La plus grande démocratie du monde a aussi été, depuis l’indépendance de 1947, le lieu d’expérimentations politiques originales intégrant des formes de promotion politique et sociale pour les groupes stigmatisés par le système des castes. Dalits et « basses castes » ont ainsi progressivement été reconnues par l’administration et ont bénéficié de programmes sociaux ciblés ainsi que de mesures d’empowerment touchant à l’accès à l’éducation, aux emplois publics ou à la représentation politique. Les victoires électorales successives du Bharatiya Janata Party et de Modi reposent sur une instrumentalisation de ces mécanismes. Elles sont à l’origine d’une offensive nationaliste et fondamentaliste hindoue sans précédent dont Anand Teltumbde analyse les conséquences dramatiques pour les Dalits et pour l’ensemble du pays.
Quinzième Premier ministre indien, nommé le 26 mai 2014 après une victoire écrasante aux élections à la Lok Sabha (la principale chambre du Parlement indien), Narendra Modi a d’abord été un chef du gouvernement de l’état du Gujarat à la longévité exceptionnelle. Il aura, en effet, fallu 29 ans pour que son parti, le Bharatiya Janata Party (BJP), obtienne une majorité absolue aux élections nationales et que Modi quitte sa base régionale.
Au moment d’entrer au Parlement, pour la séance inaugurale de la nouvelle législature, Modi s’est agenouillé, a touché du front le sol du « temple de la démocratie » et le cœur de million d’Indiens sensibles à cette mise en scène de son humanité et de sa dévotion à la démocratie. Dans son discours, Modi a rendu un hommage appuyé au Dr Ambedkar1, le « père » de la Constitution indienne, attribuant son accession au pouvoir à l’existence de ce texte qui ouvre la possibilité, pour un homme issu d’une famille pauvre et d’une caste inférieure, d’occuper la plus haute fonction politique. Modi a promis que son gouvernement allait travailler “sabka sath, sabka vikas” (avec tous, pour le développement de tous). En l’écoutant, les Dalits qui sont les personnes situées au plus bas de l’échelle définissant la hiérarchie sociale en Inde, mais qui comptent tout de même pour 17 % de sa population, ont dû ressentir des impressions partagées : d’un côté l’inquiétude du fait de la domination brahmane au sein du BJP ; de l’autre l’espoir que Modi, premier chef de gouvernement issu d’une basse caste, pourrait leur être de quelque utilité. Hélas, les Dalits ont tous pu voir, au cours de la première mandature du BJP, la réalisation de leur pire cauchemar : l’instauration d’une nouvelle domination brahmane en plein 21ème siècle.
L’ascension de Modi
Modi, ancien activiste et cadre de la Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS)2, a rapidement fait son chemin au sein du BJP et est devenu Premier ministre du Gujarat le 7 octobre 2001. En tant que parvenu au sein du parti, il avait alors dramatiquement besoin de renforcer sa position. Le 27 février 2002 lui en a donné l’occasion. Ce jour-là, à Godhra, l’incendie du Sabarmati Express, le train reliant Ahmedabad (dans le Gujarat) à Varanasi (dans l’Uttar Pradesh), incendie dont les causes n’ont jamais été élucidées, a provoqué la mort de cinquante-neuf Karsevaks3. Ceux-ci revenaient d’une cérémonie à Ayodhya, le site de l’ancienne mosquée Babri Masjid démolie en 1992 à l’initiative d’activistes revendiquant la reconstruction du temple hindou qui l’avait précédée. Modi s’est empressé de présenter l’événement comme la conséquence d’une attaque terroriste planifiée par les musulmans locaux.
Le lendemain, le Vishwa Hindu Parishad (VHP)4 appelait à des rassemblements de protestation dans tout le Gujarat, avec le soutien du président du BJP pour l’État.5 La décision du gouvernement de ramener les corps de Godhra à la capitale Ahmedabad n’a fait qu’attiser les passions. Les rassemblements ont tourné à l’émeute, des activistes hindous attaquant les villages musulmans, brûlant habitations et propriétés, torturant et assassinant sous les yeux d’une police qui laissait faire, voire, à l’occasion, prêtait main forte. Le rôle partial joué par l’appareil politique contrôlé par Modi a fait l’objet de nombreux commentaires et a même été condamné par Atal Behari Vajpayee, alors Premier ministre indien et lui aussi membre du BJP. Evoquant les recherches sur cet épisode, Martha Nussbaum écrit ainsi : « Il y a désormais un très large consensus pour dire que les violences de 2002 au Gujarat ont été une forme de nettoyage ethnique, qu’elles ont été préméditées et mises en œuvre avec la complicité du gouvernement de l’État et la participation de policiers ». Le rôle exact de Modi est d’autant plus discuté que celui-ci, au cours des événements, s’est contenté de dire qu’il s’agissait « d’une chaîne d’actions et de réactions ».6 Pour le gouvernement, ce sont 790 musulmans et 254 hindous qui ont trouvé la mort. Selon les sources indépendantes, il y a eu plus de 2000 morts, 150 000 personnes placées en camps de réfugiés, et de très nombreuses femmes et enfants victimes de viols et de mutilations.7
L’accident de Godhra et le carnage qui a suivi ont consolidé la position de Modi parmi les hindous et suffisamment effrayé les musulmans pour les réduire au silence. Il a, ainsi, pu gouverner le Gujarat de façon autocratique pendant trois mandats consécutifs. Ayant consolidé ses positions, Modi a commencé à mobiliser les ressources de l’État pour attirer les industriels, écartant toute résistance d’une main de fer. Selon Suresh Mehta, qui fut un temps ministre de l’industrie avant de quitter le BJP, Modi a réussi à obtenir qu’en échange des avantages qui leur étaient concédés, ses amis entrepreneurs financent salons et réunions en faveur de sa politique, y compris la série des sommets internationaux tenus sous le titre « Vibrant Gujarat ».8
Avec sa rhétorique efficace, ses demi-vérités et ses purs mensonges ; avec le soutien de l’armée des militants et hommes de main du RSS ; avec le soutien indéfectible des Bhakts, ces dévots de l’hindouisme, Modi a réussi à éliminer toute opposition au Gujarat. Cette stratégie à la Goebbels lui a permis de gagner élection après élection. Le BJP a ainsi mobilisé avec la plus grande brutalité deux instruments politiques : l’économie politique néo-libérale et l’affirmation de l’identité hindoue. La première est à l’origine de sa plate-forme pour le développement, la seconde la base de sa majorité électorale. Telle est la recette du « Sab ka Saath, Sab ka Vikas ».
