Les questions de genre jouent un rôle central dans la structuration de la nouvelle internationale réactionnaire et dans sa (résistible) ascension, en Europe et au-delà. Mais si d’autres chercheur·euses se sont déjà penché·es sur les menaces qui pèsent sur les droits des femmes et des minorités sexuelles sur le continent européen, le projet RESIST est le premier projet de recherche européen à articuler l’étude de la « politique « anti-genre » » (”anti-gender politics”) à un travail de co-construction de résistances féministes et queer à cette politique. Regroupant des chercheur·euses de dix universités européennes et aux statuts, parcours et ancrages disciplinaires divers, il analyse les discours, mouvements et stratégies « anti-genre » dans l’Europe contemporaine. La catégorie « anti-genre » recouvre ici les contestations politiques, juridiques et sociales de l’égalité de genre, de la justice et la santé reproductives, des droits LGBTQIA+ et des perspectives intersectionnelles. Les guillemets sont utilisés par les membres de RESIST pour souligner que le terme « anti-genre » ne va pas de soi, qu’il ne fait pas l’unanimité au sein de l’équipe de recherche, et que ses usages universitaires peuvent manquer de cohérence.

Cet entretien a été réalisé avec trois membres du projet RESIST. Gavan Titley travaille à l’université de Maynooth en Irlande dans le département d’études médiatiques sur les questions de race, de racisme et de multiculturalisme et sur la place qu’y occupent les médias et la communication. Il a principalement travaillé sur la première partie du projet, qui cartographie les discours politiques et médiatiques, les tactiques et les stratégies « anti-genre ». Ekaterina Filep est géographe spécialiste des questions de genre et travaille à la fois à l’Université de Fribourg et à l’Université de Lausanne. Elle a participé aux trois phases de ce projet, en se concentrant sur la Hongrie et la Suisse pour la première phase, puis sur la Suisse et la Biélorussie pour la deuxième. Roberto Kulpa est chercheur en sciences sociales à l’université Napier d’Édimbourg et travaille sur les questions de genre et de sexualité dans une perspective transnationale. Il a dirigé l’étude de cas sur la Pologne et je coordonne les activités de diffusion et de communication pour l’ensemble du projet.

Entretien réalisé et traduit par Clément Petitjean

 

Mouvements (M.) : Pouvez-vous nous présenter les différentes étapes du projet ?

Roberto Kulpa (R.K.) : Le projet s’est déroulé en plusieurs phases au cours de ses quatre années d’existence. Nous avons commencé par cartographier les discours politiques et médiatiques « anti-genre » dans différents contextes européens : le Parlement européen, le Royaume-Uni, la Suisse, la Hongrie et la Pologne. Le rapport portant sur cette première phase du projet identifie et expose le large spectre politique et médiatique qu’on trouve aussi bien à l’ouest qu’à l’est du continent européen, qui comprend des tendances politiques plus libérales et plus autoritaires. Nous voulions établir une cartographie empiriquement solide démontrant comment et par qui ces idées sont utilisées, en mettant l’accent sur la façon dont les tactiques et les stratégies se répètent et peuvent être comparées d’un contexte à l’autre. Au cours de la deuxième année du projet, nous avons commencé à parler avec ce qu’on peut appeler des personnes ressources, sur le terrain, pour comprendre les effets des mouvements « anti-genre » sur la vie quotidienne, le militantisme, l’activité professionnelle et la participation politique (les rapports consacrés aux études de cas individuelles sont disponibles ici). Au moment où cet entretien sera publié, nous aurons achevé la troisième phase, au cours de laquelle nous aurons collaboré avec des organisations de la société civile pour examiner des stratégies de mobilisation plus structurées. La dernière étape consistera à rassembler tous les résultats et à produire des boîtes à outils, des recommandations et des réflexions universitaires.

M. : Comment avez-vous sélectionné les organisations militantes qui résistent aux mouvements « anti-genre » avec lesquelles vous souhaiter travailler pour cette troisième étape ?

Ekaterina FIlep (E.F.) : Avant de vous répondre, je voudrais commencer par remercier vivement toutes les organisations et les personnes qui ont participé, car leurs contributions ont été essentielles. Le processus de recrutement varie en fonction du contexte, que ce soit au niveau national, européen ou diasporique. Par exemple, dans mon étude de cas sur le Belarus, le recrutement a été particulièrement délicat. Nous n’avons pas été en mesure d’entrer en contact avec des organisations travaillant encore au Belarus, car on ne sait pas exactement lesquelles sont encore actives – si tant est qu’il y en ait. Même si elles existent, les contacter présenterait des risques importants pour les personnes qui en sont membres.

Nous avons donc recruté des collectifs, des associations et des initiatives dispersées en Europe, car de nombreux·ses Bélarussien·nes ont quitté le pays après les élections de 2020 et la répression qui s’en est suivie. J’ai eu la chance d’entrer en contact avec des activistes féministes et queer qui vivent actuellement en Pologne et dans d’autres parties de l’Europe. Je me suis appuyée sur les contacts que j’avais déjà noués et, par effet boule de neige, j’ai pu recruter d’autres participant·es. Ce processus s’est déroulé dans le cadre de la seconde phase du projet (work package 2), où nous avons organisé des focus groups et des entretiens.

