En décembre 2024, l’Union européenne a adopté une directive sur le travail des plateformes. Un texte qui pose le principe de présomption de salariat des travailleuses et des travailleur·euses ubérisé·es. Dans cet entretien, la députée européenne Leïla Chaibi revient sur cette victoire sociale. Cette parlementaire de La France Insoumise, qui a œuvré à l’obtention de cette directive, raconte un parcours semé d’embûches, placées là par le pouvoir macroniste et les lobbyistes des multinationales des plateformes. Des obstacles qui n’ont pas empêché une réelle avancée sociale pour plusieurs millions de personnes.

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Mouvements. Vous venez du mouvement social. Vous avez milité avec le collectif Génération Précaire, qui revendiquait l’intégration des stagiaires dans le droit commun, et le collectif Jeudi Noir, qui défendait la réquisition des immeubles vides et l’encadrement des prix des loyers. Vous avez aussi été une membre active de Nuit Debout. Depuis 2019, vous êtes députée européenne de La France Insoumise. Et lors de ce premier mandat, au Parlement européen, vous avez fait de la lutte contre l’ubérisation votre priorité. Vous avez joué un rôle clé dans l’adoption, par l’Union européenne (UE), d’une directive qui améliore les conditions d’emploi des plateformes. Pourquoi vous êtes-vous saisie de ce combat contre Uber et consorts ?

Leïla Chaibi : Effectivement, je me suis battue contre l’ubérisation. C’est un combat qui s’inscrit dans le prolongement de mon parcours militant. Comme l’avez rappelé, je me suis engagée contre la précarité de l’emploi et les stratégies de certains employeurs pour ne pas avoir à assumer leurs obligations. En ayant recours aux stages, par exemple, les employeurs n’assument pas la contrepartie du lien de subordination. En prenant des stagiaires, ils sortent du droit commun : ils obtiennent du travail d’une personne, mais sans payer la protection sociale, sans avoir à respecter le droit du travail, etc. Avec le collectif Génération Précaire, on a réussi à limiter cette situation. En 2009, on a obtenu que le nombre de stages soit limité (dans les entreprises et interdit une fois que les étudiants ont terminé leurs formations) et qu’ils soient gratifiés.

Les stratégies de contournement du droit commun et des droits sociaux, c’est malheureusement aussi vieux que le capitalisme. Ça s’est appelé « contrat à durée déterminée », « intérim », « stages », etc. À chaque fois l’idée, pour les patrons, c’est d’avoir des travailleur·euses sous leur subordination, mais sans appliquer 100% de la contrepartie qui est due dans le cadre du contrat de travail. Avec l’ubérisation, le contournement va à l’extrême, puisqu’on n’a même pas de contrat de travail du tout.

M. L’ubérisation est une forme approfondie de contournement du droit commun ?

LC. Tout à fait. L’ubérisation, c’est le fait d’avoir des gens subordonnés. Que le commanditaire contrôle, sanctionne et dirige. Mais, si ces personnes font le travail attendu, en échange, le commanditaire n’assume rien du tout. Le droit du travail et ses protections ne s’appliquent pas, les travailleuses et les travailleurs des plateformes n’ont pas la protection sociale des salarié·es.

Car le salariat, tel qu’on le connaît aujourd’hui, est le résultat de batailles ouvrières. Au XIXe siècle, les ouvrières et les ouvriers étaient payé·es à la tâche. Il y a eu des luttes sociales pour qu’en échange du travail fourni les employeurs donnent des contreparties. Des salaires suffisants pour vivre dignement, le droit du travail, la protection sociale (face au chômage, la maladie, la vieillesse, les accidents du travail), des congés payés, etc. Ce n’est pas la panacée, mais partout dans l’Union européenne, les salarié·es ont des droits.

À l’inverse, on trouve aussi des « travailleur·euses indépendant·es », qui ont leurs propres statuts. Elles et ils ne bénéficient pas des contreparties du salariat, comme les congés payés. Si tu es dans cette situation, tu n’es pas subordonné. Tu peux exercer ton activité comme tu le souhaites. Fixer tes prix, organiser tes horaires de travail, etc.

Avec l’ubérisation, on a des multinationales qui ne veulent prendre que ce qui les arrange dans ces deux statuts et ne laisser aux travailleur·euses que les inconvénients. C’est-à-dire les subordonner sans donner accès aux droits sociaux.

