Suite à l’élection de Javier Milei, les attaques contre les droits des femmes et des minorités de genre se multiplient dans un pays où le mouvement féministe est particulièrement puissant et présent dans l’administration étatique. Ces attaques sont institutionnelles et structurelles : la disparition du ministère des Droits des femmes en témoigne. Elles prennent aussi la forme d’agressions physiques et sexuelles contre les femmes, les minorités de genre et celles qui militent au sein des associations des droits humains pour la reconnaissance des crimes commis pendant la dictature. L’une des dernières en date a été commise juste avant la manifestation du 24 mars – date du coup d’État de 1976 commémoré chaque année par une marche – contre une militante de l’association d’enfants de victimes de la dictature H.I.J.O.S, agressée à son domicile par un groupe qui a signé son crime en inscrivant sur le mur le slogan de Milei : VLLC (Viva la libertad carajo, « Vive la liberté putain »).
Peu de temps après l’élection de Milei, en janvier dernier, nous avons recueilli les points de vue de deux intellectuelles féministes, engagées dans le mouvement social et/ou les institutions.

Sabrina Cartabia est avocate et conseillère au ministère des Femmes et de la Diversité de la province de Buenos Aires.
Paula Lenguita est sociologue, professeure à l’Université de Buenos Aires.

Elles abordent les effets directs et indirects de la politique de Milei sur l’égalité de genre, en lien avec les autres enjeux de son programme : l’approfondissement des inégalités sociales et la destruction des services publics, parmi lesquels l’éducation et l’Université, pour la défense de laquelle une marche a été organisée ce 23 avril 2024.

Propos recueillis par Viviane Albenga (membre du comité de rédaction de Mouvements) et Fanny Gallot (membre du comité éditorial de Contretemps).

 

Contretemps (C.) et Mouvements (M). Pouvez-vous revenir sur les éléments du programme de Milei qui sont défavorables aux femmes et aux personnes LGBTI+ ?

Paula Lenguita (PL). Le programme d’action politique du parti fondé par Javier Milei, La Libertad Avanza, ne fait aucune référence explicite aux femmes ou aux personnes LGBTI+ parce qu’il ne reconnaît pas les discriminations ou les inégalités auxquelles ielles sont confronté·es. Plus encore, il est critique de la promotion de politiques de discrimination positive, parce qu’il considère qu’elles génèrent des discriminations contraires à l’égalité devant la loi.

Cependant, cette pensée politique de Javier Milei connaît aussi des variations. Par exemple, lorsqu’il a été invité à la clôture du festival du parti d’extrême droite espagnol, Vox, en octobre 2022, il s’est positionné dans la lutte contre le « zurderío », un terme péjoratif qu’il utilise souvent pour parler de la gauche politique [« les gauchistes »]. À cette occasion, il a proclamé que cette confrontation suppose que « ce n’est pas le temps des tièdes », et a développé l’argument selon lequel « nous les libéraux sommes supérieurs productivement, nous sommes supérieurs moralement ». Une conception suprématiste qui s’est modérée avec le triomphe électoral, lorsqu’à la clôture de l’élection présidentielle, le 22 octobre 2023, il a parlé en faveur de la « gente de bien » (les gens respectables). Plus récemment, lors de la conférence de Davos, il a rejoué ce scénario du « berger du néolibéralisme », dans une position qui ne se comprend qu’en opposition à un large éventail de positions politiques. Se considérant contre un dénominateur commun qu’il appelle le « collectivisme ».

Dans la cartographie de l’activisme anti-droits (« anti-derechos »)[1], Milei s’oppose explicitement aux politiques de discrimination positive et d’égalité des genres, et il est farouchement opposé aux droits reproductifs. Selon lui, ce sont des instruments qui faussent ce qu’il considère comme l’égalité devant la loi, c’est pourquoi l’une des premières mesures qu’il a souhaité prendre est la suppression du ministère des Femmes, du Genre et de la Diversité, créé en 2019. Cependant, l’abandon de cet engagement de l’État à protéger les droits des femmes et des personnes des minorités de genre [ de la « dissidence sexuelle », terme utilisée en Amérique latine pour les personnes LGBTI+] en matière de violences et de discriminations sera un recul significatif. À plusieurs reprises au cours de la campagne, il a déclaré qu’il s’opposerait à la « politique de l’identité », que l’État n’a pas à financer. Il a également déclaré qu’il supprimerait l’obligation d’éducation sexuelle, car il s’agit d’un domaine où seule la famille pourrait décider, et non l’État. Il a enfin mentionné son intention de soumettre à un référendum l’abrogation de la législation actuelle sur l’interruption volontaire de grossesse, obtenue à la fin de 2020, et ce, même si c’est une initiative anticonstitutionnelle : car en Argentine, il n’est pas possible de soumettre au vote public l’abrogation de la législation pénale.