Garantir la diversité et l’inclusivité a été pour nous une priorité essentielle à chaque étape du recrutement. Nous avons cherché à impliquer un large éventail d’associations et d’organisations, y compris des associations de défense des droits des homosexuel·les et des transgenres. En Suisse, nous nous sommes efforcé·es d’inclure des personnes racisées, des personnes issues de l’immigration et des personnes handicapées. Cependant, il n’a pas toujours été possible d’assurer une pleine représentatio. Si l’inclusivité est restée le fil rouge du projet, nous avons également dû faire preuve de pragmatisme, en reconnaissant que s’investir dans le projet était chronophage pour les participant·es.

Gavan Titley (G.T.) : Dans l’étude de cas menée au niveau des institutions communautaires, de nombreuses organisations de la société civile, des ONG et des mouvements actifs à l’échelle européenne ont été la cible d’une politique de droite séditieuse qu’on retrouve aujourd’hui du centre-droit radicalisé à l’extrême droite. Ces groupes ont ainsi intégré une réponse aux politiques « anti-genre » dans leurs propres analyses politiques. Pour cette raison, nous avons également cherché à rencontrer des groupes aux pratiques et aux savoirs militants divers, en nous tournant vers un organisme représentatif des droits des personnes trans, un groupe travaillant avec les jeunes réfugié·es et luttant contre des politiques migratoires racialisées, etc. Tandis que certains groupes sont des ONG très professionnalisées, d’autres sont des structures représentant des organisations dans lesquelles on trouve plus de jeunes, de bénévoles, ou qui sont plus militantes. La variété des études de cas nous montre que les contextes sont très différents, en termes de capacités de travail, de liberté de se réunir et de risques encourus pour les personnes participant à l’enquête – bien qu’à l’heure actuelle, il y ait des risques partout. Mais comme nous sommes parti·es de l’idée que le mouvement « anti-genre » était un mouvement transnational, le fait de faire varier les échelles et les lieux d’analyse nous permet d’examiner comment les discours et les tactiques circulent et sont traduits dans différents contextes.

R.K. : Pour revenir à votre question, il n’était ni possible ni souhaitable de n’avoir qu’un seul critère pour sélectionner les différents cas à étudier. Comme l’a dit Gavan, nos recherches montrent qu’il existe une grande diversité d’approches pour lutter contre les mobilisations « anti-genre », comme les procédures judiciaires ciblées, les réseaux informels d’entraide, le travail de plaidoyer des ONG, des campagnes de mobilisation sur des sujets spécifiques ou du travail militant intersectionnel plus large et de plus long terme, et tout cela dans des milieux et mouvements queer, LGBTQI+ et féministes. En outre, nous avons dû tenir compte des risques de sécurité pour les personnes enquêtées, par exemple dans le cas du Belarus, ou de facteurs tels que la taille des pays et de leurs populations, qui jouent sur la forme que prend la société civile. Enfin, la signification de la « diversité » dépend de contextes historiques et culturels qui ne sont pas, et ne devraient pas être, facilement égalisés et mis sur le même plan. Cela dit, l’objectif commun à tous nos cas a été de créer une plateforme qui soutiendra les groupes et les organisations impliquées dans leur travail déjà impressionnant. Nous ne voulons rien imposer, mais plutôt créer un espace pour être moins seul·es dans la lutte commune contre les mobilisations haineuses et populistes qui nous entourent.

M. : Vous avez décidé de vous concentrer sur des États membres de l’UE mais aussi sur des États qui n’en sont pas membres, et d’intégrer une analyse du Parlement européen ainsi que des exilé·es transnationaux·ales sont très intéressants. Comment avez-vous fait ces choix ?

G.T. : Encore une fois, il y a plusieurs raisons entremêlées. Sans surprise, dans les projets de cette envergure, il y a un mélange d’ambition analytique et de pragmatisme. Lorsque vous constituez un consortium pour un grand projet de recherche comme celui-ci, vous faites déjà une pré-sélection de l’expertise et de l’ancrage géographique. Je pense que nous étions très conscient·es qu’il n’était pas possible d’avoir une couverture transnationale complète, car cela n’existe pas.

Nous voulions, à chaque niveau du projet, pouvoir choisir des études de cas qui permettraient de faire des comparaisons suffisamment riches. Dans la première partie, qui porte sur la cartographie, il y a une sélection plus restreinte de contextes nationaux et du Parlement européen, pour une raison en partie pragmatique : cette échelle d’analyse parlementaire et médiatique nécessite une main-d’œuvre importante, et nous n’avions pas les forces pour travailler sur plus de six contextes distincts. Mais ça s’est révélé suffisant pour développer l’analyse transnationale dont nous allons bientôt reparler.