Contrairement à ce qu’on attendait d’eux, les partis d’opposition n’ont rien fait pour s’y opposer et ont confirmé leur faillite en contribuant à légitimer la stratégie du BJP. Rahul Gandhi, le chef du Parti du Congrès, a ainsi renchéri sur le nationalisme hindou en exhibant publiquement son janevu, le cordon sacré porté par les Brahmanes afin de rappeler son appartenance aux hautes castes du Cachemire. Pire, il a proclamé que seul le Parti du Congrès pourrait rebâtir le temple de Rama à Ayodhya, et ne s’est pas privé de dire que ce ne serait pas Modi, mais bien le Parti du Congrès qui pourrait faire de l’Inde un État hindou. Toute l’opposition s’est retrouvée paralysée par la rhétorique fondamentaliste et l’énorme quantité de ressources que Modi a réussi à collecter pour le BJP.
Célébrer Ambedkar tout en détruisant les Dalits
Comme on l’a mentionné, vis-à-vis des Dalits, la stratégie de Modi a consisté à afficher sa dévotion à l’endroit d’Ambedkar et à mettre en avant son appartenance aux « other backward castes (OBC) ».9 Sa caste, les Ghanshis, équivalente aux Telis dans le reste de l’Inde, était pourtant considérée comme une caste privilégiée jusqu’en 2002. Mais cette année-là, après l’arrivée de Modi au pouvoir, les Ghanshis sont apparus dans la liste des OBC du Gujarat.
Modi a déployé une rhétorique flamboyante pour s’approprier l’héritage du leader Dalit. Il a promis que son gouvernement transformerait les endroits où Ambedkar avait vécu en lieux de mémoire : Mhow où il est né ; le 10 Henry’s Road à Londres, où il a vécu lorsqu’il était étudiant à la London School of Economics ; le Deeksa Bhumi à Nagur, où il s’est converti au bouddhisme ; Mahaparinirvan Sthal au 26 Alipore Road à Delhi, où il a vécu ses dernières années et Chaitya Bhoomi à Mumbai, où il a été incinéré. Thawarchand Gehlot, le ministre indien de la justice sociale et de l’empowerment, a dépassé toutes les limites de la décence en promettant un jour que ce gouvernement dresserait un monument à la mémoire d’Ambedkar partout où ce dernier avait mis les pieds. De fait, le BJP au pouvoir dans l’état du Maharashtra a rapidement préempté le site de Indu Mill à Mumbai pour y installer une statue et procédé à l’achat de la maison d’Ambedkar à Londres ; toutes choses que les Dalits avaient demandé, de longue date et en vain, aux gouvernements du Parti du Congrès. De plus, pour s’assurer de la loyauté des Dalits, un grand mémorial a été construit et inauguré au 26 Alipore Road à Delhi.
Alors que cette appropriation de l’héritage d’Ambedkar par le déploiement du culte de sa personne était menée avec beaucoup d’efficacité, les idées d’Ambedkar ainsi que le peuple qu’il avait servi étaient foulés aux pieds. Modi a révélé la vraie nature de son amour pour les Dalits dans son livre Karmayog, en affirmant la nécessité de continuer à collecter les excréments à la main parce que cette occupation offre aux Dalits la possibilité d’une expérience spirituelle et d’une rédemption ! La stratégie de l’hindouisme fondamentaliste repose sur cette approche contradictoire : renforcer toutes les castes par la revendication de l’unité de tous les hindous tout en s’opposant, au nom même de cette identité, à l’intégration et à l’affirmation des Dalits.
En accédant au pouvoir, le BJP a renforcé les instincts de caste des non-Dalits, lesquels avaient été interdits de cité par des décennies de discours politique égalitaire. Les deux piliers de la stratégie du parti, le néo-libéralisme et la revendication de l’hindutva (la domination hindoue) contredisent cette approche égalitaire et font de toute expression autonome des Dalits une menace. Nombre d’atrocités commises après l’arrivée au pouvoir de Modi, et notamment l’élimination de nombreux mécanismes de soutien aux Dalits, depuis les bourses dédiées jusqu’aux quotas d’accès à certains emplois, en passant par les lignes de crédits spéciales dans les programmes sociaux, en sont la preuve.
Ainsi les allocations budgétaires pour le Scheduled Caste Sub-Plan (SCSP) (la partie du plan concernant spécifiquement les castes « enregistrées ») et le Tribal Sub-Plan (TSP) (son équivalent pour les tribus autochtones) ont souffert de coupes répétées au cours des années 2014-2018. Les allocations effectivement consacrées au SCSP ont été plafonnées à environ 2 % de ce qui avait été planifié, et à 1,5% pour le TSP. Ces programmes ont ainsi été vidés de toute substance tandis que le budget de l’Union pour 2017-18 écartait l’idée même de fonds dédiés ! En fusionnant les items planifiés et non-planifiés, ce budget facilite le détournement des fonds alloués aux castes et tribus au profit de dépenses administratives non ciblées, à commencer par des salaires et des retraites de fonctionnaires qui ne profiteront en aucune manière aux individus, familles et villages des communautés reconnues comme prioritaires. Pire, toutes les données disponibles indiquent que le peu qui a été alloué n’a même pas été utilisé. La part de ces budgets utilisée en 2014-15, 2015-16, 2016-17 a respectivement été de 59, 99 et 88 % pour les fonds destinés aux castes prioritaires et de 62, 106 et 91 % pour les fonds réservés pour les communautés tribales. De même, plusieurs programmes bénéficiant directement à ces mêmes groupes « enregistrés » ont été supprimés ou drastiquement réduits : la National Scheduled Castes Finance Development Corporation, le Venture Capital Fund for Scheduled Castes, le Credit Guarantee Fund for Scheduled Castes, le fonds pour les collecteurs d’ordures travaillant comme auto-entrepreneurs, les bourses pour la poursuite d’études à l’étranger réservées aux étudiant.es des castes prioritaires…
Une partie des campagnes organisées par la RSS et ses organisations affiliées comme la VHP, la Bairang Dal, sa branche de jeunesse, et avec le soutien plus ou moins direct de Modi ont tout particulièrement touché les Dalits. Ainsi Dalits et musulmans ont directement souffert de la campagne Ghar Wapsi (« le retour à la maison ») destinée à obtenir la (re)conversion à l’hindouisme de ceux qui l’avaient quitté. Les Dalits ont effectivement, de longue date, utilisé la conversion à d’autres religions, l’islam, le christianisme, la religion sikh, comme moyen pour échapper à l’oppression sociale et à l’humiliation subie dans le cadre de l’hindouisme.
