se permette de venir donner des leçons de militantisme à des guadeloupéen·nes. Mon ami n’est pas homophobe, le makoumè en Guadeloupe a aussi une place acceptée dans la société, même si les homosexuel·les sont malheureusement encore trop souvent victimes de discriminations inacceptables. La remarque de ce camarade syndicaliste me rappelait plus une posture du Sud, préoccupé d’abord par la misère explosive, alors qu’au Nord les combats pour la diversité sexuelle dominaient davantage. La jeunesse antillaise se charge de plus en plus de faire progresser la lutte LGBTQI+, sans la dissocier de la lutte sociale et anticoloniale.

A.G. : Même si c’est le cas dans bien d’autres endroits et bien d’autres milieux, l’homophobie reste un problème très réel aux Antilles. Frantz Fanon lui-même écrivait dans une note de bas de page de son ouvrage Peaux noires, masques blancs (1952) :

« il ne nous a pas été donné de constater la présence manifeste de pédérastie en Martinique. (…) Rappelons toutefois l’existence de ce qu’on appelle là-bas « des hommes habillés en dames » ou « Ma Commère ». (…) Mais nous restons persuadé qu’ils ont une vie sexuelle normale. Ils prennent le punch comme n’importe quel gaillard et ne sont pas insensibles aux charmes des femmes (…). Par contre en Europe nous avons trouvé quelques camarades qui sont devenus pédérastes, toujours passifs. »

L’homosexualité n’existerait donc pas aux Antilles et serait un phénomène importé par la colonisation. Dans l’état actuel des connaissances, on peut affirmer que, qu’elles soient ou non tolérées, les relations conjugales et sexuelles entre individus du même sexe ont toujours existé partout dans les sociétés humaines comme, d’ailleurs, dans une bonne partie du règne animal. En revanche, il est vrai que la notion de sexualité et les conceptions modernes de l’homosexualité qui sont hégémoniques proviennent de l’histoire des pays du Nord et s’y sont rapidement répandues dans les année 1970 pour se diffuser ensuite mondialement. Cela peut et doit sans doute être critiqué comme une imposition eurocentrée, surtout lorsque d’autres conceptions du genre et de la sexualité ne sont pas reconnues et que l’homophobie est dénoncée comme provenant spécifiquement voire uniquement des non-Blanc·hes, les stigmatisant ainsi davantage.  Néanmoins, dans certains discours circulant en ligne dans des réseaux antiracistes dits politiques, on peine parfois à savoir si c’est cette imposition d’un modèle LGBTQI+ eurocentré (une « internationale gay » selon les termes de Josef Massad) qui est dénoncée ou si c’est l’homosexualité qui est présentée comme l’importation d’un vice blanc ou occidental.

M. : La grève n’a pas été le seul moyen employé pour construire un rapport de force avec les autorités politiques et économiques : occupations, blocages, barrages, pressions sur certaines entreprises… Pourriez-vous revenir sur ces différentes pratiques, sur leur importance pour le mouvement des « 44 jours » ?