Nous couvrons davantage de contextes nationaux lorsqu’il s’agit d’examiner l’impact des mouvements « anti-genre » (partie 2) et les formes collectives de résistance à ceux-ci (partie 3). Lorsqu’on réalise des entretiens, des focus groups et des ateliers, c’est plus facile de le faire dans un plus grand nombre de contextes nationaux. Bien entendu, ces contextes nationaux sélectionnés sont significatifs en eux-mêmes, mais ils ont également une signification les uns par rapport aux autres.

Dans le cas du travail de cartographie, qui se concentre sur le Royaume-Uni, la Suisse, la Hongrie, la Pologne et le Parlement européen, nous avons choisi le Parlement européen parce qu’il nous semblait qu’il s’agissait d’un lieu incontournable pour analyser les discours et les stratégies politiques « anti-genre ». Nous avons mené cette recherche au cours de la seconde moitié de la législature 2019-2024, et les gains significatifs enregistrés par la droite radicale y ont intensifié et étendu la valeur de la rhétorique « anti-genre ». Nous avons donc commencé par travailler sur le Parlement européen parce que la dernière législature constituait un certain type de « laboratoire de discours ». Il existe souvent de grandes différences entre la manière dont les partis de la droite radicale se comportent au Parlement européen et au niveau national. Il est assez fréquent de voir des élu·es qui, au Parlement, jouent la carte de la déstabilisation anti-système mais qui, à l’échelle nationale, jouent celle de la respectabilité et de la compétence. Mais ce qui ressort de l’examen du Parlement européen au cours de cette période, c’est la grande plasticité du cadrage. Le genre peut être arrimé à presque n’importe quoi, toute mention du genre peut être transformée en exemple d’« idéologie du genre ». Cela s’est avéré très utile pour la politique d’opposition et de perturbation menée par les blocs d’extrême droite au Parlement européen.

Ce « laboratoire du discours » nous a permis de reconnaître certains des éléments que nous retrouverions par la suite dans les parlements nationaux étudiés (britannique, suisse, hongrois et polonais). La comparaison de ces quatre parlements nationaux nous a permis de remettre en cause une vision caricaturale des mouvements « anti-genre », qui seraient omniprésents en Europe de l’Est mais quasiment absents en Europe de l’Ouest. En effet, l’une des choses qui ressort de l’étude de la Pologne et de la Hongrie, où la rhétorique « anti-genre » monte en puissance et s’enracine depuis deux décennies, c’est qu’elles constituent des exemples presque chimiquement purs dont les partis d’Europe occidentale peuvent apprendre et s’inspirer. L’influence politique est donc allée à l’encontre des clichés arrogants. Nous avons étudié le Royaume-Uni en particulier parce que les mouvements « anti-genre » s’y concentrent presque exclusivement sur les questions trans. Même si les droits des personnes LGBTQI+ ne sont pas contestés de la même manière au Royaume-Uni qu’en Hongrie et en Pologne, la politique anti-trans y était si prononcée et elle s’y est développée en si peu de temps qu’il était très important de se pencher sur ce cas.

E.F. : Nous apportons aussi nos propres intérêts de recherche et nos expertises régionales. Dans mon cas, je suis spécialiste des pays post-socialistes. J’ai toujours été particulièrement intéressée par l’Europe de l’Est, peut-être parce que je viens d’Asie centrale, du Tadjikistan, et que j’ai étudié en Hongrie. En termes de connaissances académiques et de recherches disponibles sur les mouvements « anti-genre », ces contextes varient considérablement. La Hongrie, par exemple, a fait l’objet de travaux approfondis et d’une abondante littérature universitaire. En revanche, la Suisse a reçu étonnamment peu d’attention. Bien qu’il existe des recherches sur l’« Antigenderismus » ou l’« Antifeminismus », ces termes ne rendent pas pleinement compte du phénomène plus large que nous étudions.

Alors qu’elle pouvait au départ sembler improbable, cette approche comparative s’est avérée très productive. Au fil du temps, nous avons pu identifier des modèles transnationaux, ainsi que des différences régionales distinctes. Par exemple, le discours technocratique ou juridique est beaucoup plus répandu en Suisse qu’en Hongrie. La Suisse se présente comme un pays qui a réalisé des progrès significatifs en matière d’égalité de genre au cours des cinq dernières années, de sorte que peu d’acteur·ices politiques se déclareraient ouvertement opposé·es à de nouvelles avancées en la matière – sauf les partis de droite, évidemment, qui en font un thème de campagne électorale. Mais ce qu’on l’observe, c’est que de nombreux·ses responsables politiques utilisent des arguments juridiques ou technocratiques pour remettre en cause ou bloquer des politiques d’égalité. En même temps, la mouvance anti-trans fait circuler des discours plus extrêmes, s’appuyant sur la rhétorique de la protection de l’enfance, l’opposition à la santé sexuelle et reproductive, et ainsi de suite.