Donc, quand j’arrive au Parlement européen en 2019[1], je m’engage là-dessus. Mais, premier obstacle, ce Parlement est le seul au monde qui n’a pas « le droit d’initiative législative ». L’initiative législative est une prérogative de la Commission européenne. Autrement dit, en tant que députée européenne, je ne peux pas proposer un texte qui débouche sur une directive européenne, c’est-à-dire un texte normatif qui s’impose ensuite aux États de l’UE.

M. Les député·es ne jouent aucun rôle ?

LC. Quand j’arrive au Parlement, Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, nous présente dans l’hémicycle sa feuille de route pour les cinq années qui viennent. Elle évoque l’ubérisation, dit qu’il faut faire quelque chose sur le sujet, mais cela reste très vague. Mais on s’accroche à ces quelques mots. C’est le point de départ d’une bataille, d’un rapport de force qui se met en place, et qui va nous mener à l’adoption d’une directive sur le travail de plateforme. Elle a été définitivement adoptée le 1 décembre 2024, c’est le jour de sa publication au Journal officiel. Depuis cette date, les 27 États membres ont deux ans pour transposer la directive dans la loi nationale.

M. Que dit cette directive ?

LC. Elle porte un principe, celui de la présomption de salariat. Actuellement, les travailleur·euses des plateformes les plus visibles sont celles et ceux qui livrent les repas à domicile ou les chauffeurs VTC. Ils et elles sont sous statut d’indépendants. Mais en réalité, ce ne sont pas de vrais indépendants. Pour faire reconnaître leurs droits de salariés, ils et elles doivent aller voir le juge.

Un livreur peut aller voir le juge et lui expliquer : « Je ne comprends pas. J’ai signé avec cette plateforme pour être travailleur indépendant, mais en fait, je suis encore plus subordonné.e que si j’étais dans une entreprise. Je ne maîtrise pas le tarif de mes courses. Quand j’allume mon téléphone le matin, ma course est à 10 euros, mais celle de mon voisin à 20 euros. Comment ça se fait ? Je ne sais pas. En plus, on ne me l’explique pas. » Face à cela, le juge peut requalifier la relation de travail en contrat de travail, parce que effectivement, il est subordonné et la plateforme aurait dû le salarier. Partout en Europe, la requalification en contrat de travail, c’est ce qu’ordonnent les juges dans la majorité des cas où ils sont sollicités. Pour autant, le fait que la charge de prouver la subordination devant le juge repose sur les épaules des travailleurs ne permet pas la bonne classification de tous les travailleurs subordonnés en salariés. Au contraire, étant donné le coût d’une telle démarche et la situation de vulnérabilité des travailleurs concernés, au final il y a très peu des travailleurs ubérisés faussement indépendants se lancent dans une procédure de requalification.

Avec la directive sur les travailleur·euses des plateformes, c’est le principe de présomption de salariat qui prévaut. Les États membres doivent mettre en place une présomption de salariat, selon les modalités qu’ils décident eux-mêmes, mais avec certaines contraintes imposées par la directive. Dans les pays comme la France où il existe déjà un principe de présomption de salariat dans le droit du travail (pour les journalistes, les mannequins et les gardes forestiers), la présomption de salariat devrait être mise en place selon les mêmes modalités. D’après la directive, les travailleurs devront faire appel au juge pour faire valoir leur requalification si leur statut n’est pas respecté. Nous aurions souhaité que cela ne soit plus le cas et que la requalification soit automatique, hélas ce ne sera pas le cas. Cependant, lorsque les travailleurs ou les syndicats, au nom des travailleurs, solliciteront les tribunaux, il y aura un renversement de la charge de la preuve et ce sera à l’entreprise de prouver qu’ils sont indépendants et non pas aux travailleurs de prouver qu’ils sont subordonnés. Faute de quoi ils devront être requalifiés en salariés. Ce qui enlève une charge conséquente des épaules des travailleurs. Aussi, dès qu’une requalification sera ordonnée par un juge, l’inspection du travail sera encouragée à ordonner la requalification de l’ensemble des travailleur·euses de la plateforme.

Il y a un autre volet intéressant dans cette directive qui est très important. C’est la partie sur le management algorithmique. Aujourd’hui, les entreprises peuvent déconnecter les personnes qui travaillent pour elles. Une « déconnexion » qui équivaut, dans les faits, à un licenciement. Si tu travailles pour une plateforme, tu peux te faire virer sans aucune explication, sans aucun échange humain. C’est pourtant des décisions importantes. Il faut évidemment qu’un humain explique les sanctions et non un simple algorithme.