N.R. : Sans pression de la rue, on obtient quoi ? Vous croyez que l’État colonial et les grands patrons, souvent békés, qui font la pluie et le beau temps, n’exercent pas de violence sociale sur les chômeur·euses, sur les personnes sous-payées, créant une situation dramatique aux Antilles ? La jeunesse sans perspectives n’aurait-elle droit qu’à l’exil, à la drogue ou à s’entretuer ? Alors, si la question est de savoir si l’UGTG est un syndicat révolutionnaire car il recourt parfois à une forme de violence syndicale au service du changement, pour en finir avec une violence endémique, eh bien oui, il l’est. Georges Sorel a bien théorisé cela dans son ouvrage Réflexion sur la violence (1906), où il explique que le syndicalisme révolutionnaire a toute légitimité pour recourir à certaines formes de violence pour faire pression sur les dominant·es. François Ruffin a écrit très à propos dans le Monde Diplomatique en 2009 : « pour l’UGTG, le syndicalisme est nécessairement “de lutte”. La négociation, indispensable, se déroule avec un “rapport de forces”. L’“ennemi de classe” n’est pas devenu un “partenaire social”. » Le LKP a cependant fait son possible pour calmer les ardeurs d’une jeunesse prête à en découdre. Lors de la mobilisation de 2009, après l’assassinat de Jacques Bino, dont les coupables n’ont toujours pas été identifié·es, des jeunes ont érigé des barrages un peu partout dans l’île. Dans l’émission C dans l’air du 18 février[2], un jeune ne se réclamant d’aucun groupe particulier a même déclaré sur un ton déterminé : « Si nos parents n’y arrivent pas pacifiquement, nous, les jeunes, on y arrivera par d’autres moyens ». Les militant·es du LKP se sont mobilisé·es pour éviter que la situation ne dégénère et ne fournisse un prétexte facile à l’État policier colonial pour accentuer la répression contre le mouvement. Il y aussi que les caméras du monde étaient braquées sur la mobilisation et je pense que malgré les exactions des troupes sur place, l’État central a tout de même donné des instructions pour éviter que cela ne dérape trop, craignant que la situation ne lui échappe complètement. En plus des barrages, au début du mouvement l’aéroport a été occupé. C’est est un grand classique des mouvements sociaux en Guadeloupe. Par exemple, en 1987, l’aéroport a été investi par des manifestant·es qui protestaient contre la venue de Jean-Marie Le Pen aux Antilles, et en 2020 aussi pour protester contre l’afflux de touristes potentiellement porteur·euses du Covid, ou tout récemment encore pour s’opposer au passe sanitaire. L’aéroport, c’est le lien avec la « Métropole », donc c’est évidemment un point névralgique.

A.G. : Un autre élément très important de la mobilisation a été sa dimension culturelle . Lors des négociations avec le préfet au World Trade Center, par exemple, les gens se rassemblaient devant le bâtiment en chantant et en jouant du tambour ka, le tambour dit traditionnel de Guadeloupe. C’était aussi le cas dans toutes les manifestations. Il y a aussi eu des actions autour du chlordécone et du consommer local.

M. : La retransmission télévisée du premier cycle de négociations semble avoir joué un rôle important dans l’entrée en lutte d’une partie de la population guadeloupéenne. Pourriez-vous revenir sur la bataille médiatique qui a eu lieu pendant la mobilisation ?

N.R. : Il y a trois niveaux à considérer : les chaînes internationales, les chaînes nationales et les chaînes locales. La mobilisation a bénéficié d’une grande couverture de la part des chaînes internationales comme CNN et Al-Jazeera, inédite pour un mouvement en Guadeloupe. Cette retransmission planétaire a mis une pression sur les chaînes nationales pour qu’elles s’intéressent quand même au mouvement, qui a servi d’exemple à la base déjà radicalisée des syndicalistes français·es confronté·es à la mollesse des dirigeant·es des grandes centrales. En effet, au même moment, en France hexagonale se déroulaient des actions syndicales plus musclées que d’habitude, telles que des occupations d’usines ou des retenues forcées de dirigeant·es d’entreprises dans leurs bureaux. Dans toutes les manifestations et appels à la grève sous Sarkozy, et il y en a eu en très grand nombre, on portait en exemple le LKP, qui avait emporté à l’issue d’une grève dure une hausse significative de 200 euros par mois pour les bas salaires. Au niveau local, c’est la chaîne Canal 10 qui a beaucoup servi de caisse de résonnance au mouvement. Pourtant, c’est plutôt une chaîne qui était surtout connue pour attiser les tensions dans la société, notamment avec son présentateur phare, Ibo Simon, noir, adepte de propos xénophobes, en particulier envers les immigré·es haïtien·nes ou issu·es de la communauté de l’île voisine, la Dominique. Il a été condamné pour incitation à la haine raciale à une lourde amende et à de la prison avec sursis en 2002 et on ne l’a plus revu ensuite à l’antenne. Sur cet aspect, le LKP et Domota en particulier ont toujours été d’une clarté sans faille dans leur soutien concret au peuple haïtien. Mais une nouvelle génération de journalistes qui je pense était en désaccord avec les orientations de la chaîne jusqu’alors a ouvert l’antenne à la retransmission des négociations entre le LKP et le préfet. Cela a été une grande nouveauté, qui a eu un impact déterminant sur la lutte, sachant qu’on était avant l’ère des téléphones portables omniprésents : les gens ont découvert ces expert·es du LKP capables de maîtriser brillamment les dossiers, bien mieux que les représentant·es de l’État colonial, et cela a redonné une fierté aux Guadeloupéen·nes. Il y avait une demande très forte de la part de la population pour que les négociations continuent à être retransmises après la rupture du premier cycle de négociations par l’État. Frédéric Gircour, qui tenait le site Chien Créole, avait lancé une pétition en ce sens sur son site et elle a recueilli 2500 signatures en quelques jours.