Plusieurs incidents concernant des Dalits qui s’étaient convertis à l’Islam ont ainsi été rapportés dans les états du Nord de l’Inde.10 Un certain Pawan Kumar, un hindou Dalit de Shamli, a été battu par les activistes du Bairang Dal jusqu’à ce qu’il renonce à sa nouvelle religion. Selon ses dires : « Je voulais rester musulman mais ces militants d’extrême droite m’ont battu et m’ont rasé la barbe. » Les réactions de la police face à ces incidents sont plus que révélatrices de la pourriture engendrée par le régime de Modi. Le commissaire de police de Shamli a ainsi déclaré : « Nous avons envoyé une équipe mais il (M. Kumar) n’était pas d’accord pour nous dire qui l’avait amené à se convertir. Des hommes du Bairang Dal sont à l’origine de cette « shuddhikaran » (purification). Nous gardons l’œil sur la situation. » Pour la police, ce qui importe donc n’est pas qu’un jeune innocent ait été harcelé et battu par des hommes de main. Ce qui importe est de savoir si ce jeune s’est effectivement converti et qui l’a aidé. Et tout cela sans que les médias jugent nécessaire de faire le moindre commentaire !
Le Ghar Wapsi et les actions en faveur des re-conversions orchestrées par la VHP et la RSS ne sont en réalité que le retour sur le devant de la scène de ces mouvements de « purification » hindous toujours fondés sur la conviction que toutes les autres religions sont impures.11 Ne serait-ce qu’à cause de cette prémisse, il s’agit d’une négation de tout ce qu’Ambedkar entendait faire. Tandis que le BJP argue de façon pernicieuse que l’indianité n’est pas une identité religieuse et renvoie au jugement de la Cour suprême qui en a fait une forme de vie12, le parti ne néglige aucune initiative pour promouvoir l’hindouisme au sein du gouvernement. Ainsi il a été question de faire de la Bhagavad Gita13 le livre de la Nation, Modi l’offrant au Président des États-Unis lors d’une visite d’État. Ambedkar détestait la Bhagavad Gita qu’il considérait comme un texte contre-révolutionnaire : « S’il est un texte fondateur de l’hindouisme réactionnaire, c’est bien la Bhagavad Gita, plus encore, sans doute, que le fameux Mimamsa Sutra attribué à Jaimini. »14 Il n’est pas une initiative des zélateurs du renouveau hindou qui ne viole potentiellement les intérêts des Dalits.
Prendre pour cible l’autonomie Dalit
Parmi les nombreux épisodes révélateurs de l’hostilité du régime Modi à l’égard des Dalits, les conflits au sein des universités jouent un rôle particulier du fait de l’importance de ces dernières dans le maintien d’une réflexion et d’un discours autonomes de et pour la communauté. On n’en prendra ici qu’un exemple, qui a eu lieu à l’Université centrale d’Hydarabad (HU).
Le 3 août 2015, les étudiant.es de l’Association Ambedkar du campus (ASA) participaient, comme nombre de militant.es progressistes dans tout le pays, aux protestations contre la condamnation à la peine de mort de Yakub Menon, impliqué dans les attentats de 1993 à Bombay.15 A cela s’ajoutait, localement, la condamnation de la présentation, à l’Université de Delhi, du documentaire Muzaffarnagar Baaqi Hai (sur les émeutes anti-Dalits de septembre 2013 dans l’état d’Uttar Pradesh) organisée par l’association étudiante fondamentaliste Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad (ABVP). En réponse à cette mobilisation, le président du cercle ABVP de HU, Nandanam Susheel Kumar, a traité les militants de l’ASA de “goons” (d’hommes de main, de brutes) sur sa page Facebook. Ces derniers se sont alors rendus à son domicile pour demander des excuses, qu’il a faites, sous les yeux du personnel de sécurité de l’Université. Le lendemain, cependant, Kumar, admis à l’hôpital, a déposé une plainte à la station de police de Gachibowli pour violence physique en réunion, visant les membres de l’ASA. Les cadres du BJP se sont immédiatement saisis de l’affaire et un membre du gouvernement de l’Union, Bandaru Dattatreya, a porté le cas devant le MHRD (Ministry of Human Resource and Development), lequel a à son tour fait pression sur l’administration de l’université pour qu’elle sanctionne l’ASA. Ce qu’elle a fait, lors d’un conseil de discipline tenu les 16-17 décembre, avec l’exclusion de cinq étudiants de la résidence universitaire et de tous les locaux communs du campus.
La punition équivalait à un rappel brutal de leur statut d’intouchables !
Les étudiants condamnés se sont alors provisoirement installés dans les espaces vacants de la zone commerciale du campus qu’ils ont rebaptisé du nom de Velivada (qui en Telugu signifie ghetto Dalit). Confronté à ces humiliations, incapable de faire face aux pressions financières résultant de l’arrêt de sa bourse, venue à son terme en août, l’un des étudiants condamnés, Rohith, s’est suicidé par pendaison le 17 janvier 2016. Un mois auparavant, Rohith avait écrit une lettre poignante au vice-chancelier, lui demandant de mettre une bouteille de poison et une “bonne corde” à disposition de chaque étudiant.e Dalit admis.e à HU, arguant que les persécutions contre “les étudiant.es comme moi” étaient si fréquentes que favoriser l’euthanasie était une mesure de compassion minimale. Quand je l’ai interviewé, après le suicide, le vice-chancelier n’avait ni explication, ni réponse. Au moment de son suicide, Rohith a laissé une autre lettre qui est un témoignage poignant de la détresse des étudiants Dalit pris dans le tourbillon de la suprématie hindoue.
