Le domaine de la protection du patrimoine est marqué par une série de compromis avec la propriété privée. Les monuments historiques sont en effet considérés comme un bien commun ; or 46 % d’entre eux sont détenus par des propriétaires privés, dont la législation encadre l’usage qu’il leur est possible de faire de leur bien. Ces règles spécifiques, loin d’être contraignantes, sont à l’inverse à l’avantage des propriétaires privés de monuments historiques, qui bénéficient en particulier de généreuses exemptions fiscales accordées au nom de leur investissement en faveur du patrimoine. Ce régime dérogatoire, obtenu grâce à l’investissement associatif de grands propriétaires, maintient ces derniers dans leur position et légitime leur rôle d’auxiliaires de l’État, ces exemptions étant assorties de conditions faisant de ces particuliers de véritables entrepreneurs du patrimoine. L’État délègue ainsi une partie de sa politique patrimoniale à des individus issus des classes les plus aisées de la société, animés par une vision conservatrice voire réactionnaire de l’histoire. Contrer cette tendance à la privatisation du patrimoine implique de remettre en cause le régime d’exception dont bénéficient ces propriétaires, et de replacer entre les mains du grand public la définition de la politique patrimoniale et de l’affectation des monuments anciens dès lors que ceux-ci sont protégés par l’État, et donc financés par l’argent public.

Ancien guide-conférencier au sein d’un monument national, Arthur Lusson mène un travail de recherche sur les usages et discours contradictoires dont le patrimoine historique fait aujourd’hui l’objet, afin de lui rendre sa dimension politique.

La question de la propriété privée figure parmi les points les plus saillants qui structurent le clivage gauche-droite. Tandis que les courants de gauche se signalent par leur volonté d’assurer une distribution égalitaire de la propriété privée – voire en certains cas de l’abolir – la droite se reconnaît à l’importance qu’elle accorde à son respect et à la tolérance qu’elle montre vis-à-vis de sa distribution inégalitaire. Ce fétichisme se manifeste en toutes circonstances, y compris dans un domaine comme celui du patrimoine historique, qui se caractérise par sa dimension collective et impose par conséquent un aménagement du droit de propriété. Cette tension entre deux impératifs contradictoires (protéger et transmettre le patrimoine sans remettre frontalement en cause la propriété privée) s’est historiquement exprimée sous des formes diverses, qu’il est possible de suivre à travers les mesures administratives et législatives prises depuis le XIXsiècle en faveur de la conservation des artefacts du passé.

La dimension collective du patrimoine est exprimée en 1832 par Victor Hugo qui distingue alors l’usage d’un édifice, « qui appartient au propriétaire », et sa beauté, qui « appartient à tout le monde ». 9 ans plus tard, un député français défend l’expropriation des propriétaires de monuments historiques, arguant à la Chambre que les « monuments historiques et d’art doivent être considérés comme de véritables propriétés publiques » et doivent par conséquent être acquis par l’État, « leur véritable maître »1. Hostile à toute remise en question d’un droit considéré comme « inviolable et sacré », l’État se montre cependant longtemps réticent à restreindre l’exercice des droits de propriété au nom de la conservation des monuments historiques, et les maigres dispositions qui existent alors n’entravent que rarement la possibilité, pour un particulier, de s’opposer à des mesures de protection qui se réclament pourtant de l’intérêt général. Épargnant dans un premier temps les propriétaires privés de toute mesure contraignante dans la loi de 1887 pour la conservation des monuments et objets d’art (un propriétaire peut s’opposer au classement de son édifice par l’administration, et reste donc maître d’en disposer comme bon lui semble), le législateur se résout cependant à enfoncer un coin dans la propriété privée en imposant, dans la loi de 1913, aux propriétaires d’édifices présentant un intérêt public du point de vue de l’histoire ou de l’art une servitude d’utilité publique. Pour la première fois, l’État se dote des moyens nécessaires pour imposer des obligations aux propriétaires (notamment en ce qui concerne l’entretien de leur bien), sans pour autant recourir à l’arme de l’expropriation. Cette conception relativiste de la propriété privée dans le cadre des impératifs de protection des monuments anciens ne s’imposa pas sans résistances, et le ministre des Affaires culturelles André Malraux enjoignait encore en 1966 les députés à affirmer que la propriété privée ne devait pas être intangible chaque fois qu’il s’agissait du patrimoine national. Car les particuliers propriétaires de monuments anciens eurent tôt fait de s’organiser pour imposer des contreparties aux contraintes qui leur étaient imposées.