A.G. : Effectivement, beaucoup de gens m’ont affirmé en entretien qu’ielles avaient senti l’effet de cette médiatisation très fortement. La présence de la presse internationale notamment a fait prendre conscience aux militant·es de l’impact du mouvement. La retransmission des négociations sur Canal 10 a aussi contribué à amplifier la dimension raciale de la lutte. Le fait de voir un homme noir, Domota, tenir tête et argumenter face à des personnes très majoritairement blanches, puisqu’il n’y avait qu’une seule personne noire parmi les représentant·es de l’État et du patronat, a beaucoup marqué les esprits. D’autant qu’on était quelques semaines après l’intronisation de Barack Obama, qui en Guadeloupe a eu un retentissement énorme.

M. : Le 16 février 2009, neuf écrivains ont publié dans Le Monde un « Manifeste pour les ‘produits’ de haute nécessité » en soutien au mouvement.  Quelle a été la place de la communauté intellectuelle guadeloupéenne lors de la mobilisation ?

N.R. : Ces neuf intellectuels étaient principalement de Martinique. Leur texte a su donner un souffle nouveau au mouvement, à un moment où les négociations se trouvaient dans l’impasse et où la répression n’allait pas tarder à s’abattre. C’est un texte d’une incontestable qualité littéraire, avec une vraie dimension poétique. « L’Appel des neuf » commence par un soutien puissant au Liyannaj, défini en ces termes :

« C’est en solidarité pleine et sans réserve aucune que nous saluons le profond mouvement social qui s’est installé en Guadeloupe, puis en Martinique, et qui tend à se répandre à la Guyane et à la Réunion.

(…) le plus important est que la dynamique du Lyannaj – qui est d’allier et de rallier, de lier relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé – est que la souffrance réelle du plus grand nombre (confrontée à un délire de concentrations économiques, d’ententes et de profits) rejoint des aspirations diffuses, encore inexprimables mais bien réelles, chez les jeunes, les grandes personnes, oubliés, invisibles et autres souffrants indéchiffrables de nos sociétés. La plupart de ceux qui y défilent en masse découvrent (ou recommencent à se souvenir) que l’on peut saisir l’impossible au collet, ou enlever le trône de notre renoncement à la fatalité.  »

A.G. : D’autres intellectuel·les ont aussi pris une part active au mouvement, comme Rosan Monza ou Raymond Gama, considéré par certain·es comme l’éminence grise du LKP. Frédéric Régent, qui était à la fois maître de conférences en histoire et responsable syndical à a FSU, a aussi été l’un des délégués du LKP.

N.R. : En Guadeloupe, de nombreux débats ont été animés par le Centre d’Analyse Géopolitique et Internationale (CAGI, Université Antilles-Guyane), et certains de ses membres comme le politologue Julien Mérion ont accordé plusieurs interviews à la presse nationale, au Point ou au Monde, par exemple. Globalement, cependant, la mobilisation de 2009 n’a pas été impulsée par des intellectuel·les, mais plutôt accompagnée par elleux. Il ne faut pas oublier aussi les artistes comme le chanteur et acteur Admiral T, ou encore les musicien·nes gwoka, qui ont été au cœur de la lutte et dont le travail de mise en expression de la parole populaire est d’une grande profondeur intellectuelle, au même titre que celui des auteurs du Manifeste.

M. : L’État français a par deux fois rompu unilatéralement les négociations avec le LKP, puis s’est limité à un simple rôle d’accompagnement des négociations entre partenaires sociaux. La seule forme d’engagement direct assumé par l’État a donc été l’envoi de CRS et de militaires pour participer à la répression du mouvement. Que révèle selon vous ce mélange de distance et de brutalité ? Les « États Généraux de l’Outre-Mer » organisés à la suite du mouvement ont-ils modifié les rapports entre la Guadeloupe et l’État ?