L’événement a été à l’origine d’une vague nationale de protestations. Les policiers de la station de Gachibowli ont été forcés d’enregistrer une plainte contre le ministre du Travail et de l’Emploi de l’Union, Bandaru Dattatreya, contre le vice-chancelier de l’université, Appa Rao, et contre le dirigeant de l’ABVP, N. Susheel Kumar, pour infraction à la loi de 1989 sur la prévention des atrocités à l’encontre des castes et tribus enregistrées ainsi qu’à l’article 306 du code pénal indien sur l’incitation au suicide. Afin d’empêcher l’arrestation de Dattatreya, d’Appa Rao et de Kumar, le BJP a lancé, toute honte bue, une polémique sur la véritable appartenance de caste de Rohith. Ces insinuations ont été immédiatement reprises par deux ministres de l’Union : Sushma Swaraj et Thawar Chand Gehlot. Pour contrer les conclusions de la commission d’enquête du Comité national pour les castes enregistrées (NCSC) confirmant la responsabilité de l’université dans la mort de Rohith, le ministre de l’Union en charge des Ressources Humaines et du Développement (HRD), Smriti Irani, a mis sur pied une commission judiciaire spéciale, réduite à un membre, l’ancien juge de la Haute Cour, A.K. Roopanwal, afin de vérifier les circonstances ayant conduit au suicide. Oubliant les termes de son mandat, ce dernier s’est empressé de faire remarquer que Rohith n’était sans doute pas un Dalit ; alors même que, comme Roopanwal le savait parfaitement, le collecteur du district de Guntur, Kantilal Dande, la seule autorité légale compétente en la matière, avait déjà confirmé le statut de Dalit de Rohith. A la suite de quoi, le président du NCSC, P.L. Punia, a réaffirmé qu’aucun des documents recueillis, non plus que les investigations conduites par son comité, ne laissaient planer le moindre doute sur cette identité.
Loin de se laisser démonter, le BJP a trouvé un Dalit, Darsanapu Srinivas, également membre du Hindu Dharma Rakhak Sangh (une organisation proche de la RSS), pour déposer une plainte contre le frère de Rohith, Raja Vemula, auprès du collecteur de Guntur. La plainte concernait le fait que Raja aurait frauduleusement obtenu un certificat confirmant son statut de Dalit. Ayant déjà confirmé le statut de Rohith, le collecteur aurait pu refuser la plainte mais il a décidé de la transmettre au comité de district en charge de la surveillance des castes. En un temps record, celui-ci a estimé que Raja n’était pas un Dalit.
C’est ainsi que l’élite anti-Dalit a réussi à neutraliser les protestations massives pour que justice soit rendue à Rohith.16 Et pour bien signaler qui avait gagné, lorsque quelques dizaines d’étudiants Dalits et quelques membres du personnel de l’université ont organisé une manifestation devant la résidence du vice-chancelier après que ce dernier soit sorti de la retraite où il s’était réfugié après la première vague de protestations consécutive au suicide, ils ont été brutalement dispersés par la police. Vingt-cinq étudiants et deux enseignants ont été arrêtés et gardés en prison pendant une semaine avant d’être libérés sous caution.
L’ordre tribal de la Gau Rakshaks (la fédération des mouvements de protection du bétail)
A partir de 2014, les gouvernements dirigés par le BJP ont commencé à utiliser la sacralité des vaches pour terroriser les Dalits et les musulmans qui, traditionnellement, utilisent la viande de bœuf comme source de protéines bon marché ou qui travaillent dans les abattoirs et l’industrie du cuir. L’Inde étant un pays où 80% des rations alimentaires sont carencées en protéines, l’interdiction obsessionnelle de la viande de bœuf est vouée à mener au désastre. Les premières victimes en seront les Dalits et les musulmans, du fait de leur dépendance à cette source de protéines. Les lois de protection des animaux, le Tribunal national de l’environnement et l’initiative « People for Ethical Treatment of Animals » sont ainsi détournées de leur fonction pour obtenir la fermeture des abattoirs et des magasins de viande, tous lieux où travaillent essentiellement des Dalits, en particulier les bouchers appartenant à la communauté des Pasmandas.17 Ces fermetures ont été étendues à celles des ateliers et des usines où l’on travaille le cuir qui, eux aussi, emploient une majorité de Dalits et de musulmans de basse caste. Ceux-ci transportent les carcasses, prennent en charge l’équarrissage, travaillent dans les tanneries, fabriquent les chaussures, les sacs et les ceintures, parfois pour de grandes marques comme Zara et Clarks.18 A Kanpur, 98 tanneries ont ainsi été fermées par ordre du Tribunal national de l’environnement au motif que celles-ci larguaient leurs effluents pollués directement dans le Gange. Pour les Dalits, l’effet cumulé de ces mesures est dramatique.
Quand le BJP est arrivé au pouvoir, en 2014, 29 États avaient déjà adopté des lois interdisant, plus ou moins radicalement, l’abattage des vaches et bovidés. La plupart des gouvernements régionaux du BJP les ont renforcées. Par exemple, le 3 mars 2015, le gouvernement du Maharashtra a obtenu l’accord de la présidence de l’Union pour le passage d’une loi prévoyant des peines sévères non seulement pour la mise à mort d’une vache et de sa progéniture mais aussi pour la simple possession de viande de bœuf. Cet État a toujours mis en œuvre des restrictions légales sur la consommation de viande de bœuf ; les nouvelles dispositions ne font donc que durcir la répression.
