A l’heure de l’émergence en Europe d’un débat tendu sur l’instrumentalisation des politiques homosexuelles à des fins racistes et xénophobes, la publication en français de deux articles importants de Jasbir Puar traduits par Maxime Cervulle et Judy Minx (initialement publiés avec d’autres articles sous le titre Terrorist Assemblages. Homonationalism in queer times, Duke University Press, 2007), est une bonne nouvelle : elle invite à revenir au texte de l’une des sources principales de la polémique, mettant en avant la pertinence, la subtilité et l’originalité d’une pensée qui fait, et continuera de faire bouger les lignes. Car l’argumentation de Puar ne se résume pas à l’idée simple, de plus en plus débattue, que la « démocratie sexuelle » serait devenue le nouvel étendard de l’impérialisme et de la xénophobie blanche euro-américaine.

Prolongement novateur des critiques de l’homonormativité adressée précédemment à certain mouvement homosexuel [1], l’homonationalisme procède en réalité d’une double opération de normativation de l’homosexualité nationale, et de rejet de la perversité sexuelle sur la figure du musulman-terroriste. C’est, au final, cet exceptionnalisme (sexuel) américain qui justifie dans une large mesure les violences systématiques et massives de l’agression impérialiste – Puar rappelant notamment avec force les famine de millions de personnes occasionnées par les sanctions de l’ONU, la mort de milliers de civils irakiens, la torture systématique des prisonniers, les carnages, pillages, etc. – en laissant prospérer les connivences vis-à-vis d’une guerre représentée en tant que (nouveau) projet civilisationnel. Quand bien même l’émancipation sexuelle des populations qui en sont victimes semble très loin d’en représenter la motivation réelle.

D’un côté, donc, une fraction des sexualités minoritaires se trouve réincorporée tactiquement dans le « nous » national, au prix de son adhésion au projet patriotique et guerrier, et de son aseptisation en termes de classe, de genre et de race. Ici, Puar développe notamment l’exemple aussi efficace qu’inattendu de la rhétorique mise en Å“uvre par l’industrie du tourisme gay et lesbien. Alors que le tourisme états-unien, dans le prolongement de l’ébranlement de la nation au lendemain des attentats, se trouve globalement affaibli et en perte de vitesse, le secteur du tourisme gay et lesbien met en avant son étonnante vitalité à travers un disours homonationaliste type qui fait du touriste gay – représenté et idéalisé comme masculin, blanc, aisé et urbain – le consommateur patriote par excellence, fidèle aux valeurs de liberté américaine, et vecteur exemplaire de la restauration psychique et économique de la nation.

De l’autre, l’homonationalisme consiste en la projection sur la figure racialisée du musulman-terroriste, de la sexualité queer perverse et excessive. Ce n’est donc pas seulement que l’homosexualité se verrait discursivement constituée comme blanche et les non-blancs comme systématiquement hétérosexuels et homophobes. C’est aussi et surtout qu’un nouveau clivage se superpose aujourd’hui à cet agencement normatif, qui distingue une bonne homosexualité (patriote, blanche, de genre normatif et aisée) d’une mauvaise : anti-nationale, non-blanche et perverse, car réprimée. Et un exemple idéal-typique de ce nouveau partage normatif nous est donné par les typifications opposées et complémentaires des personnages de Mark Bingham, héros (homo)national qui tenta de faire dévier la trajectoire de l’un des avions détournés – gay mais athlétique, viril, blanc, patriote et conservateur -, et de Ben Laden, ennemi national présenté alternativement comme efféminé, hypersexuel (polygame, pédé ou pédéraste), machiavélique, rejeté par sa famille et apatride.

L’ouvrage développe longuement, et efficacement, cette typification (par les anti-terrorist studies, les rapports gouvernementaux, la presse LGBTQI, les analyses universitaires queers et féministes, les soldats et officiers de l’armée états-unienne, les commentateurs conservateurs aussi bien que progressistes) des musulmans-terroristes comme sexuellement non-normatifs, c’est-à-dire répressifs et (donc) pervers. Notamment à propos de deux problèmes : l’établissement d’une généalogie compréhensive du terrorisme – ou plutôt du terroriste ; les réactions à la publication des photos de torture sexuelle par des soldat-e-s américain-e-s des prisonniers irakiens d’Abu Ghraib.