A.G. : Certaines personnes se sont demandé s’il n’y avait pas une volonté de pousser au pourrissement la situation. Contrairement au mouvement de 1967, où les autorités ont réagi immédiatement, semble-t-il avec une peur panique de perdre ces territoires dans un contexte de guerre froide et de décolonisation de l’Afrique, en 2009 les réactions et les prises de parole publiques ont tardé à venir. Cela me parait significatif d’une évolution de la manière dont les autorités centrales conçoivent le lien avec ces territoires. Même si l’État français ne verrait sans doute pas d’un bon œil une prise d’indépendance complète, on dirait qu’accorder davantage d’autonomie, avec un désengagement financier et une continuité territoriale plus limitée, ne dérangerait pas trop les responsables politiques hexagonaux·ales. Comme on l’a vu, l’une des réponses qui a d’ailleurs été tout de suite suggérée par le gouvernement a été d’organiser un nouveau référendum, en posant à la fois la question d’une autonomie accrue, avec un passage de l’article 73 à l’article 74 de la Constitution, et la question d’une fusion des niveaux départemental et régional, puisque la Guadeloupe est une région monodépartementale.

N.R. : Dans les années 1960, les autorités françaises ont mis en place le programme BUMIDOM, destiné à favoriser la migration de la jeunesse issue de l’Outremer vers la France hexagonale en lui proposant des emplois de fonctionnaires dans les strates inférieures des services hospitaliers, de la police, ou à La Poste, à la fois comme réponse aux problèmes de chômage élevé dans les DOM et afin d’étouffer dans l’œuf le développement des mouvements indépendantistes aux Antilles. Mais suite à la crise pétrolière de 1973 et avec l’entrée dans l’ère du chômage de masse en France, cette politique a été abandonnée à partir des années 1980. Ce désengagement de l’État s’est fait sans véritable contrepartie, puisqu’on a freiné toute possibilité de connexion des Antilles francophones avec leur environnement immédiat caribéen et latinoaméricain. On a tout au plus accordé quelques bourses pour aller étudier au Canada. La Guadeloupe a voté contre l’autonomie lors du référendum de 2003, craignant de perdre le système de protection français conquis de haute lutte par les travailleur·euses depuis des siècles et de se retrouver sous la coupe d’une élite bourgeoise guadeloupéenne souhaitant supprimer les minimas sociaux.

A.G. : L’expression à la mode autour de 2009-2012 était celle de « développement endogène », l’idée de sortir d’un modèle économique fondé sur la dépendance aux exportations venues de France ou d’Europe. J’ignore ce qui a réellement été entrepris en ce sens. De la même façon, les prises de décisions issues des « États généraux de l’outre-mer » et du « Projet guadeloupéen de société », deux dispositifs mis en place à la suite de la crise de 2009, ne sont pas très lisibles. En revanche, il y a eu une volonté claire quoique ambiguë d’agir sur le plan de la communication, comme l’atteste le fait d’avoir déclaré 2011 comme « année des Outre-mer ». Il s’agissait de montrer la richesse culturelle, économique et écologique que représentaient les Outre-mer pour la France et de faire acte de reconnaissance de leur place dans la République, par exemple en parlant des soldats venus des outre-mer qui ont participé à l’effort de guerre en 14-18 et en 1939-1945. Même si certains événements ont parfois pu être réinvestis par des acteurs d’origine ultramarine en France hexagonale, ce qui a permis que soient abordées des questions beaucoup plus centrales, il s’est agi surtout d’opérations de communication vantant quelque part la grandeur de la France dans le monde et mobilisant ainsi une rhétorique quelque peu anachronique qui rappelait sur certains aspects la propagande coloniale des années 1930.

M. : Quel jugement portez-vous sur l’action des pouvoirs publics locaux lors du conflit, notamment celle du conseil général et du conseil départemental de la Guadeloupe ?