Les États gouvernés par le BJP sont de fait entrés dans une compétition délétère à qui adopterait les mesures les plus radicales. L’État d’Haryana a ainsi proposé d’aligner les peines pour abattage d’une vache sur celles s’appliquant au meurtre d’une personne. L’État du Gujarat a adopté, en 2017 un amendement à la loi sur la protection des animaux qui réprime l’abattage, ainsi que la vente et la possession de viande de bœuf. La peine minimale a été portée à dix ans de détention tandis que la peine maximale est désormais l’emprisonnement à vie. Parallèlement, le transport illégal de viande et de produits dérivés du bétail est passible de sept ans de prison. En novembre 2017, l’État du Madhya Pradesh a voté une loi encore plus draconienne en créant un nouveau délit, à savoir l’abandon d’une vache âgée et non productive, condamnant ainsi les fermiers pauvres à l’entretien à vie de ces animaux.
Mis à part le fait que ces mesures sont prises en violation flagrante du droit démocratique à manger ce que l’on estime bon et juste, elles ouvrent la porte à un désastre économique. Dans un pays où 1,83 million d’enfants meurent avant l’âge de cinq ans, où deux Dalits sont assassinés chaque jour, où des milliers de paysan.nes se suicident tous les ans, où 130 personnes sont tuées chaque année dans le cadre de violences entre communautés, où des millions de citoyen.nes ont à souffrir de la violence structurelle de politiques hostiles à l’immense majorité de la population, le meurtre des vaches était évidemment une question de la première urgence !
La mise en application des lois sur la protection des bovins ne relève plus des compétences de la police mais a été déléguée à des groupes de vigiles constitués à cet effet. Selon Indiaspend19, entre 2012 et 2018, 94 événements violents incluant des cas d’émeutes conduisant au meurtre ont été recensés avec pour résultat 37 tué.es, 308 blessé.es et 164 cas identifiés comme des attaques majeures. La plupart ont eu lieu depuis que Modi est arrivé au pouvoir. Les victimes sont quasi-exclusivement des musulmans Pasmanda.20 Human Rights Watch a récemment parlé d’une augmentation brutale, depuis 2015, des violences liées au statut du bétail que l’organisation attribue à l’essor du nationalisme hindou. Nombre de ces milices disent clairement qu’elles ont été renforcées par la victoire du BJP en 2014. A partir d’une simple analyse de la presse en hindi et en anglais, l’ONG People’s Union for Democratic Rights a recensé 137 incidents de cette nature impliquant 22 États entre janvier 2016 et mars 2018. Des enquêtes complémentaires ont confirmé que 20 d’entre eux avaient conduit à la mort de 29 personnes tandis que, dans 13 cas, majoritairement au Gujarat, des Dalits avaient été physiquement attaqués.21
Le précédent gouvernement dirigé par le BJP, entre 1999 et 2004, avait aussi été marqué par plusieurs épisodes de meurtres de Dalits soupçonnés d’avoir abattu des vaches. Ainsi, le 15 octobre 2002, cinq Dalits furent battus à mort par une foule de partisans du VHP et du Bairang Dal aux alentours du poste de police de Dulina dans le district de Jajihar (État d’Haryana) en présence de trois magistrats locaux, de l’intendant de police et d’une soixante de policiers envoyés sur place après que le personnel du poste ait d’urgence demandé des renforts.
Deux plaintes pour meurtre et tentative de meurtre ont bien été enregistrées contre 32 villageois mais celles-ci n’ont été acceptées qu’après une autre procédure contre les victimes et au titre de la loi pour la prévention de l’abattage des vaches ait été initiée. Ce n’est qu’après une autopsie de l’animal, lorsqu’il est apparu évident que la vache en question était morte 24 heures avant le lynchage, que cette seconde plainte a été retirée. Le 15 janvier, 30 des accusés furent inculpés. La plupart étaient en fuite après avoir bénéficié d’une libération sous caution la semaine précédente au motif que la plainte ne relevait pas de la loi de 1987 sur la prévention des atrocités contre les castes et tribus enregistrées.22 En 2010, lorsque le procès a enfin eu lieu, la cour a condamné sept des accusés à la prison à vie et acquitté tous les autres. Aucun des condamnés n’a toutefois rejoint une quelconque cellule. Du fait de leur appel devant la Cour suprême, tous ont continué à bénéficier de leur liberté sous caution.
Le 11 juillet 2016, sous le gouvernement Modi cette fois, les milices de protection des vaches ont à nouveau frappé dans la ville de Una (dans le Gujarat de Modi) selon un scénario cruellement similaire à celui de Jajihar. Ce jour-là, dans le village de Mota Samadhiyala (sous-district de Una), sept membres d’une famille de Dalits étaient en train d’écorcher la carcasse d’une vache tuée par des lions qu’ils avaient achetée dans le village voisin de Bediya. A dix heures, une voiture blanche s’est arrêtée près d’eux. En ont surgi plusieurs membres de la fédération des mouvements de protection du bétail, la Gau Rakshaks, armés de bâtons et de tuyaux en métal. Ils ont commencé à frapper en accusant les Dalits d’avoir tué cette vache. Quatre membres de la famille, Vashram Sarvaiya, son frère Ramesh et ses cousins Ashok et Bechar, ont ensuite été embarqués dans la voiture et conduits à Una où les quatre jeunes gens ont été déshabillés, attachés au véhicule, exhibés dans les rues et à nouveau battus.
Les attaquants étaient si fiers d’eux qu’ils ont filmé toute la scène et l’ont postée sur un réseau social. Malheureusement, leur vidéo a commencé à circuler massivement, attisant la colère des Dalits dans tout le pays. Le 12 juillet une manifestation massive de protestation, convoquée à Chandkheda par des leaders Dalits tels Tushar Parmar, Rajashree Kesri, a rassemblé 2000 personnes, bloquant la route principale. Le 13 juillet 2016, des centaines de Dalits ont organisé un rassemblement contre l’attaque et occupé le square principal de Una pendant une heure. Le 21 juillet, la Raiya Sabha, la chambre haute du Parlement indien a discuté de l’incident tandis que les protestations gagnaient toute la région de Saurashtra où douze jeunes Dalits ont tenté de se suicider – l’un d’entre eux y est parvenu. Quatre policiers ont été suspendus et l’affaire transmise au Département des enquêtes criminelles. Le 28 juillet 2016, vingt accusés ont été arrêtés. Jignesh Mevani, un jeune activiste Dalit, a pris la tête d’une marche de Ahmedabad à Una, qui s’est terminée le 15 août 2016 par un rassemblement de 20 000 membres de la communauté demandant l’attribution de cinq acres de terres et faisant serment de quitter leurs occupations traditionnelles.