Le « rêve fiscal » de Joachim Carvallo

Les monuments historiques détenus par des propriétaires privés représentaient en 2020 près de la moitié (46 %) des 44 500 immeubles protégés au titre des monuments historiques. Leur financement combine crédits d’État, budget des collectivités territoriales, mécénat, dépenses supportées par les propriétaires eux-mêmes et avantages fiscaux. Les propriétaires eux-mêmes ne sont pas étrangers à la mise en place de certaines de ces mesures. Soucieux, au lendemain du vote de la loi de 1913, de maintenir les prérogatives attachées à leurs possessions immobilières, de grands propriétaires se réunirent au sein d’associations telles que la Demeure historique (fondée en 1924 par Joachim Carvallo, propriétaire du château de Villandry) ou Vieilles maisons françaises (fondée en 1958 par la marquise de Amodio). Leur but : accompagner l’action publique en matière de protection du patrimoine, voire se substituer à lui dans ses missions de classement et de labellisation. Cet engagement associatif fut payant, puisqu’il permit à la fois à ces propriétaires d’obtenir des avantages de l’État tout en les positionnant comme des défenseurs naturels du patrimoine, dont l’action désintéressée est mise au service de l’intérêt collectif. Sept de ces associations sont reconnues d’utilité publique : elles sont réunies au sein du « G7 du patrimoine », groupe dont l’objectif est de définir des positions communes à l’ensemble de ses membres et de soumettre aux autorités compétentes ses avis et suggestions concernant les politiques patrimoniales, sur des sujets aussi variés que les éoliennes, la formation aux métiers du bâti ancien ou la fiscalité.

Les détenteurs de monuments historiques privés bénéficient en particulier d’un certain nombre de mesures fiscales dérogatoires, parfois suffisantes pour annuler l’impôt, dont le total dépasse de loin le montant annuel des subventions directes accordées par l’État et les collectivités. La première d’entre elles fut votée en 1964 ; elle permet à un propriétaire de monument protégé2 ou labellisé par la Fondation du patrimoine de déduire, sans limitation de montant, ses travaux et charges foncières (travaux d’entretien et de réparation, emprunts contractés en vue de financer l’achat du monument…) de l’assiette de son impôt sur le revenu, ou d’imputer sur ce dernier un déficit foncier (dans le cas d’un monument procurant des revenus). Une seconde loi fiscale, votée en 1988, exonère les immeubles protégés des droits de mutation à titre gratuit – un monument historique peut ainsi passer de main en main aux membres d’une même famille sans aucune imposition. Enfin, les monuments protégés ou labellisés par la Fondation du patrimoine entrent depuis 2007 dans le cadre du dispositif sur le mécénat, qui octroie des déductions d’impôts aux entreprises et aux particuliers réalisant un don à destination des travaux desdits monuments.

Ces exemptions, qui constituent des dépenses fiscales de l’État en faveur d’une catégorie de population très réduite, représentent des sommes conséquentes mais difficiles à évaluer avec précision. La Cour des comptes évoque des chiffres situés entre 105 et 115 millions d’euros par an entre 2019 et 2021, tandis que la seule mesure de déduction des charges foncières et d’imputation du déficit représenterait entre 83 et 102 millions d’euros par an entre 2014 et 2018 – un chiffre toutefois en forte baisse depuis 2019. Pour comparaison, les subventions publiques versées en faveur du patrimoine privé entre 2020 et 2021 représenteraient entre 30 et 40 millions d’euros. De tels avantages auraient-ils vu le jour sans la mobilisation des propriétaires ? En tout état de cause, Henri-François de Breteuil, président d’honneur de la Demeure historique se félicitait que le « rêve fiscal de Joachim Carvallo [soit] aujourd’hui partiellement réalisé grâce à la loi de 1964 relative à l’impôt sur le revenu sous la présidence du duc de Luynes, et à la loi de 1988 sur l’exonération conditionnelle des droits de succession, lors de ma présidence avec l’appui du vice-président, Jean de Lambertye, qui poursuit cette action avec tout son talent3 ». Aujourd’hui encore, ces associations cherchent à peser sur le travail législatif. Récemment, un amendement fut déposé par des députés de la coalition Ensemble ! afin d’exonérer d’impôt sur la fortune immobilière les monuments protégés au titre des monuments historiques. Il fit l’objet d’un travail avec Sites & Monuments, association membre du G7 du patrimoine qui s’applique, depuis sa création en 1902, à défendre les intérêts des détenteurs de monuments privés.

Ces lois sont communément présentées comme la juste contrepartie des « énormes sacrifices personnels et financiers4 » que consentiraient les propriétaires de monuments historiques, sur lesquels pèsent d’importantes charges d’entretien, ainsi que comme une incitation à entretenir leur bien. On en défend par ailleurs le caractère indispensable cependant que « dans un contexte budgétaire de plus en plus contraint, les collectivités publiques ne sauraient assurer à elles seules la conservation de l’ensemble du patrimoine bâti ». Les défenseurs de ce régime particulier arguent par ailleurs de la rentabilité économique des monuments historiques, laquelle serait proportionnelle à l’investissement public dans leur entretien et leur rénovation. La Demeure historique affirme ainsi que « les monuments historiques ne coûtent pas au budget de l’État mais sont même contributeurs nets pour la collectivité publique par le cercle vertueux économique et financier qu’ils génèrent », évoquant sans plus de détails « plusieurs études » qui attesteraient ce phénomène. Ces dépenses fiscales, en somme, sont justifiées par leur contribution supposée à l’intérêt public, lequel trouverait à s’assouvir dans la sauvegarde des immeubles anciens et dans l’activité, génératrice d’emplois et d’attractivité, qu’ils engendreraient.