N.R. : Comme on l’a dit, Victorin Lurel, le président du conseil régional, ne croyait pas beaucoup à la mobilisation au départ. Mais lorsque le préfet a rompu le premier cycle des négociations, lui et Jacques Gillot, le président du conseil général, ont appelé à durcir le mouvement pour faire pression sur l’État afin qu’il revienne à la table des négociations. Il s’agissait évidemment pour eux de ménager leurs électeur·rices potentiel·les, malgré la forte inimitié qui existe entre Lurel et Domota, renforcée probablement par les liens de ce dernier avec Lucette Michaux-Chevry, grande figure de la droite et ancienne présidente du conseil régional. Michaux-Chevry, décédée le 10 septembre 2021, représentait une frange nationaliste de la bourgeoisie guadeloupéenne qui a parfois convergé avec des indépendantistes sur la question de l’autonomie, même si celleux-ci ont critiqué la façon dont cette question a été posée lors du référendum de 2003 en Guadeloupe. Victorin Lurel avait lui pris fortement position pour le Non, non pas par opposition à l’autonomie, mais d’abord pour faire échouer Lucette Michaux-Chevry engagée pour le Oui, et qui était, elle, à l’origine du référendum. Une fois le rejet de l’autonomie obtenu dans les urnes fin 2003, Lurel a littéralement récupéré le vote des Guadeloupéen·nes à son avantage, remportant dans la foulée les élections régionales de 2004 face à Michaux qui  présidait le conseil régional depuis 12 ans. Il est resté à la tête de la région durant deux mandats, jusqu’en 2015.

A.G. : Il y a une vraie déconnexion entre les mouvements anticolonialistes historiques et les élu·es au niveau du conseil régional et départemental. Certain·es élu·es locaux·ales occupent cependant une position un peu intermédiaire, notamment certains maires socialistes assez puissants comme José Toribio à Lamentin, ou Éric Jalton aux Abymes, qui ont constitué des listes avec des gens du LKP. Sans doute du fait des rapports de pouvoirs qui ont émergé dans le cadre esclavagiste et colonial et de l’interconnaissance très poussée qui existe sur ce territoire multi-insulaire exigu, la sphère politique locale est marquée par beaucoup de clientélisme. Les amitiés ou les inimitiés personnelles l’emportent souvent sur l’appartenance à une famille politique. On voit souvent des alliances « contre-nature » : en 1999, par exemple, Lucette Michaux-Chevry, affiliée au RPR à l’époque, s’est rapprochée des socialistes Antoine Karam, le président du conseil régional de Guyane, et de l’indépendantiste martiniquais Alfred Marie-Jeanne pour rédiger la « Déclaration de Basse-Terre » appelant à une autonomie accrue des territoires antillais. Marie-Luce Penchard, la fille de Lucette Michaux-Chevry, affiliée à l’UMP puis à LR, a conduit des listes électorales où l’on retrouvait des ennemis de Lurel affiliés à gauche, et inversement pour ce qui concerne la liste de ce dernier. Donc il y a des petites guerres de personnes qui se télescopent avec des débats de fond, ce qui conduit à des dénouement à première vue paradoxaux. Par exemple, Lurel a été réélu au premier tour aux élections régionales de 2010, donc juste après la vague LKP fortement marquée par une rhétorique anticolonialiste. Pourtant, au moment du référendum en 2003, il avait fait campagne haut et fort contre la proposition d’une autonomie accrue. Par la suite, il a collaboré avec le Comité International des Peuples Noirs (CIPN) pour créer un mémorial consacré à la traite et à l’esclavage, qu’il a inauguré en 2015. Il s’est ainsi approprié un projet porté à l’origine par des militant·es anticolonialistes, notamment Édouard Glissant et Luc reinette, mais en déplaçant la focale du projet sur une forme de célébration culturelle, en le vidant de sa charge politique subversive, bien qu’on doive souligner le réinvestissement du mémorial par des mouvements anticolonialistes.

[1] Frédéric Régent, Esclavage, métissage et liberté. La Révolution française en Guadeloupe (1789-1802), Paris, Grasset, 2004.

[2] « On a tiré en Guadeloupe », C dans l’air, France 5, 18 février 2009.