Sabrina Cartabia (SB). Le programme de Milei est défavorable aux femmes et aux personnes LGBTQI+ aux niveaux idéologiques, économiques et institutionnels.

D’un point de vue idéologique, c’est un programme conservateur qui est proposé :  ramener la société argentine au début du XIXe siècle. Par exemple, un député de ce groupe a proposé que les hommes puissent avoir le droit de renoncer à leur paternité afin de ne pas être responsables des tâches de soins ou de ne pas payer la pension alimentaire, ce qui nous ramènerait à une situation de discrimination structurelle entre les enfants nés en-dehors ou dans le cadre du mariage. Cette proposition a été faite au moment où le mouvement des femmes a réussi à mettre sur la table du débat public le non-respect du paiement des pensions alimentaires comme un problème qui nécessite une intervention plus efficace de l’État, puisque près de 7 pères sur 10 ne remplissent pas leurs obligations, surchargeant ainsi les mères et appauvrissant les enfants lorsque les couples se séparent. Cette offensive idéologique favorise les discours de violence et génère un sentiment d’impunité qui se reflète dans la vie quotidienne des femmes et des personnes LGBTI+, qui ne sont pas considérées comme des personnes ayant des droits, mais comme des citoyen·nes de seconde zone. Dans le même temps, l’offensive idéologique se déploie au niveau institutionnel avec la disparition et l’amputation de domaines d’action publique clés pour le développement de politiques d’égalité entre les femmes et les hommes.

Enfin, sur le plan économique, la déréglementation et la réduction des dépenses proposées par Milei dans le cadre d’un plan d’austérité extrême touchent principalement les classes moyennes et populaires. Les femmes, les enfants, les personnes âgées et les personnes LGBTI+ sont particulièrement vulnérables aux conséquences de ces politiques d’austérité sur leur vie quotidienne. Aujourd’hui, ielles se trouvent déjà dans une situation critique, avec des niveaux d’endettement élevés pour garantir leur simple subsistance. L’inflation devrait augmenter fortement, rendant l’accès à la nourriture très difficile, tandis que la dérégulation des loyers laissera de nombreuses personnes à la rue. La récession économique sera particulièrement ressentie par celles et ceux qui ont besoin de l’aide de l’État pour survivre. Milei affirme que la justice sociale est un vol et qu’elle devrait disparaître. Or la responsabilité du soin des autres, qui incombe presque exclusivement aux femmes, les empêche d’atteindre l’autonomie économique car elles sont cantonnées dans des emplois mal rémunérés et leur formation à de meilleurs emplois est entravée.

C.c& M. Depuis son élection, des attaques contre les femmes et les personnes LGBTI+ ont déjà eu lieu, comme l’attaque du bus rapportée par Pagina 12. Pouvez-vous revenir sur les différentes formes d’attaques contre les féministes et les minorités de genre que l’on peut observer ?

Nous avons entendu parler d’agressions verbales sur la voie publique, mais aussi d’agressions physiques graves. Par exemple, une enseignante lesbienne a été brutalement attaquée par un inconnu dans les transports publics et ce qui est peut-être le plus choquant dans cet événement, c’est l’apathie des passagers et du chauffeur de bus, qui n’ont rien fait pour empêcher le passage à tabac. La violence a été érigée en forme légitime d’expression par un personnage, Milei, qui a insulté et abusé des femmes en public chaque fois qu’il en a eu l’occasion. Enfin, des allié·es de ce gouvernement, comme Mauricio Macri, se sont déjà exprimé·es dans les médias pour appeler les groupes qui soutiennent Milei à sortir et à affronter les manifestant·es, qualifiant même d’« orcs » les personnes qui manifestent contre Milei – à l’image des personnages de Tolkien, qui sont des humanoïdes à l’apparence terrible et bestiale.

Le triomphe de l’extrémiste de droite Javier Milei a d’une manière ou d’une autre encouragé l’expression publique de différentes formes de violence symbolique et physique contre les femmes et la communauté LGBTQI+. Comme vous le dites, il y a eu l’enseignante lesbienne qui a subi une agression physique dans les transports en commun, près de l’Université nationale de Lomas de Zamora, le 23 novembre dernier. Il y a également récit d’Adriana Carrasco, journaliste lesbienne et militante féministe active depuis les années 1980. Elle a également été victime d’un acte d’intimidation et de violence dans un bar du quartier de Buenos Aires. Ces deux agressions n’ont pas été signalées car le pouvoir judiciaire n’a pas mis en place suffisamment de mesures réparatrices ou préventives pour ces cas. Le cas qui a été signalé est celui d’adolescentes menacées dans une école religieuse, le San Juan Evangelista, situé dans le quartier de La Boca à Buenos Aires. Ces adolescentes ont subi des menaces qui ont été amplifiées sur les réseaux sociaux, telles que « nous allons vous violer, féminazis ».