Dans la directive, il est aussi prévu de mieux protéger les données personnelles des utilisateur·ices des plateformes. Actuellement, le règlement général de protection des données (RGPD) ne s’applique pas dans le cadre du travail. Et les données collectées sur les téléphones, comme la géolocalisation (est-ce que tu étais à un rassemblement syndical) et émotionnelles (est-ce que tu as bien dormi par exemple), peuvent être utilisées. Lorsque tu télécharges l’application Uber ou Deliveroo, pour l’utiliser, tu es obligé·e de cocher toutes les autorisations que les plateformes demandent. Mais on ne peut pas parler de consentement, de choix « libre et éclairé », car si tu ne coches pas, tu ne peux pas travailler. Tu coches mécaniquement les Conditions générales d’utilisation (CGU) et finalement, les plateformes utilisent des données personnelles pour nourrir l’algorithme et pour prendre des décisions te concernant. Donc tout ça sera encadré. Car le principe du « consentement libre et éclairé » sur lequel repose le RGPD n’a pas lieu d’être dans le cadre du travail, car il n’y a pas de consentement libre et éclairé lorsque vous êtes dans une relation de subordination.

M. Qu’est-ce qu’il n’y a pas dans cette directive ?

LC. Cette directive est l’aboutissement d’une bataille parlementaire qui a duré cinq ans. Au Parlement, mon groupe est loin d’être majoritaire et on a travaillé à trouver un compromis avec les autres groupes politiques. On a dû se mettre d’accord avec les autres parlementaires. Donc évidemment, si j’avais pu écrire la directive seule, ou même si le Parlement l’avait écrite seul, elle aurait été beaucoup plus ambitieuse.

Mais alors, comment on est arrivé à ce résultat ? Après le discours d’Ursula von der Leyen, la commission « Emploi et Affaires Sociales » du Parlement européen a produit un rapport d’initiative, dans lequel on a dit ce que l’on souhaitait voir dans la future directive. Dès le départ, on parvient à arracher une majorité autour de la présomption de salariat et c’est donc le Parlement européen qui demande officiellement la présomption de salariat. Trois mois plus tard, en décembre 2021, la Commission européenne a présenté son projet de directive, en reprenant cette idée. Et déjà, on a gagné une grosse étape. Car il faut avoir en tête que, en face, les lobbies des plateformes voulaient une directive bien différente, qui institutionnalise un « tiers statut », entre le statut de salarié et celui de travailleur indépendant. Ils voulaient rendre légal la possibilité d’avoir des gens sous leur subordination sans avoir à assumer le droit du travail et la protection sociale.

Donc, super ! Le Parlement et la Commission sont d’accord sur la présomption de salariat. Mais maintenant, il y a une question cruciale : qu’est-ce que l’on met dans la présomption de salariat ? Comment la définir Quels sont les critères et combien sont-ils ? La Commission en propose cinq, qui permettent de dire si tu es subordonné. Si tu peux ou non choisir tes tarifs et tes horaires. Si tu as accès à ton portefeuille client. Si tu dois respecter un code vestimentaire. Ou encore si l’algorithme peut te sanctionner. Une grande partie des débats qu’il va y avoir par la suite, au sein du Parlement puis avec le Conseil de l’UE, où siègent les gouvernements nationaux, c’est le nombre de critères à remplir pour qu’une personne soit considérée comme salariée.

De mon côté, je voulais mettre les critères à la poubelle. Car si l’on parle de critères, c’est que tu dois prouver ce que tu avances, que tu remplis ces critères. Ça veut dire que tu dois faire la démarche d’aller voir le juge pour montrer la preuve que tu es subordonné, donc ça ne change pas grand-chose à la situation. Les tribunaux doivent requalifier chaque travailleur·euse, les un·es après les autres. C’est l’embouteillage. Le Parlement défendra cette position et, au final, la directive ne donnera pas de critères, mais elle ne dit pas pour autant qu’il en faille zéro.

Je voudrais ajouter une dernière chose. Cette directive a été adoptée, mais qu’on n’est pas sur un règlement. Il y a encore énormément de rapports de force qui vont devoir se jouer. Parce que telle qu’elle est écrite, elle laisse encore une marge de manœuvre aux États membres pour la manière de la transposer dans leurs lois nationales. Et même si on a mis des garde-fous, les lobbys des multinationales des plateformes vont tout faire pour une présomption de salariat light. Donc, dans les deux années qui s’ouvrent il y a une nouvelle bataille à mener.