Chronologie du mouvement

3 décembre 2008

Résultats de élections prud’homales : l’Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe (UGTG) obtient 51% des voix, la Confédération Générale du Travail de la Guadeloupe (CGTG), 20%, la Centrale des Travailleurs Unis (CTU), 8,6%.

5-6 décembre 2008

À l’appel de l’UGTG, création du Liyannaj Kont Pwofitasyon (LKP), « Coalition contre l’exploitation », qui regroupe 49 syndicats, partis et associations. Décision d’appeler à une journée de grève avec manifestation le 16 décembre.

8-11 décembre 2008

Mouvement de petits entrepreneurs du bâtiment qui bloquent les axes de circulation pour protester contre le prix de l’essence. Le préfet accorde une baisse du prix du litre de sans-plomb de 20 centimes ; en contrepartie, la Société antillaise de raffinerie (SARA) recevra une subvention de 3 millions d’euros.

16 décembre 2008

Manifestation de plusieurs milliers de personnes « contre la vie chère » à Pointe-à-Pitre et à Basse-Terre. Le sous-préfet reçoit une délégation de 15 personnes. Décision de lancer une grève générale illimitée à partir du 20 janvier 2009.

16 décembre 2008 – 20 janvier 2009

Élaboration de la plateforme de 146 revendications du LKP. Organisation de meetings locaux pour faire connaitre la plateforme.

19 janvier 2009

Entrée en grève des gérant·es des 115 stations-services de Guadeloupe, contre toute nouvelle implantation de station-service sur l’île.

20 janvier 2009

Début de la grève générale illimitée à l’appel du LKP. Manifestation de plusieurs milliers de personnes à Pointe-à-Pitre.

21 janvier 2009

Occupation de l’aéroport.

23 janvier 2009

Début des négociations avec le préfet Nicolas Desforges. Les  négociations sont retransmises sur la chaîne de télévision locale Canal 10.

24 janvier 2009

Manifestation de milliers de personnes à Pointe-à-Pitre.

28 janvier 2009

Le préfet rompt le premier cycle de négociations à la demande de Yves Jégo, secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer.

30 janvier 2009

Manifestation record de plusieurs dizaines de milliers de personnes à Pointe-à-Pitre.

31 janvier 2009

Le conseil régional et le conseil général de la Guadeloupe proposent des mesures à hauteur de 54 millions d’euros afin de satisfaire les principales revendications du LKP. Le LKP refuse cette proposition. Arrivée de Yves Jégo en Guadeloupe.

1er février 2009

Yves Jégo annonce l’application anticipée du Revenu de solidarité active (RSA) pour 2009.

3 février 2009

Fin de la grève des stations-services. Yves Jégo accorde un moratoire de trois ans avant l’implantation de nouvelles stations. Il annonce que 40 000 billets d’avions aller-retour à 340 euros Pointe-à-Pitre/Paris seront mis à disposition des « Guadeloupéens les plus modestes ».

4 février 2009

Début des négociations entre Yves Jégo et le LKP. Jégo annonce « une trentaine de mesures », et notamment avoir obtenu « un engagement clair, chiffré » de la grande distribution pour une baisse de 10 % du prix de 100 produits de première nécessité. Blocage du port et des écoles. Manifestation de milliers de personnes à Pointe-à-Pitre.

6 février 2009

Blocage du dépôt pétrolier. Yves Jégo annonce une baisse significative du prix du carburant.

8 février 2009

Après une nuit blanche de négociations, un préaccord est conclu entre les organisations patronales, l’État et les syndicats sur une augmentation de 200 euros pour les salaires inférieurs à 1,4 fois le SMIC, revendication phare du LKP. Jégo s’engage à ce que l’État finance intégralement cette augmentation, à hauteur de 108 millions d’euros. Mais l’après-midi, il est rappelé à Paris par François Fillon, le premier ministre, et les négociations sont à nouveau rompues. Jacques Gillot (app-PS), président du conseil général, et Victorin Lurel (PS), président du conseil régional, appellent à durcir la mobilisation.

10 février 2009

Remise à Yves Jégo d’un rapport d’étape ministériel sur la fixation des prix du carburant aux Antilles et en Guyane, jugé « accablant pour les compagnies pétrolières » par Le Monde. Réunion de crise interministérielle à Paris.