R.K. : Nous venons tous·tes de milieux universitaires critiques, engagés et militants, où il est important de prendre des positions antiracistes, anti-homophobes et anti-transphobes. Nous avons conscience des hiérarchies qui existent également dans les études et la recherche, la façon dont le « problème » est souvent présenté comme appartenant au « mauvais Orient », où l’on trouve le « triangle du mal » (Varsovie-Budapest-Moscou) en matière de politiques homophobes. Les simplifications géopolitiques abusives, qu’elles soient volontaires ou non, se retrouvent dans les médias, les débats politiques, mais aussi dans les travaux universitaires. Nous voulons donc dépasser le clivage simplificateur est/ouest, nord/sud. Enfin, le cas transnational des personnes exilées, coordonné par Latife Akyüz à l’université Viadrina, est très important pour nous, car il met fortement en évidence les aspects intersectionnels des mouvements « anti-genre », qui sont bien sûr présents dans tous nos cas, mais qui se manifestent différemment en raison des spécificités socioculturelles.

M. : J’aimerais maintenant m’arrêter sur la dynamique et les modes de fonctionnement de ces mouvements. Dans le premier rapport que vous avez publié, vous indiquez que la politique « anti-genre » est « un paysage politique dynamique caractérisé par des positions idéologiques et un opportunisme politique de plus en plus marqués, ainsi que par une recherche incessante de nouvelles cibles de discrimination ». Pouvez-vous développer cette idée de fluidité et de dynamisme ?

G.T. : Nous voyons dans le terme « anti-genre » une sorte de substitut. C’est un terme qui s’est quelque peu institutionnalisé pour mettre en lumière la manière dont l’égalité de genre, les droits des femmes, les droits des LGBTQI+, la visibilité, la participation politique, la procréation assistée, l’éducation sexuelle et reproductive sont ciblées individuellement et en lien les unes avec les autres par des formes de mobilisation réactionnaire. Dans la deuxième phase du projet RESIST, il nous est apparu que le terme « anti-genre » n’avait pas forcément de sens très clair pour les personnes qui sont la cible de ces mouvements, que ce soit en Grèce, en Allemagne, en Irlande ou en Catalogne. Mais dans la première phase, l’idée de « politique « anti-genre » » s’est avérée utile comme moyen pour s’orienter dans un océan de données à récolter. Nous nous sommes concentré·es sur la manière dont le concept de genre lui-même faisait l’objet d’une remise en cause politique. Bien sûr, en raison des effets de traduction et de variation linguistique, le concept n’est pas toujours très stabilisé, mais cette focale d’analyse nous a permis d’examiner la dynamique que vous mentionnez dans votre question.

Cette obsession pour le concept de genre conduit souvent à affirmer que parler de genre, c’est promouvoir ce qu’on appelle l’« idéologie du genre », ce qui permet de faire deux choses en même temps. La première, c’est d’enclencher une dynamique de remplacement infini. C’est-à-dire qu’à un moment donné, sur le plan politique, les militant·es « anti-genre » mettent l’accent sur une question, mais au moment où leurs cibles réagissent, ils et elles passent à un autre sujet. Ils peuvent commencer par la visibilité des LGBT, puis soudainement pivoter sur la façon dont le féminisme est allé trop loin. Ils disposent d’une panoplie de choix qu’ils peuvent constamment modifier et déplacer. Il s’agit d’une fluidité tactique, mais aussi de ce que Judith Butler appelle une sorte de fantasme, dans son livre Qui a peur du genre ?[1] Il n’est pas nécessaire qu’il prenne forme. Il suffit qu’il existe en tant qu’ombre projetée sur ce qui vous est cher, que ce soit la nation, la famille, l’ordre sexuel, une certaine vision de la manière dont la société devrait être organisée.

Le genre peut donc être injecté dans des formes de paranoïa, mais aussi dans le plaisir politique et le ressentiment qui infusent largement non seulement dans les milieux de la droite radicalisée, mais aussi dans les médias et les espaces culturels de manière plus générale. C’est pourquoi nous essayons de montrer dans le projet qu’on ne peut pas simplement réduire la politique « anti-genre » aux activités des partis et des mouvements sociaux. Son pouvoir dépend beaucoup de la manière dont elle est médiatisée et dont les formes violentes d’affect sont proposées et organisées dans la société.

Deuxièmement, dès que l’on commence à parler du genre comme d’une idéologie, les positions se durcissent immédiatement. L’idéologie, c’est quelque chose qu’on vous impose, et qu’on vous impose forcément de l’extérieur. Et cela ne se limite pas au genre, évidemment. Ces dernières années, la France a été le théâtre d’un véritable festival en la matière, avec tous les délires autour des wokistes, des décoloniaux, etc. Selon ce discours, l’idéologie du genre est foncièrement menaçante : elle menace les enfants, elle les sexualise à l’école, elle les influence pendant les défilés de la Pride ou quand des drag queens viennent leur lire des histoires. Tout ce qui peut être associé à l’idée d’idéologie du genre peut être considéré comme une menace non seulement pour la nation, mais aussi, en fin de compte, pour la démocratie.