C. & M. Bien que Milei se soit présenté comme un candidat anti-caste, il mène des négociations avec la coalition de partis de droite PRO (Propuesta republicana, « Proposition républicaine ») de Patricia Büllrich et Mauricio Macri. Quelles en sont les conséquences, en général et plus particulièrement pour l’égalité entre les femmes et les hommes ?

Bien que Javier Milei ait fondé sa campagne sur l’opposition à l’establishment politique et à la dollarisation, nous savions déjà avant même son entrée en fonction qu’il était en train de négocier avec ce même establishment politique pour former un gouvernement et obtenir les conditions nécessaires pour gouverner à court terme. Plus précisément, les négociations avec le parti de droite que vous mentionnez ont abouti à la présence de deux fonctionnaires-clés du gouvernement précédent de Mauricio Macri dans les mêmes ministères : Patricia Büllrich est responsable du ministère de la Sécurité et Luis Caputo occupe le poste de ministre de l’Économie. De plus, une grande partie de ces négociations se font avec d’ancien·nes fonctionnaires du gouvernement de l’ancien président libéral Carlos Menem dans les années 1990.

Sa trahison immédiate envers ses propres électeur·rices est un coût pour sa propre survie politique. Car même s’il a remporté le soutien d’une majorité lors des élections, il a besoin du soutien politique d’un système de partis qui est en crise. Cette trahison électorale est également nécessaire pour trouver un équilibre dans sa gestion, sur la base de nouveaux partenariats et de contre-pouvoirs afin de mettre en œuvre des réformes draconiennes qui nécessitent l’adhésion d’une grande partie de la « caste politique ». Comme l’ont souligné les féministes elles-mêmes lors des récentes manifestations du 28 septembre et du 25 novembre dans le pays, on peut souligner que c’est aussi une référence à la caste patriarcale. Il suffit de se baser sur ses propos, lorsqu’il a déclaré lors de la foire du livre de l’année dernière qu’il « n’a pas honte d’être un homme, d’avoir un pénis », « ni d’être blond aux yeux bleus ».

Le PRO était une alliance électorale conservatrice qui a de multiples liens avec le parti de Milei. En fait, Milei est devenu président avec le soutien explicite de personnalités du PRO telles que Macri et Büllrich. Les femmes argentines ont déjà vécu le gouvernement PRO, dont les politiques et décisions publiques étaient très similaires à celles de Milei, au point que Luis Caputo, qui était le ministre des Finances de Macri et qui est aujourd’hui le ministre de l’Économie de Milei, est revenu au pouvoir. Ce gouvernement était opposé à la légalisation de l’avortement et Patricia Büllrich était la ministre de la Sécurité qui a ordonné une répression excessive le 8 Mars 2017 qui a conduit à la criminalisation de femmes qui manifestaient simplement dans l’espace public. Elle est actuellement ministre de la Sécurité de Milei, et elle a pris ses fonctions avec un protocole anti-manifestation qui menace tou·tes celles et ceux qui veulent manifester, mais surtout les femmes parce qu’il leur est interdit d’être présentes avec leurs enfants. En même temps, on peut dire que, dans sa politique, le PRO s’est montré cohérent au sujet de la disparition des domaines porteurs d’égalité de genre.

C. & M. Quelles sont les régressions que vous redoutez en matière de droit à l’avortement légal ? Quels sont les impacts sur les femmes des autres pays voisins d’Amérique latine ?

Tout d’abord, nous nous attendons à ce que le financement des services de santé sexuelle et reproductive soit supprimé, puis ils avanceront certainement une proposition législative visant à abroger la loi actuelle. Au-delà, l’effet symbolique de cette attaque frontale contre le droit à l’avortement pourrait permettre aux groupes anti-droits d’agir avec une extrême cruauté dans un contexte de permissivité institutionnelle de la violation des droits.

En ce qui concerne le droit à l’avortement légal, les politiques du gouvernement de Milei chercheront à faire reculer les avancées récentes. Tout dépendra de la force du mouvement féministe pour arrêter cette progression. Selon les déclarations du président élu pendant la campagne, l’atteinte aux droits sexuels et reproductifs des femmes inclut la loi sur l’Interruption Volontaire de Grossesse adoptée fin 2020. Tout d’abord, il dit qu’il mettra en place une procédure pour abroger la loi, ce qui est anticonstitutionnel comme je l’ai mentionné. Cependant, il cherchera également d’autres moyens de réduire l’application de la loi, par le désinvestissement des services publics qui la mettent en œuvre, et il renforcera probablement au niveau national les initiatives existantes dans certaines provinces, qui mettent en avant la clause de conscience afin de restreindre l’accès aux soins médicaux pour les interruptions de grossesse. Dans le prolongement de cette réduction de l’engagement de l’État, il y a également la politique d’éducation sexuelle et reproductive, qui impose des restrictions poussant les femmes vers des pratiques illégales, avec des conséquences pour leur vie et leur santé. En fin de compte, les féministes devront mener plusieurs batailles pour faire face aux obstacles dans les procédures légales en vigueur, y compris la fourniture de services médicaux sécurisés et l’accessibilité des services actuels aux personnes sans ressources.