D’une part, note Jasbir Puar, le passage à l’acte terroriste est tour à tour représenté comme une conséquence du patriarcat (une « politique éjaculatoire »), de l’hétérosexualité excessive et de la misogynie (polygamie, non-mixité, etc., engendrant à l’occasion le développement psychique défaillant de l’individu terroriste), voire des désirs homosexuels refoulés propres aux terroristes, tous traits présentés comme caractéristiques de la « culture musulmane » en tant que telle. Et l’un des points les plus essentiels du livre de Puar est précisément de souligner à quel point ces interprétations culturalistes et orientalistes du terrorisme fonctionnent comme une défense spécialement efficace vis-à-vis du spectre d’une critique politique de la domination impérialiste des Etats-Unis, et permet d’évacuer la compréhension du terrorisme et de la religion en tant que réponses politiques à cette domination, en en renvoyant la responsabilité sur la culture sexuelle défaillante des musulmans.

La critique qu’effectue Puar des réactions états-uniennes à la publication des photos de torture d’Abu Ghraib, d’autre part, n’est pas moins percutante. Elle fait valoir que les commentateurs de tout bord ont unanimement situé la raison et l’indignité des tortures ainsi documentées [2] dans le tabou de l’homosexualité au sein du « monde arabe », et non dans le caractère universellement violent de la torture corporelle, celle-ci s’accompagnant en outre de procédés de domination et d’humiliation racistes et misogynes. Cette interprétation hégémonique prolonge la construction orientaliste séculaire de la sexualité moyen-orientale – « la sexualité est réprimée mais la perversion bouillonne sous le couvercle » [3]- et rend inconcevable l’existence de populations auto-identifiées comme gaies et lesbiennes dans les pays arabes, territoires arriérés des actes, tout en invisibilisant les hommes non gais qui ont des relations sexuelles avec des hommes aux Etats-Unis, royaume avancé de l’identité. En outre, la torture sexuelle étant administrée à des corps considérés a priori comme pervers et réprimés, l’interprétation orientaliste de son efficace possède avant tout l’extravagante capacité d’invisibiliser et de renverser les accusations évidentes de misogynie, d’homophobie et de racisme qui pourraient être adressés à l’encontre des Etats-Unis, en suggérant que les victimes et la culture musulmanes sont les véritables responsables de la force de la torture – les sujets états-uniens qui la mettent en Å“uvre se trouvant ainsi rehaussés par contraste comme tolérants et sexuellement libérés. Puar fait ici preuve d’une finesse démonstrative qui traverse l’ensemble de l’essai : l’insistance sur les multiples manières dont le statut de victimes des populations affectées par les guerres impérialistes se trouve régulièrement nié et détourné au profit des commentateurs états-uniens, à l’occasion gais et lesbiens.

Ainsi la normativisation – de genre, de classe et de race – nationaliste d’une fraction des gays états-uniens, trouve son envers dans la racialisation et la sexualisation (non-normative) de l’Autre à la fois terroriste et musulman. Ce processus de racialisation sexuelle, pourrait-on dire, s’opère ainsi, d’une part, à travers la description du genre et de la sexualité déviantes des musulmans, par contraste avec l’exception sexuelle états-unienne qui explique et homogénéise le terroriste-arabo-musulman, mais s’articule aussi le long des pratiques disciplinantes de l’anti-terrorisme et du Patriot Act – en particulier le profilage racial – qui s’accompagnent de façon prévisible, relève Puar, de l’augmentation des crimes de haine dans la société américaine. L’homonationalisme, comme composante du discours biopolitique de l’exceptionnalisme américain, se trouve finalement au cÅ“ur du processus « nécropolitique » [4] de déshumanisation des populations musulmanes, ouvrant la voie à la violence massive de la guerre impérialiste.

Le travail de Jasbir Puar présente de nombreuses lignes de force. La multiplicité des sources mobilisées pour l’analyse – qui, outre celles déjà relevées, inclut également des films, documentaires et programmes télévisés (ainsi que, dans la version originale de l’ouvrage, un matériel ethnographique) – pourrait prêter le flanc à l’accusation du « corpus sur mesure » ; elle représente davantage en réalité la réponse méthodologique pertinente à la nature diffuse et polymorphe de l’objet de Puar – l’agencement normatif de l’exceptionnalisme (homo)sexuel états-unien.