Bhima-Koreagon : la fin des Peshavas
Si émeutes et lynchages sont devenus monnaie courante, la pire des exactions commises par les partisans du BJP contre les Dalits reste l’affaire de la commémoration du 200ème anniversaire de la bataille de Bhima-Koreagon le 1er janvier 2018. Elle montre comment le gouvernement Modi manipule les institutions de l’État pour éliminer toute opposition et forcer le reste de la population à se soumettre.
La bataille de Bhima-Koreagon, en 1818, est l’une des dernières de la troisième et dernière guerre opposant la confédération marathe aux troupes de la Compagnie des Indes britannique. Au cours de celle-ci, un important contingent de soldats Dalits, aux côtés des Britanniques, a contribué à la défaite de l’armée des Peshavas, bien supérieure en nombre. L’épisode marque un tournant de l’histoire et le début du processus qui a abouti à la défaite militaire de la confédération marathe et, par voie de conséquence, à la chute des brahmanes Pashavas, célèbres pour leur débauche et l’oppression qu’ils imposaient aux Dalits. Sur place, un obélisque commémore la bataille et porte les noms des soldats morts parmi lesquels on trouve de nombreux patronymes Dalits. Le lieu est donc devenu un des sites de fierté de la communauté.
L’Elgar Parishad, la commémoration de l’événement prévue pour le 31 décembre 2017, était organisée par deux juges à la retraite qui ont utilisé le terme de Nouveau Peshavas comme métaphore de la domination brahmane défendue par le BJP. Nombre d’organisations non spécifiquement Dalit y ont pris part. Quoique purement symbolique, l’événement a, dès son annonce, été perçu comme une menace par les dirigeants du BJP. Ces derniers se sont dépêchés d’envoyer sur les lieux deux agents issus des organisations fondamentalistes hindoues (Milind Ekbote, le fondateur du Samastha Hindutva Aghadi, et Sambhaki Bhide, un ancien permanent du RSS et fondateur du Shiv Chhatrapati Pratishthan) avec pour mission d’exacerber les tensions entre la population marathe et les Dalits.
L’existence, tout près de Bhima-Koreagon, d’un site à la mémoire de Sambhaji Maharaj, le fils de Shivaji, le premier chef de l’empire maratha, tué en 1689 par les troupes de l’empereur moghol Aurangzeb, a été utilisée pour inventer de toutes pièces une controverse. Situé à 4 km de Bhima-Koreagon, le village de Vadu Budruk est tenu pour être le lieu où un certain Govind Mahar, membre d’une des plus importantes castes Dalit du Maharashtra, a rassemblé les fragments du corps de Shambaji, dispersés sur ordre d’Aurangzeb, et organisé des funérailles en bonne et due forme. Après sa mort, la famille de Govind Mahar lui a construit un mausolée adjacent à celui de Shambaji.
Les deux conspirateurs du BJP ont inventé un nouveau récit selon lequel Govind Mahar n’avait rien fait, les Dalits avaient tout inventé et toute l’histoire de Vadu Budruk était le fait d’une famille marathe. Avec cette réécriture, le duo a incité les Marathes à s’en prendre aux Dalits qui allait se réunir à Bhima Goreagon pour le 1er janvier. Dans les villages environnants, les préparatifs d’émeute n’ont échappé à personne, sinon aux autorités locales. Le 29 décembre, les Dalits ont constaté que le panneau d’information et l’auvent qu’ils avaient installés à proximité du mémorial de Govind Mahar avaient été détruits. Il y avait là de quoi créer des tensions importantes mais pour le malheur des conspirateurs, dès le lendemain, les habitants du village avaient, d’eux-mêmes, tout réparé.
L’incident du 29 décembre a néanmoins été relayé par les médias pour étayer l’idée qu’il fallait s’attendre à des troubles pour le 1er janvier. La complicité de l’État est plus que probable dans la mesure où les maigres forces de police détachées le jour J n’avaient aucune chance de pouvoir contenir des assaillants. Le 31 décembre, l’Elgar Parishad a eu lieu, comme prévu, à Shaniwarwada. A la fin de l’assemblée, les Dalits présents ont fait le serment de ne jamais voter pour le BJP et de tout faire pour protéger la constitution indienne. Toute la conférence a été filmée par la police et par les organisateurs. Il n’y a eu aucune sorte de trouble et les délégués se sont dispersés dans le calme.
Le 1er janvier, alors que les Dalits commençaient à converger vers Bhima-Koreagon, vers 10h30, les hommes de main fondamentalistes ont lancé leur attaque avec, comme planifié, une pluie de pierres lancées des terrasses des maisons bordant la route, des bastonnades, l’incendie des bus et celui des stands installés pour l’occasion. Les hindouistes avaient déployé les drapeaux safran et hurlaient les slogans des organisations de Bhide et Ekbote. La police, compte tenu de ses effectifs, s’est contentée de regarder. Les vidéos qui ont ensuite circulé sur les réseaux sociaux montrent très clairement les troupes de Ekbote et Bhide poursuivant et violentant les Dalits pris au dépourvu. Nombre d’entre eux ont été blessés, la plupart des véhicules mis hors d’usage, les stands brûlés et un jeune y a laissé la vie. Le 2 janvier, une travailleuse sociale, membre du Parti socialiste républicain Bahujan, Anita Ravindra Salve, a déposé une plainte au titre de la loi sur la prévention des atrocités contre les castes enregistrées au poste de police de Shikrapur, désignant Ekbote et Bhide comme responsables de l’attaque de la veille. Aucune action ne s’en est suivie.