Ce constat mérite d’être développée, car il est évident que la politique « anti-genre » est profondément antidémocratique : elle s’attaque aux droits humains, aux droits civils, à l’épanouissement individuel et à l’autodétermination. Mais dans cette logique, le genre est non seulement une idéologie imposée de l’extérieur, mais elle est importée et imposée par des élites non-représentatives, intouchables, financées par l’étranger. En Hongrie, ils ont été les premiers à adopter cette approche, ciblant non seulement les programmes de l’Open Society Foundation de George Soros, mais aussi le programme d’études sur le genre de l’Université d’Europe centrale. Et cette imposition est antidémocratique. Elle active un imaginaire national populiste réactionnaire bien établi, selon lequel les gens ordinaires n’ont rien demandé de tel. Leurs vies quotidiennes et leurs familles sont ciblées par ces discours de déconstruction, et personne n’a jamais demandé cela, personne n’a jamais voté pour cela. Par conséquent, tout ce qui est fait pour s’y opposer, que ce soit en ciblant de manière radicale des groupes, mais également les libertés civiles et la visibilité publique, tout cela est justifié parce qu’en fait, c’est la démocratie qu’on défend. Ce genre d’imaginaire du ressentiment vient donc légitimer les mesures de représailles.

Lorsque nous avons commencé ce projet, la fluidité de l’expression « idéologie du genre » était déjà bien établie dans la littérature universitaire existante. Mais ce que nous ont appris les études de cas, c’est qu’il fallait aussi prendre en compte ce durcissement. Ces deux dimensions sont complémentaires, et elles ouvrent la voie à la répression. Lorsque vous luttez contre une imposition antidémocratique, tout devient possible. Tout ce que vous faites pour protéger le bien, la famille, la nation, la démocratie ou la liberté d’expression, tout cela devient légitime. Ce discours victimaire est très productif pour le nationalisme revanchard, puisque « nous » sommes toujours victimes d’une force injuste ou extérieure.

R.K. : En ce qui concerne la Pologne, ce n’est pas seulement la flexibilité et la porosité qui permettent aux acteurs « anti-genre » de partir d’un mot-clé pour partir dans les tours. Souvent, il n’est même pas nécessaire de parler d’« idéologie du genre » ou d’« idéologie LGBT », ni même de mentionner le terme « genre ». L’implicite même du langage, ce qui est dit et ce qui n’est pas dit, et qui rend les silences assourdissants, est également très important. Ainsi, dans les débats parlementaires polonais, la juxtaposition des « traditions chrétiennes » et des « valeurs libérales », ou la mise en avant de « l’Occident » et de « l’Union européenne » en tant que « menaces » sont des thèmes politiques et culturels spécifiques qui se situent déjà dans le périmètre de ce qu’on appelle la politique « anti-genre ».

E.K. : C’est peut-être le bon moment pour dire quelques mots sur les méthodes que nous avons utilisées pour ce travail de cartographie et qui combinent des approches qualitatives et quantitatives. Pour l’analyse quantitative, de manière très simple, nous avons cherché à voir si l’expression « idéologie du genre » était utilisée avec des guillemets. En Suisse, les médias de droite l’utilisent fréquemment sans guillemets et sans en donner une définition claire, ce qui indique que « l’idéologie du genre » est présentée comme un problème qui existe réellement et qui doit être traité. L’expression étant régulièrement utilisée mais tout en restant vague et malléable, cela permet de l’adapter à différents objectifs, contextes et acteurs politiques. En Hongrie, le terme est également apparu fréquemment, mais contrairement à la Suisse, de nombreuses définitions explicites ont été fournies. Cela peut être lié à la façon dont le discours sur « l’idéologie du genre » a évolué au fil du temps dans ce pays. Il commence par gagner en visibilité au cours de la première décennie de ce siècle, avant de disparaître largement. Lorsqu’il réapparaît et qu’il est politiquement réactivé, en 2015, il a visiblement fallu rappeler au public ses dangers supposés, ce qui a probablement conduit à des tentatives plus délibérées de définition et de contextualisation.

G.T. : Ces exemples soulignent que la politique « anti-genre » ou l’opposition à « l’idéologie du genre » n’est pas quelque chose que l’on peut simplement rattacher à une configuration politique et dire qu’elle est le fait de la droite radicale. De fait, il s’agit d’un élément central de leur militantisme politique. Et l’une des façons dont elle se manifeste est par l’action : « l’idéologie du genre » n’existe dans le monde social que dans la mesure où on dit qu’elle existe. Ainsi, les stratégies qu’on observe non seulement en Europe, mais aussi aux États-Unis et ailleurs, comme le fait d’attaquer les bibliothèques, de traquer la littérature jeunesse LGBT ou de contester les programmes scolaires, consistent à choisir une cible et à en faire la manifestation spectaculaire du problème. La politique « anti-genre » est une politique hautement médiatisée, qui cherche à produire des spectacles d’indignation. C’est l’une des raisons de son succès, mais aussi l’une des raisons pour lesquelles les tactiques ne cessent de changer et d’évoluer. Comme toutes les formes politiques de ce type, elles doivent s’adapter pour rester viables.