En Argentine, l’articulation du mouvement anti-droits avec l’émergence de ce régime privé déclenche des affrontements ouverts avec le mouvement féministe. Mais les Argentines ne sont pas seules, nous comptons sur la force et la présence dans les rues des féministes latino-américaines et du monde en général. Parce que nous savons que cet internationalisme renforce la lutte nationale et consolide notre opposition ouverte contre ces restrictions des droits reproductifs qui mettent en danger la santé et la vie des femmes. Et enfin, cela entraînera une aggravation notable des inégalités sociales et économiques qui touchent les femmes à faible revenu, qui ne peuvent pas se permettre d’accéder à des services médicaux sûrs.

C. & M. Le système d’éducation publique en Argentine est un symbole en Amérique latine, où les autres pays ont un système public moins développé et une éducation reposant davantage sur le secteur privé. En matière d’éducation, les féministes se mobilisent en faveur d’une Éducation sexuelle intégrale. Quelles sont les craintes liées à la volonté de Milei de privatiser l’éducation ?

L’ensemble du système public argentin est menacé. Cela inclut l’éducation et la santé. D’abord, parce que la proposition consiste à défaire tous les services publics et à passer à un schéma de privatisation totale. Avec une inflation galopante, le budget prévu en pesos pour 2024 est le même que celui de 2023, où l’inflation a atteint 140 % par an et devrait être de 30 % par mois en 2024. Cela pose un problème en termes d’accès aux services, mais aussi du point de vue de l’emploi, puisque la majorité des personnes travaillant dans les secteurs de la santé et de l’éducation sont des femmes. Dans le même temps, il a été annoncé que les salaires seraient gelés dans tous les emplois publics, avec une inflation qui pourrait atteindre l’hyperinflation, et d’autre part, des systèmes de retraite volontaire seront mis en place et une présence à 100 % est exigée, alors qu’après la pandémie, ces régimes avaient été assouplis, permettant une meilleure conciliation des tâches de travail et de soins dans la logique de la coresponsabilité de l’État pour les responsabilités familiales de celles et ceux qui travaillent. Tous les services publics sont menacés. La pauvreté augmentera de façon dramatique, laissant les classes moyennes actuelles dans une situation de précarité que nous ne pouvons même pas imaginer.

Comme je l’ai mentionné précédemment, la nomination au ministère de l’Éducation de Carlos Torrendell, en raison de son parcours politique et de ses orientations restrictives, est une autre indication du cap que le président élu essaiera de mettre en œuvre contre l’éducation sexuelle dans le pays. En effet, la privatisation de l’éducation, dans n’importe quel contexte, limite l’accès équitable à une formation de qualité et au respect des droits sexuels et reproductifs. Dans le pays, grâce à la législation en la matière, tous les niveaux d’éducation s’engagent à offrir une approche pédagogique sur ces droits pour les filles, les garçons et les adolescent·es sur l’ensemble du territoire. Cette approche est basée sur des informations précises, objectives et scientifiques avec des contenus fournis par une santé et une éducation publiques, gratuitement assurées par l’État. La privatisation de cette politique pourrait affecter le contenu et la qualité de l’éducation dispensée, car elle serait soumise à des intérêts économiques et à des critères restrictifs différents de l’équité recherchée. Pour être plus précise, la politique restrictive du gouvernement de Milei menace une tradition inclusive consacrée dans l’histoire éducative de notre pays, en introduisant des mécanismes d’exclusion et de différenciation basés sur des différenciations économiques, géographiques et d’accès aux normes académiques, en particulier pour les personnes à faible revenu ou les communautés marginalisées. Une situation qui les empêchera d’accéder à des informations cruciales pour leur santé sexuelle et reproductive. Les orientations restrictives du gouvernement auront un impact sur l’approche publique et démocratique de l’éducation argentine aujourd’hui, ainsi que sur des régressions indéniables en matière de santé sexuelle et de droits reproductifs des élèves.

 

[1] Le terme de « mouvement anti-droits » renvoie aux franges conservatrices, religieuses ou réactionnaires hostiles au spectre des droits revendiqués par les mouvements féministes et LGBTQI+.