L’appel à une mobilisation dans tout l’État lancé par Prakash Ambedkar le 3 janvier n’a été, en dépit du climat très tendu, l’occasion d’aucun incident. Ce qui n’allait pas empêcher la police de s’autosaisir et de commencer à arrêter les jeunes Dalits en les accusant d’avoir commis des violences. En tout, 655 plaintes concernant 11 000 jeunes furent déposées dans l’état. Le 8 janvier, un certain Tushar Damgade, ancien permanent du RSS et acolyte de Sambhaji Bhide, a déposé plainte contre les militants du Kabir Kala Manch (une organisation politico-culturelle anti-caste formée après les émeutes de 1992 au Gujarat) pour avoir organisé l’Elgar Parishad, déclarant qu’au cours de ce dernier des discours d’incitation à la violence avaient été prononcés.
Ces allégations étaient manifestement fausses mais ont fourni un prétexte à la police pour mettre en œuvre la suite de son scénario. Prétendant que l’Elgar Parishad était en fait une initiative financée par les maoïstes, ils ont perquisitionné les maisons de tous les militants désignés dans la plainte. Ce, en dépit des dénégations publiques du juge Kolshe Patil, principal organisateur de l’événement, et du juge P.B. Sawant, indiquant qu’ils n’avaient eu besoin d’aucun argent. Encore aujourd’hui, après avoir inventé cette grande conspiration maoïste et pressé la justice de croire en ses mensonges, la police n’a même pris la peine de vérifier les dires des deux juges. Le résumé des charges retenues comporte même un témoignage attribué au juge Sawant que celui-ci a formellement et publiquement indiqué n’avoir jamais prononcé. Le tout sans que la justice trouve rien à redire.
Profitant de cette théorie du financement maoïste, la police de Pune a organisé une opération conjointe avec celles de Nagpur, Mumbai et Delhi pour procéder à l’arrestation, à domicile, le 6 juin 2018, de cinq militants.23 A l’exception de Sudhir Dhawale, aucun d’entre eux n’avait le moindre lien avec l’Elgar Parishad. Après ces arrestations, la police a multiplié les versions pour les expliquer : depuis l’accusation selon laquelle les cinq détenus seraient à l’origine des violences qui ont éclaté lors des célébrations de janvier à Bhima Koregoan jusqu’à l’affirmation récente qu’ils préparaient l’assassinat du Premier ministre en passant par les allégations de soutien aux actions des naxalites. Ces histoires n’ont qu’une fonction : permettre l’application de la trop célèbre loi pour la prévention des actions non-légales (Unlawful Activities Prevention Act, UAPA) qui permet de laisser quelqu’un en détention provisoire pour des années et sans le bénéfice d’un avocat.
Les perquisitions qui ont accompagné les arrestations avaient pour but de saisir les ordinateurs et téléphones des victimes afin que la police puisse s’en servir pour prouver ses allégations. La méthode a en effet été très étrange. Les policiers en charge à Delhi, Mumbai et Nagpur étaient tous accompagnés de deux « témoins » venus de Pune. Les victimes ont été confinées dans une pièce alors que les policiers procédaient à la fouille des maisons. Tous les appareils confisqués ont été mis sous scellés dans une autre pièce, hors de la vue de leurs propriétaires. Susan Abraham, avocate et témoin de toute la procédure quand sa maison a été fouillée lors de l’arrestation de son mari (Vernon Gonsalves), a indiqué que les policiers avaient amené leurs propres ordinateurs et appareils électroniques. La réponse de la police, acceptée par les juges, est que toute la procédure a été filmée sans qu’on y voie aucune manipulation des appareils saisis.
Face à ces circonstances étranges et au risque de fabrication des preuves, les juges n’ont pas voulu tenir compte du fait que des mémoires électroniques peuvent être modifiées à distance et que l’on peut transmettre n’importe quelle quantité de fichiers en quelques secondes. Un enregistrement vidéo, même continu, ne peut fournir la preuve de l’intégrité de l’électronique saisie. Il ne peut le faire que sur la base d’un examen par un algorithme spécifique. De ce fait, plusieurs enseignants et experts en informatique de l’Indian Institute of Technology et d’autres instituts techniques ont rendu public un texte expliquant qu’aucun des documents récupérés par la police en l’absence d’une telle validation ne pouvait être utilisé comme preuve par la justice, en particulier dans les affaires politiques. Les juges concernés ont cependant décidé de fermer les yeux et estimé qu’il y avait là matière à décision de justice, laquelle prendra des années de sorte qu’entretemps, les vies de personnes innocentes et de leurs familles seront ravagées par l’application d’une loi anticonstitutionnelle comme l’UAPA.
La police a ainsi annoncé qu’elle avait retrouvé des lettres écrites par des maoïstes dans les ordinateurs saisis. Celles qui ont été présentées sont toutefois très bizarres ; donnant, par exemple, les noms véritables des gens ainsi que leurs numéros de téléphone. Il s’agit vraisemblablement d’une fabrication. C’est du moins ce que suggère le style d’écriture qui laisse penser que les maoïstes sont à la tête d’une machine administrative qui communique ses plans par écrit et s’attend à ce que les destinataires des courriers en gardent la trace au cas où interviendrait un audit. C’est totalement invraisemblable. Les groupes maoïstes sont connus pour leur art du secret, leur usage des courriers humains et leurs pratiques de destruction systématique des messages après lecture. Les membres d’une organisation de ce type ne communiquent pas entre eux.elles par des lettres semblables à des circulaires. Ces lettres ont été largement discutées dans l’espace public et tous les observateurs ont conclu à leur fausseté.
La contre-révolution de l’hindutva
Modi fait appel aux vieilles stratégies d’opposition entre communautés pratiquées depuis longtemps par le RSS et le BJP mais avec toute l’assurance due à un contrôle de l’appareil d’État considérablement renforcé par l’installation de membres de la RSS aux postes clés.
Les institutions d’enseignement ont été les premières cibles de sa vindicte avec deux objectifs : 1) promouvoir l’Akhil Bharatiya Viyarthi Parishad (ABVP), l’organisation étudiante du BJP ; 2) éliminer les organisations de gauche de la scène universitaire. Un programme de « safranisation » a été mis en œuvre pour neutraliser les idéologies radicales. Le bastion de la gauche étudiante, la Jawaharlal Nehru University (JNU) de New Delhi, est ainsi devenu la cible privilégiée du régime avec des arrestations à répétition d’étudiant.es et leur inculpation pour « sédition ». D’autres institutions, jouissant de par la constitution d’une autonomie et donc susceptibles de devenir des obstacles dans la mise en œuvre de l’agenda safran, ont été désarmées de la même manière.