En même temps, ce spectacle nécessite la normalisation et la naturalisation dont Katya a parlé. La couverture médiatique de ces prises de position contribue à naturaliser l’idée qu’il y a bien un problème. Cela donne donc immédiatement un avantage stratégique à la droite radicale. Le débat se déroule selon leurs termes. Cela permet aux « anti-genre » de transformer ce spectacle en information journalistique, présentée comme réponse extrême à un « vrai problème », et de dissimuler les intentions politiques sous-jacentes. L’une de nos principales conclusions est donc qu’il ne suffit pas d’examiner la politique « anti-genre » uniquement sous l’angle de ce que font les partis politiques et les mouvements sociaux, et qu’une médiatisation plus large est absolument essentielle pour que cette politique prenne forme et ait un impact.

M. : Dans les rapports que vous avez rendus publics, vous parlez des attaques contre les femmes, contre les minorités sexuelles et de genre ou contre les féministes, mais aussi contre les organisations qui les soutiennent, les défendent, les représentent. Vous avez parlé de certains événements publics perturbés par des militant·es « anti-genre ». Et bien sûr, tout cela s’ajoute à une discrimination plus systémique. Mais il y a aussi des attaques ciblées contre les institutions académiques. Pourquoi le monde universitaire est-il si important aux yeux des « anti-genre » ?

R.K. : On constate que les mouvements « anti-genre » s’attaquent au monde universitaire tout en revendiquant des formes de savoir jugées à la fois supérieures et traditionnelles. Dans les débats parlementaires et médiatiques polonais, par exemple, une forme de « scientisme » est mise en avant, en insistant sur l’argument de sens commun, biologique et essentialiste, selon lequel il y a deux sexes, les hommes et les femmes, et puis c’est tout. Cela débouche sur des discussions sur les chromosomes, sur le caractère naturel de l’hétérosexualité en matière de reproduction et sur des justifications pseudo-scientifiques de l’interdiction de l’avortement ou des bloqueurs de puberté auxquels ont recours les jeunes personnes trans. D’autre part, ces arguments coexistent, sans qu’il y ait vraiment de conflit ou de dissonance, avec des arguments religieux sur « l’ordre naturel » qui font référence à la nature, à la cosmologie divine, aux traditions et à la morale chrétiennes.

En discutant des effets de la politique « anti-genre », les personnes avec qui nous avons échangé nous ont rappelé le rôle joué par Viktor Orbán, premier ministre depuis 2010, lorsqu’il a forcé l’Université d’Europe centrale à quitter Budapest. Il a également attaqué l’Académie hongroise des sciences, tout comme le parti Droit et Justice en Pologne s’en était pris à l’Académie polonaise des sciences. Autre exemple : en 2018, le ministère polonais de l’éducation a publié une nouvelle classification des disciplines scientifiques, supprimant les Cultural Studies, foyer traditionnel des études sur le genre et la sexualité, et introduisant à la place l’étude de la culture et de la religion ! Et ce n’est là qu’un des nombreux exemples dont nous ont parlé les participant·es à ma recherche en Pologne. Comme l’a souligné Gavan, ces attaques ne sont bien sûr pas le seul fait de la droite radicale et conservatrice. Les lecteur·ices de Mouvements connaissent certainement bien le contexte français et les attaques récentes contre « l’islamogauchisme » et le « wokisme », qui ne sont rien d’autre que des tentatives de délégitimer la connaissance critique sur les racismes, le colonialisme, la xénophobie. Il existe de nombreux autres exemples à travers le monde, dans lesquels on retrouve le « populisme épistémique » des mouvements dits « post-vérité », qui s’attaquent radicalement à l’héritage des Lumières européennes, mais cela relève d’une autre discussion [2].

G.T. : Je pense que nous sommes tous·tes témoins de cette offensive. Elle est liée à l’intensification des attaques contre les ONG, qui sont perçues comme des agents de l’élite, qui importent toutes ces idéologies et les imposent à des populations qui sont maintenues dans l’ignorance, etc. La spécificité de l’université, c’est que cette supposée importation se fait par dans un cadre éducatif plutôt que par le biais des politiques publiques de manière générale. Le propos porte donc sur le sort des étudiant·es, leur infection par le virus woke, ou tout autre cliché du jour à ce sujet.

Mais comme l’a souligné Roberto, cette offensive ne vient pas seulement de la droite, mais également du soi-disant centre libéral. L’une des façons de l’expliquer consiste à voir cela comme une attaque contre la liberté académique au nom de la liberté d’expression. Le cœur de cette rhétorique, c’est de dire que le savoir critique que vous produisez est un savoir totalitaire, qu’il dit ce qu’il faut penser :« Vous dites que le pays est raciste, qu’un homme peut être une femme. Vous nous dites que c’est la nouvelle vérité, mais nous savons que c’est un dogme. »

Cette attaque qu’on observe dans tous les pays repose sur la croyance que les universités ne sont plus des lieux d’éducation mais les bastions d’un certain type d’endoctrinement incontrôlé et purement idéologique. Et c’est quelque chose qui peut rassembler le centre libéral technocratique ou l’extrême droite, tous deux poussant des formes de bon sens qui seraient ainsi menacées. Il s’agit en partie de la reproduction d’une logique nationaliste. On peut s’attaquer à la liberté académique et dire : « Votre recherche est politiquement motivée, vous essayez simplement d’endoctriner et, ce faisant, vous déformez la bonne vie de la nation. » En Grande-Bretagne, les mouvements anti-trans vont mettre un point d’honneur à défendre l’idée que la Grande-Bretagne protège les droits individuels, que la tolérance existe déjà, que les droits des LGBT sont déjà protégés. En France, on va dire que comme la République est universelle, prétendre qu’elle a un odieux passé colonial qui continuerait d’avoir un impact sur les inégalités raciales, c’est attaquer la République. Et ainsi de suite.