M. On peut craindre que la France ne soit pas à la pointe. Car c’est un aspect que vous n’avez pas encore évoqué, mais il y a eu des résistances du gouvernement macroniste, au sein du Conseil de l’UE. Est-ce que vous pouvez revenir sur le cheminement qui a amené à l’adoption de ce texte ?

LC. Ce que j’ai appris au Parlement européen, c’est qu’il y a des rapports de force partout. Une des premières étapes dans cette histoire, c’est d’obtenir de la part de la Commission européenne une directive qui soit basée sur l’article 153 des traités et non pas l’article 151. Parce que l’article 151, c’est l’article sur les règles de concurrence. L’article 153, c’est le droit des travailleur·euses. C’est évidemment sur ce second aspect, puisque je voulais que les workers des plateformes soient considéré·es comme tel·les, qu’il fallait la prendre.

Cela veut dire quoi ? Que le commissaire qui soit en charge d’écrire la future directive doit être Nicolas Schmit, le commissaire à l’emploi de l’époque, et non pas Margrethe Vestager, la très libérale commissaire à la concurrence. Donc j’ai mis la pression sur Schmit pour qu’il récupère le portefeuille. Tout en sachant que, au sein de la Commission, il y a une guerre d’influence, et que Schmit n’est pas le plus puissant. Il vient d’un pays très respectable, mais petit : le Luxembourg.

Je l’ai interpellé plusieurs fois au Parlement sur le sujet. Je lui ai présenté des travailleurs des plateformes. On a fait pression. Car en face, il y a les lobbys des plateformes, qui sont puissants et ont l’habitude d’influencer l’écriture des textes européens. Ils imposent une petite musique à laquelle la Commission finit par croire. Il faut donc faire entendre la nôtre. On a organisé, plusieurs fois, un « forum des alternatives à l’ubérisation » (2021, 2022, 2023, 2024). On a fait venir des travailleur·euses de plusieurs pays de l’UE à Bruxelles, pour qu’ils et elles se parlent et s’organisent. Qu’ils et elles discutent de la future réglementation et interpellent la Commission européenne. Qui, pour le coup, se disait : « tiens, on nous regarde et c’est pas l’habituelle bulle européenne. Cette fois, ce sont des chauffeurs Uber ou Heetch, des livreurs de Deliveroo, le coursier de rider shop de Madrid, Jérémy de Bordeaux, Marco de Milan, Brahim de Lille, etc. » On les a aidés à faire irruption dans des endroits où on n’avait pas l’habitude de les voir, dans des endroits où ils n’existaient pas. Grâce à cette mobilisation, à cette influence, la base de discussion sur laquelle s’est fait la directive, c’est la présomption de salariat. Et tout au long du processus législatif, ce contre lobbying a été déterminant dans le rapport de force.

Une fois que la Commission a fait cette une première proposition, elle l’a envoyée au Parlement et au Conseil, et chaque institution doit dire ce qu’elle veut garder, ce que l’on modifie, ce que l’on jette. Lorsqu’elles ont toutes leurs positions, les trois parties se réunissent pour un trilogue.

Au Parlement européen, on avait le soutien d’une partie de la droite. L’argument de la distorsion de concurrence qu’entraîne l’uberisation a fait mouche. C’est un argument qu’on avait développé à l’époque de Génération Précaire d’ailleurs. La droite est sensible à l’argument de la concurrence déloyale. Que certaines entreprises ne respectent pas les règles du jeu, en prenant des stagiaires ou des faux indépendants, et en tirent profit.

M. Oui, mais au sein du Parlement européen, la droite est divisée en deux. Il y a la droite conservatrice, le Parti populaire européen (PPE), dans lequel siègent Les Républicains de François-Xavier Bellamy. Il y a aussi la droite libérale, Renew, où siègent les macronistes, qui sont moins sensibles à cet argument.

LC. Exactement, on a trouvé une alliance avec la droite traditionnelle, mais pas du côté de la droite start-up nation.

Au sein du Conseil de l’UE, notre plus grand allié, c’était d’abord l’Espagne. Elle était gouvernée par une coalition de gauche, et la ministre du Travail, Yolanda Diaz, n’avait pas attendu la directive pour imposer le salariat aux plateformes de livraison. À l’inverse, le plus grand obstacle, c’était la France d’Emmanuel Macron.