L’opposition politique, en premier lieu le Parti du Congrès, dans la mesure où elle était incapable de trouver un dirigeant à la hauteur de ce challenge, de faire émerger une alternative à la dynastie Gandhi-Nehru, a aussi été attaquée avec la plus grande brutalité et est aujourd’hui totalement démoralisée. Les hommes de main du Sangh Pariwar ont mené leurs campagnes visant à consolider le pouvoir des hindous en humiliant et en terrorisant minorités et Dalits.24 En un mandat, le duo Narendra Modi-Amit Shah25 a ainsi décimé la scène politique, détruit ou détourné les institutions et poussé la polarisation politique à son extrême. Au cours de ces cinq années, ils ont tenté d’éradiquer les traces des régimes antérieurs en changeant le nom des institutions, en créant leurs propres monuments afin que la mémoire publique ne puisse en aucune façon nourrir la résistance.
Le dommage le plus durable dont Modi est responsable est toutefois d’avoir empoisonné la population avec le venin du « communalisme » afin de forger une base électorale hindoue comptant 80% de la population. Le fait que la démocratie indienne repose sur le principe de « suprématie de la majorité » a en effet poussé tous les partis politiques à essayer de s’approprier cette audience. Pour autant, ceux-ci n’ont pas réussi à viabiliser une identité hindoue bien plus fragile que les identités de castes. En conséquence et en pratique, tous les partis courtisent castes et communautés religieuses. Seules l’ineptie du Congrès et l’intelligence politique perverse du BJP ont permis de faire de l’hindutva une identité politique « parapluie ». Avec la promotion de cette « hindouité », les hindous ne sont unis que par un orgueil irrationnel à l’endroit du passé de l’Inde et par la haine des musulman.es, des chrétien.nes et des communistes – ces trois menaces intérieures mises en avant par Guru Gowalkar il y a déjà bien longtemps.26
L’absence des Dalits dans la construction du nationalisme hindou n’est pas un accident. Elle est à la racine de cette haine car la majorité des musulman.es et des chrétien.nes ont des origines Dalits ou au sein des basses castes, ce qui suffit à faire d’eux.elles des « progressistes » et un quasi équivalent des communistes. Comme l’ont amplement démontré les cinq dernières années, la superstructure hindoue ne peut en fait pas exister sans la soumission des Dalits. La folle stratégie du BJP visant à terroriser les Dalits en les accusant de maoïsme, si bien illustrée par l’affaire de Bhima-Koreagan, pourrait donc bien produire un effet boomerang.
La réussite du BJP dans la construction d’un principe majoritaire hindou à partir de la multiplicité des minorités et des castes est certes impressionnante, mais elle est fragile et à court terme. Même avec le bénéfice de la vague Modi, en 2014, le parti n’a pas réussi à attirer plus d’un tiers des votant.es. Le succès électoral du BJP est entièrement la conséquence de ses manipulations habiles pour profiter du scrutin uninominal majoritaire à un tour. Deux tiers de la population sont indifférents ou hostiles au parti. C’est là la chance des partis de l’opposition : arriver à agréger cette masse autour d’un programme et d’une idéologie progressiste, populaire et séculariste. Malheureusement ceux-ci, Paqrti du Congrès en tête, ont choisi, pour l’instant, cette approche inepte qui consiste à suivre Modi sur son terrain pour lui faire compétition dans la revendication hindoue. Le résultat ne peut être que de renforcer sa légitimité. Les partis de l’opposition auraient dû comprendre toute la fragilité d’une stratégie misant à la fois sur une politique communautariste particulièrement agressive et sur un engagement massif en faveur du néo-libéralisme économique. Si les politiques néo-libérales sont louées par les capitalistes et les classes moyennes, ces dernières s’inquiètent d’une hindutva qui menace la stabilité sociale et le développement économique. Alors que le fondamentalisme hindou peut faire l’affaire d’une grande partie des classes populaires et faciliter la gestion politique quotidienne, il n’en est pas de même des politiques néo-libérales qui affectent durement la plupart d’entre elles. Le BJP est parfaitement conscient que cette contradiction ne peut être neutralisée qu’à court terme. C’est pourquoi il est aussi pressé de mettre en place l’Hindu Rashtra, cet état fasciste dominé par les Brahmanes. C’est aussi pourquoi tout le camp de l’hindouisme s’est rangé derrière Modi et Shah et est prêt à faire courir les plus grands risques à la population de ce pays.
Après avoir, pendant cinq ans, construit bastion après bastion, Modi n’avait, pour les élections de 2019, rien à offrir en termes de bilan. Il a donc habilement fait de la sécurité nationale la principale question du scrutin avec en menace extérieure le Pakistan et en menace intérieure les prétendus maoïstes, utilisés comme bouc émissaires de l’opposition, et parmi lesquels on compte de jeunes Dalits radicaux. Pour le premier, on a inventé la mystérieuse attaque d’un convoi militaire au Cachemire ; pour les seconds, le complot de Bhima-Koregaon. Et comme il l’espérait, Modi a gagné avec encore plus de sièges qu’en 2014. N’ayant plus à faire face à aucune opposition conséquente, qu’elle soit politique, sociale ou institutionnelle, il peut sans souci immédiat s’atteler à la construction de l’Hindu Rashtra !
Que signifiera cet Hindu Rashtra pour les Dalits ? Ambedkar le savait peut-être quand il a déclaré : « Si l’Etat Hindou devient un fait, ce sera la plus grande calamité pour notre pays. Son avènement doit être empêché à tout prix. »27 L’Hindu Rashtra n’est rien d’autre que la restauration de la loi brahmanique basée sur l’ethos des Varnas et les règles du Manusmriti ; c’est-à-dire le renvoi des Dalits dans ces temps obscurs dont ils venaient à peine de s’affranchir.
Extraits issus du manuscrit du livre Hindutva and Dalits, à paraître aux éditions Sage-Samya.
Traduction de l’anglais (Inde) par Jean-Paul Gaudillière