E.F. : La comparaison des contextes suisse et hongrois est très intéressante à cet égard. En Hongrie, nous avons analysé une sélection de débats parlementaires qui ont eu lieu au cours des cinq dernières années et nous avons découvert qu’il n’était guère question d’attaques directes contre les universités – en grande partie parce que les deux universités qui proposaient des programmes d’études sur le genre avaient déjà fermé leurs portes en 2018. Il n’était donc plus nécessaire de les cibler. Toutefois, la « théorie du genre » et les « idées dangereuses » contenues dans les ouvrages universitaires ont continué à faire l’objet d’attaques dans les débats parlementaires.

En Suisse, les universités ont fait l’objet d’attaques plus précoces, avec des actions organisées dès 2009. Les universités ont critiqué le discours de la droite, et les responsables politiques de droite ont riposté en attaquant les institutions universitaires. En réalité, cela a pris la forme d’attaques ciblées. Un exemple frappant s’est produit vers 2015, lorsqu’une université suisse a organisé un événement éducatif sur les sex toys. Les médias et les responsables politiques se sont immédiatement emparés de l’événement : « Regardez où vont les financements publics ! Regardez ce que font ces universitaires ! Comment pouvons-nous faire confiance aux savoirs que produisent ces institutions alors qu’elles promeuvent les sex toys ? » Cette controverse a contraint les universitaires à adopter une posture défensive, les obligeant à justifier publiquement la légitimité scientifique des études de genre. Aujourd’hui, les universitaires avec lesquels nous nous sommes entretenu·es dans le cadre de la deuxième partie du projet déclarent ressentir une forte pression lorsqu’ils et elles s’adressent aux médias, car ils et elles sont constamment sous surveillance et pèsent soigneusement chacun de leurs mots dans le débat public.

G.T. : Dans ce cadre, le savoir universitaire est codé comme étant soit un savoir totalement frivole, soit un savoir extrêmement dangereux. Parfois les deux. Et cela n’a pas vraiment d’importance pour l’efficacité des attaques.

M. : Vos rapports soulignent l’importance des réseaux transnationaux. Et ce n’est pas seulement la droite et l’extrême droite qui soutiennent et produisent cette politique « anti-genre », cela va bien au-delà des organisations partisanes et même du champ politique pour inclure des médias, des think tanks, des organisations religieuses. À quoi ressemblent les résistances et les luttes contre ces réseaux ?

E.F. : L’idée que le sentiment « anti-genre » n’est pas l’apanage de la droite transparaît dans toutes nos études de cas. En Suisse, nous avons observé comment ces récits imprègnent la vie quotidienne, en grande partie grâce à leur fort attrait émotionnel. Ils sont souvent formulés de manière si puissante qu’ils influencent les individus de tous bords politiques. Par exemple, certaines féministes de notre étude ont reconnu que le discours « anti-genre » avait parfois affecté leur point de vue, notamment sur les questions trans. Une participante a fait remarquer : « Heureusement, je suis bien informée sur les droits des transgenres et j’ai des amis transgenres, ce qui me donne une connaissance de première main. Sans cela, j’aurais peut-être commencé à douter de moi, car il y a eu des moments où j’ai moi-même remis les choses en question. »

En outre, le discours « anti-genre » dépasse les débats publics et s’infiltre dans les espaces professionnels et les relations personnelles. Il n’est pas seulement présent à la télévision, il peut surgir de manière inattendue dans des conversations avec des proches qui commencent à se faire l’écho des mêmes récits. En ce sens, cette rhétorique s’infiltre dans tous les aspects de la vie.

Nos recherches mettent également en évidence la manière dont ces dynamiques peuvent créer des divisions au sein des communautés. Les réactions négatives à l’égard de certains groupes peuvent faire hésiter d’autres à prendre position, de peur d’être eux-mêmes pris pour cible. Par exemple, certaines organisations lesbiennes, gays et bi, qui ont atteint un certain degré de reconnaissance sociale, sont peut-être réticentes à défendre ouvertement les droits des personnes trans. Cette préoccupation a été fortement exprimée par les participant·es trans à l’enquête, qui ont souligné espérer plus de preuves de solidarité. En outre, ces tensions compliquent les discussions, même au sein des communautés trans : il est par exemple difficile d’aborder ouvertement des sujets tels que la détransition sans être ensuite instrumentalisé par des récits « anti-genre ».