Le travail de Jasbir Puar représente également, s’il en était encore besoin, une illustration originale, subtile et efficace du rôle politique transversal des discours sur l’(homo)sexualité, à propos d’objets aussi inattendus que le nationalisme et la guerre dite anti-terroriste. Mais il représente surtout une critique salutaire du risque de récupération nationaliste et impérialiste partielle que courent aujourd’hui les sexualités non normatives, alors même, souligne Puar, que cette « reconnaissance » ne représente qu’une formation contingente et précaire, l’homosexualité étant toujours à l’occasion (comme au cours des débats sur le « mariage gay ») présentée comme contraire et nuisible à la « civilisation » occidentale.

Cela étant dit, et compte-tenu de l’exportation des débats qu’il a participé à susciter, on trouvera malheureusement dans cet ouvrage peu d’éléments permettant l’esquisse d’une comparaison et d’une réflexion empiriques sur l’exceptionnalisme (homo)sexuel dans les contextes post-coloniaux européens (bien que la version originale de l’ouvrage ait inclut initialement quelques éléments sur les contexte néerlandais et britannique). Plus généralement, la percutante radicalité d’Homonationalisme laisse aussi ouverts qu’impensés au moins deux ensembles de questionnements quant à la performativité et la productivité politiques des discours de l’exceptionnalisme homosexuel occidental. En premier lieu, à l’heure de reconfigurations politiques importantes dans les pays arabes, la démonstration de l’ouvrage porterait naturellement à s’interroger sur les effets de l’homonationalisme occidental sur ce « monde arabe » contre lequel il s’articule, et sur la façon dont l’homosexualité, en retour notamment de cet impérialisme à fondements sexuel, s’y trouve mobilisée dans les rhétoriques nationales. Deuxièmement, en ce qui concerne les politiques queers occidentales, Puar, qui suggère à plusieurs reprises que les discours homonationalistes ont joué et jouent encore un rôle important dans la progression et les victoires du mouvement homosexuel, laisse toutefois sur leur faim ceux et celles qui voudraient réfléchir dès lors aux conditions d’efficacité d’une politique queer débarrassée, entre autres choses, des oripeaux du nationalisme et du racisme. Ce ne sont pas là, assurément, les moindres des chantiers académiques et politiques auxquels invite la publication de cet essai salutaire.

Notes :

[1] Voir notamment, sur l’agencement « néolibéral » des mouvements homosexuels américains se revendiquant d’une « troisième voie » – ni prohibitionniste, ni libérationniste -, l’article de Lisa Duggan, « The New Homonormativity : The Sexual Politics of Neoliberalism », in Russ Castronovo et Dana Nelson (dir.), Materializing Democracy : Toward a Revitalized Cultural Politics, Durham, Duke University Press, 2002, p. 175-194.] , et ancré dans le contexte états-unien du lancement des guerres anti-terroristes à la suite des attentats du 11 septembre 2001, l’essai s’attache à une critique systématique des discours de l’« exceptionnalisme (homo)sexuel américain », en tant qu’il soutient de façon fondamentale la rhétorique nationaliste de la guerre impérialiste. Se fondant sur la fiction paradoxale selon laquelle les Etats-Unis constitueraient une société « hétéronormative mais néanmoins gay-friendly, tolérante et sexuellement libérée » [[Puar Jasbir K., Homonationalisme. Politiques queers après le 11 septembre 2001, trad. Maxime Cervulle et Judy Minx, Paris, Editions Amsterdam, 2012, p. 11.

[2] Ces photos représentent notamment une pyramide d’hommes nus entassés les uns sur les autres, des hommes forcés de simuler des « actes sexuels gays », ou tenus en laisse et forcés à porter des sous-vêtements féminins – l’existence de photos de viol d’hommes et de femmes non publiées ayant également été attestée.

[3] Puar Jasbir K., Ibid., p. 73.

[4] Achille Mbembe, « Necropolitics », trad. De L. Meintjes, Public Culture, vol. 15, n°1, 2003.