10 février 2009

Retour de Yves Jégo en Guadeloupe, chargé simplement d’installer les deux nouveaux négociateurs imposés par Matignon : le directeur adjoint du travail au ministère des affaires sociales, et le directeur général du travail d’Aquitaine.

12 février 2009

Élie Domota, secrétaire général de l’UGTG et principal porte-parole du LKP, déclare sur Canal 10 que « si un manifestant du LKP est blessé, il y aura des morts (…) Si c’est ça qu’ils veulent, si c’est la guerre civile, ils peuvent compter sur nous ».

14 février 2009

Jacques Gillot et Victorin Lurel appellent à un « assouplissement » de la grève et proposent de verser « une prime salariale » de 100 euros à tou·tes les salarié·es touchant moins de 1,4 fois le SMIC « jusqu’en mai, peut-être en juin ». Ces 100 euros seraient complétés par 100 euros versés par le patronat.  Le LKP refuse cette proposition.

16 février 2009

À l’appel du LKP, des barrages sont dressés partout sur l’île par des militant·es et par la population. Les gendarmes prennent d’assaut le barrage de Poucette, entre Pointe-à-Pitre et Sainte-Anne, et passent à tabac plusieurs dizaines de personnes, dont le syndicaliste Alex Lollia, membre dirigeant de la Centrale Unie des Travailleurs (CTU). En réaction, les barrages se multiplient.

17 février 2009

Mort par balles de Jacques Bino, syndicaliste membre de l’UGTG. Neuf écrivains signent un « Manifeste pour les ‘produits’ de haute nécessité » .

19 février 2009

Nicolas Sarkozy, président de la République, annonce l’organisation prochaine d’États généraux de l’outre-mer. Patrice Prixam est arrêté pour le meurtre de Jacques Bino. Il sera relâché deux jours plus tard, le visage tuméfié.

20 février 2009

Reprise des négociations entre les organisations syndicales et patronales.

21 février 2009

Plus de 10 000 personnes manifestent à Paris en soutien à la grève en Guadeloupe, à l’appel de Continuité LKP.

22 février 2009

Obsèques de Jacques Bino, auxquelles assistent 4000 personnes. Olivier Besancenot, José Bové, Ségolène Royal font le déplacement depuis la France.

25 février 2009

Le Medef se retire des négociations, au motif que la sécurité de son représentant, Willy Angèle, qui aurait fait l’objet d’une « nouvelle agression d’Élie Domota », n’est pas assurée.

26 février 2009

Ruddy Alexis est arrêté pour le meurtre de Jacques Bino. Il sera reconnu innocent en 2014.

28 février 2009

Signature d’un accord régional interprofessionnel (dit accord Bino) par des syndicats patronaux minoritaires représentant le petit patronat, en l’absence du Medef et de sept autres fédérations patronales. L’accord couvre entre 14 000 et 17 000 salari·ées sur 80 000. Il prévoit une hausse de 200 euros pour les salaires inférieurs à 1,4 fois le SMIC. L’État financera cette hausse à hauteur de 100 euros en 2009, puis de 50 euros en 2010-2011 ; à partir de 2012, une « clause de convertibilité » prévoit que la hausse sera intégralement financée par les entreprises.

4 mars 2009

Signature d’un protocole de fin de conflit, qui comprend 165 articles.

7 mars 2009

Ouverture d’une enquête judiciaire contre Élie Domota par le parquet de Pointe-à-Pitre pour provocation à la haine raciale et tentative d’extorsion de signature. Domota avait déclaré le 5 mars que les entrepreneur·euses qui refusaient l’accord Bino devraient « quitter la Guadeloupe » et qu’il ne « laisser(ait) pas une bande de békés rétablir l’esclavage ».

3 avril 2009

Accord d’extension de l’accord Bino à toutes les entreprises non-signataires, mais sans la « clause de convertibilité » qui assure sa pérennisation au-delà de 2011. Le préambule de l’accord, qui mentionnait l’existence d’une « économie de plantation » en Guadeloupe, est lui aussi supprimé.

22 avril-29 juillet 2009

États généraux de l’outre-mer, boycottés par le LKP.