En ce qui concerne les stratégies de résistance, elles varient fortement en fonction du contexte. En Suisse, les alliances politiques restent une approche particulièrement efficace, ce qui n’est pas toujours le cas dans d’autres pays. S’engager auprès des responsables politiques et influencer les décisions par le biais de partenariats stratégiques reste une tactique viable. La collaboration entre les ONG, les efforts de solidarité et les campagnes de sensibilisation conjointes sont également essentielles.

Au-delà du plaidoyer politique, les militant·es nous ont fait part d’histoires et de stratégies profondément personnelles. De nombreuses personnes sont confrontées à un stress émotionnel et psychologique important lorsqu’elles doivent faire face à l’hostilité des attaques et de la rhétorique « anti-genre » au quotidien. Dans ce climat difficile, il est essentiel de préserver son bien-être personnel, sa résilience émotionnelle et sa stabilité mentale.

R.K. : Individuellement, les gens résistent et font face aux effets « anti-genre » différemment, en fonction de leur positionnement individuel qui est lui-même influencé par les contextes culturels et les trajectoires personnelles. Ce que nous avons appris de la deuxième phase du projet ne fait que confirmer que les conséquences communes sont l’épuisement, la désillusion, le détachement, l’éloignement des réseaux sociaux ou du militantisme, la tentative de reconstituer les énergies individuelles et de survivre. Mais il est important de souligner que nous ne devrions pas considérer cela comme du « défaitisme ». La persistance face à l’adversaire est un élément important de la survie, et se mettre en retrait est parfois nécessaire pour pouvoir revenir ultérieurement. Il ne s’agit certes pas de formes de résistance spectaculaires, mais ces façons d’être tranquilles, ordinaires et résilientes sont importantes. C’est particulièrement vrai dans les contextes où la politique « anti-genre » dure depuis longtemps, comme en Pologne, où la politique conservatrice qu’on peut considérer comme « anti-genre » remonte aux années 1990. Bien entendu, les solidarités sont un autre élément important des résistances au sein des communautés. Dans nos études de cas, différentes formes d’entraide et de soutien mutuel sont très importantes. Enfin, il convient de noter que la politique « anti-genre » peut produire un « effet ricochet », des effets involontaires. Par exemple, les participant·es polonais·es à l’enquête ont parlé d’une plus grande mobilisation sociale en faveur du féminisme, de l’avortement et des personnes LGBTIQ+ en réponse aux récits haineux véhiculés par les médias.

G.T. : L’une des principales logiques animant la politique « anti-genre » repose sur l’attaque de la société civile, des mouvements sociaux, de la vie associative, toute forme de visibilité politique alternative. D’où l’importance pour nous d’avoir adopté une définition large de ce qui constitue la résistance, en raison des temporalités et des histoires qu’a mentionnées Roberto et du contexte et des possibilités dont Katya a parlé.

L’une des choses que nous avons constatées dans nos recherches, pour l’instant, c’est la facilité avec laquelle les gens peuvent s’isoler. Car l’une des tactiques qui revient sans cesse est évidemment celle de l’épuisement. En d’autres termes, les militant·es « anti-genre » peuvent empêcher les groupes et les mouvements d’agir en leur faisant perdre leur temps, en les obligeant à faire face à ce bruit constant, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, en accaparant leurs ressources avec des recours juridiques, en les attaquant sur les réseaux sociaux, en les excluant progressivement de différents lieux de débat public. Cela fait écho à la remarque de Toni Morrison selon laquelle le racisme consiste à faire diversion[3], à épuiser ses cibles. Mais si la politique « anti-genre » vise elle aussi à épuiser les ressources politiques, personnelles et collectives, aucune des personnes que nous avons rencontrées pendant l’enquête n’a baissé les bras.

 

 

Le projet RESIST – Fostering Queer Feminist Intersectional Resistances against Transnational Anti-Gender Politics (project ID : 101060749) est financé par l’Union européenne et les agences de recherche suisse et britannique. Les propos et opinions exprimées dans cet entretien sont celles des chercheur·euses uniquement et ne reflètent pas nécessairement celles des institutions les finançant. Ni l’Union européenne ni les autorités de financement ne peuvent en être tenues responsables.

 

[1] Judith Butler, Qui a peur du genre, Paris, Flammarion, 2024.

[2] Sur ce sujet, lire par exemple Roberto Kulpa, « Re-Thinking “Europe” with Central-Eastern Europe: Towards Non-Occidentalist and Decolonial Epistemics in/of Queer Studies », dans Go West!: Conceptual Explorations of “the West” in the History of Education, Bernhard Hemetsberger et and Andreas Oberdorf (dir.), Berlin et Boston: De Gruyter Oldenbourg, 2025, pp. 181-204. https://www.degruyterbrill.com/document/doi/10.1515/9783111408989-011/html

[3] Dans une conférence donnée en 1975, Toni Morrison a affirmé que « la fonction essentielle du racisme, c’est de faire diversion. Il vous empêche de faire votre travail. Il vous oblige à justifier votre existence, encore et encore. »