Les « Ubers Files » de juillet 2022 sont venus confirmer ce que je constatais déjà depuis deux ans. Rencontrer les lobbyistes d’Uber ou de Deliveroo, c’est rencontrer le fan club de Macron. Ils m’en parlaient avec des étoiles dans les yeux. Et de fait, les représentant·es de la France au Conseil de l’UE et les parlementaires libéraux reprennent les argumentaires que ces lobbyistes leur fournissent. Et ils vont très activement essayer d’empêcher la présomption de salariat. Au niveau du Parlement européen, on observe par exemple que de nouveaux députés, qu’on n’avait jamais vu sur le sujet, s’en emparent et déroulent les arguments des plateformes.

M. Mais la tentative de sabotage des lobbyistes des plateformes et des macronistes ne suffit pas, le trilogue débouche bien sur une directive ?

LC. En décembre 2023, on a une réunion de trilogue à Strasbourg. Il y a donc des représentant·es du Parlement et du Conseil. La Commission est aussi là en arbitre. La réunion démarre à 19h… et termine à 8h le lendemain matin. Le commissaire, Nicolas Schmit, en a fait péter la cravate !

À ce moment-là, l’Union européenne est sous présidence espagnole [la présidence change tous les six mois]. Cela ne lui donne pas tous les pouvoirs, mais elle peut influencer l’ordre du jour et décider d’accélérer ce dossier (contrairement à la précédente présidence française qui l’avait endormi).

Avec les Espagnol·es, on a des allié·es pour négocier, et après cette nuit de négociation on arrive à un bon accord. On fait péter le champagne, car généralement quand tu as un accord de trilogue conclu, c’est la version définitive. La suite n’est qu’une formalité.

Cet accord est meilleur que celui qu’on aura à la fin. Car il prévoyait que s’il y avait un seul cas de requalification en salariat, tous·tes les travailleur·euses de l’entreprise devaient l’être. On a réussi, c’est fou ! Mais dès le lendemain, c’est la douche froide. Fait rarissime, malgré l’accord en trilogue, la France de Macron fait capoter un accord qui allait changer la vie, dans le bon sens, de millions de travailleuses et de travailleurs. La France a rallié à elle une majorité d’États qui considéraient que le texte allait trop loin, et le Conseil a formellement rejeté l’accord de trilogue.

Finalement, on reprend les négociations en janvier, sous présidence belge, et on obtient le texte actuel en mars 2024. Malgré l’opposition, toujours, de la France, mais aussi de l’Allemagne qui s’abstient, car la coalition entre libéraux, sociaux-démocrates et écologistes n’arrivent pas à se mettre d’accord dans ce pays. La Grèce et l’Estonie hésitaient aussi, mais ils ont préféré ne pas s’opposer parce qu’ils savaient que ce serait perdant. Le seul pays à s’être opposé jusqu’au bout, c’est la France… Mais ce n’a pas été suffisant pour faire une minorité de blocage et la directive a été finalement adoptée.

M. Lors de la campagne des européennes de 2024, vous avez fait campagne avec ce slogan : « On a ramené la coupe à la maison ! » Vous avez joué le jeu des institutions et vous avez obtenu une victoire. Est-ce que c’est révélateur d’un changement de stratégie pour La France Insoumise ? Car avec cet exemple, on est loin du programme, porté aux élections de 2014 et 2019, de sortie des traités. Est-ce que maintenant La France Insoumise est plus à la recherche de victoires législatives ?

LC. Cette victoire, on la doit à un alignement des planètes. Ce n’a pas été simple. Et non, je ne pense pas que l’on a changé de stratégie. Lorsque j’arrive au Parlement européen en 2019, avec mes camarades eurodéputé·es, on se dit que cela va être compliqué de faire bouger les lignes dans cette Union européenne méga-libérale. L’UE est basée sur les principes du marché, sur le dogme de la concurrence. Le progrès social, ce n’est pas vraiment le sujet… Cette politique, on la dénonce. Mais malgré tout, c’est ce que prouve cette victoire, même dans un cadre contraint, c’est possible de dégager des marges de manœuvre.

C’est même plus simple, au Parlement européen, pour le groupe progressiste auquel j’appartiens, The Left, d’obtenir des choses qu’à l’Assemblée nationale sous Macron. En France, les député·es de gauche font face à l’obstruction de la macronie. Aucun compromis n’est possible.

M. Au Parlement européen, vous cherchez à construire des majorités ?

LC. Quand tu es dans un groupe minoritaire, au Parlement européen, tu as la capacité de créer des coalitions et de construire des majorités. Encore une fois, c’est totalement différent de la Ve République française, où l’on a l’habitude qu’un groupe politique ait la majorité. Dans ce cas, la majorité n’a pas besoin de convaincre l’opposition. Ils n’ont pas besoin de leurs voix. Au Parlement européen, c’est différent. Car jamais aucun groupe n’a de majorité absolue et peut décider seul.

C’est une culture politique très différente. Comme personne n’est jamais majoritaire au Parlement européen, il faut sans cesse négocier. Et donc savoir ce que l’on veut, être au clair sur ses lignes rouges. Car le risque, dans un fonctionnement comme celui-ci, en coalition où tu cherches des majorités, c’est que si tu n’as pas de colonne vertébrale politique, tu peux vite devenir un fonctionnaire du Parlement. Devenir un marchand de tapis : « Tu me donnes ça, je te donne ça ».

Avec les camarades de The Left, on fait un travail parlementaire militant. L’objectif est d’obtenir d’autres victoires, d’autres avancées sociales ou écologiques. On est des lanceur·euses d’alerte, on est les premier·es opposant·es au fonctionnement néolibéral de l’Union européenne. Mais on cherche aussi à arracher des victoires : je pense notamment à Manon Aubry sur la question du devoir de vigilance[2]. Ou encore à Younous Omarjee, qui est président de la commission développement régional du Parlement européen, lors de la précédente législature (2019-2024), et qui a orienté plusieurs millions d’euros vers des politiques de cohésion. Donc, je ne suis pas la seule à jouer le jeu des coalitions. C’est une démarche commune à l’ensemble des élus de la gauche au Parlement européen et avant tout de la délégation insoumise.

M. Est-ce que vous avez des nouvelles priorités pour ce nouveau mandat ? Le progrès social et environnemental n’est pas à l’ordre du jour de la nouvelle Commission (2024-2029), le Parlement est encore plus à droite, etc. Les planètes ne sont pas alignées pour ce mandat. Est-ce qu’il est possible de reproduire la même stratégie sur d’autres questions sociales ?

LC. Ce ne sera pas simple. Le Parlement européen est beaucoup plus à droite et compte pas moins de trois groupes d’extrême droite. Cela va être plus difficile d’arracher des majorités. Mais on va tout faire pour y arriver.

Les batailles que j’entends mener s’inscrivent dans la continuité de la directive sur les travailleur·euses des plateformes. D’abord, sur la question de l’intelligence artificielle au travail. C’est un volet qui est dans la directive, mais il est nécessaire d’aller plus loin. Et cela ne concerne pas que les plateformes. Un pan de plus en plus important de l’économie et du monde du travail utilise les algorithmes et l’intelligence artificielle (IA) pour organiser le travail. Les ordinateurs font le travail qui était auparavant fait par des managers et le personnel d’encadrement. Tout cela n’est pas du tout régulé. Au niveau européen, on a un règlement sur l’IA, mais il ne concerne pas le monde du travail.

Il y a aussi la question de la sous-traitance où il y a des enjeux similaires à ceux de l’ubérisation. Car la sous-traitance permet à des employeurs de ne pas assumer leurs responsabilités, d’externaliser les coûts et de garder juste les profits. Pour le moment, ce sujet n’est pas à l’ordre du jour de la Commission. Mais, je vais continuer à faire ce que j’ai fait, c’est-à-dire faire venir les principaux et principales concerné·es dans les institutions européennes.

C’est important ! Les lobbys sont omniprésents au Parlement et à la Commission. Ils ont leur badge marron, qui leur permet de rentrer et de sortir du Parlement comme dans un moulin et ainsi d’influencer le processus législatif. Mais ce ne sont pas les seuls à avoir un mot à dire là-dessus. Il faut donner de la voix aux gens. Que les citoyen·nes fassent irruption dans les débats qui les concernent et qu’ils se fassent entendre.

  1. Leïla Chaibi raconte son expérience au Parlement européen dans son livre, Députée pirate. Comment j’ai infiltré la machine européenne, Les Liens qui Libèrent, 2024.
  2. Voir la table ronde avec Manon Aubry, Marie Toussaint et Antoine Vauchez dans ce numéro.