L’ouverture au public, une contrepartie bien mince

Ces avantages fiscaux ne sont en outre accordés que sous un certain nombre de conditions, censées garantir que le manque à gagner qu’ils entraînent pour les finances publiques est bien compensé par la satisfaction de l’intérêt général. Le bénéficiaire doit en particulier s’engager à ouvrir son monument au public, selon des modalités qui diffèrent en fonction de la mesure fiscale considérée. Le nombre de jours d’ouverture exigé varie ainsi de 40 jours par an pour un propriétaire souhaitant bénéficier de la déduction à 100 % de ses charges foncières (lorsque son monument ne génère aucun revenu), et jusqu’à 80 jours par an pour un propriétaire souhaitant bénéficier de l’exonération des droits de mutation à titre gratuit.

L’ouverture au public de ces monuments est ainsi conçue comme une façon de restituer aux contribuables l’argent public qui y a été investi sous forme de dépenses fiscales. Or, le nombre d’années exigé pour cette ouverture est variable : si le dispositif d’exonération des droits de mutation à titre gratuit implique une ouverture obligatoire chaque année pour le reste de la vie du propriétaire5, celui relatif à la déduction des charges foncières n’oblige ce dernier qu’à ouvrir son bien que durant un an. S’il regimbe toutefois contre la perspective de voir des curieux déambuler dans son domicile, le propriétaire peut tout de même bénéficier d’une déduction de 50 % de ses charges sans obligation d’ouverture. Plus avantageux encore, le détenteur d’un immeuble non protégé par l’État mais ayant reçu le label de la Fondation du patrimoine peut bénéficier de l’application intégrale du dispositif sur le mécénat et de l’application relativement large du dispositif de déduction des charges foncières, à la seule condition que le monument soit visible depuis la voie publique. Le contribuable devra alors se contenter de la jouissance visuelle de l’extérieur du bâtiment, si tant est qu’il en remarque la présence derrière le portail flanqué de murs qui lui en interdit l’accès.

Un examen mené en 2017 sur un échantillon de 573 monuments privés ouverts au public a de surcroît montré que les trois quarts d’entre eux n’étaient accessibles qu’entre 40 et 90 jours par an, soit moins du quart de l’année. La modestie de ces périodes d’ouverture, couplée au fait qu’elles couvrent essentiellement la saison estivale au détriment de saisons plus propices aux activités d’intérieur, explique peut-être la faiblesse de la fréquentation de ces lieux. En effet, les quelques 1 500 monuments privés ouverts à la visite en 2017 (qui ne représentent que moins de 10 % du total des monuments historiques privés) accueilleraient en moyenne 1 350 visiteurs par an, un chiffre à mettre en regard des centaines de milliers d’entrées enregistrées chaque année par les monuments nationaux, qui bénéficient certes d’une notoriété autrement plus importante. De plus, la fréquentation des lieux patrimoniaux est marquée par un creusement des écarts sociaux, les cadres et les diplômés du supérieur étant progressivement plus nombreux à visiter les musées ou les monuments que les employés, les ouvriers et les personnes peu diplômées. Dans ces conditions, l’ouverture des monuments au public ne profite qu’à une minorité de contribuables, et n’apparaît pas comme une contrepartie suffisante à l’effort fiscal consenti en faveur des propriétaires, qui restent en dernière analyse les principaux bénéficiaires de ces lieux.

Des « intérêts privés dissimulés sous le masque de l’altruisme »

Ce régime fiscal dérogatoire est d’autant plus injustifiable qu’il consolide la position sociale et la rente de citoyens aisés, au détriment de l’intérêt général dont il se réclame pourtant. Il s’inscrit en effet dans le cadre des nombreuses et généreuses exonérations fiscales françaises qui renforcent les inégalités de patrimoine et font de la France une société d’héritiers. Il contribue au creusement de ces inégalités, le coût des niches fiscales ne faisant qu’augmenter depuis 2013 (entraîné notamment par le mécénat des entreprises) alors même que leurs justifications économiques sont faibles. Lors des débats, en 1987 au palais Bourbon, autour de la loi sur l’exonération des droits de mutation pour les monuments protégés, les députés communistes ne s’y étaient pas trompé, dénonçant – seules voix discordantes dans une Assemblée unanime – un projet marqué par « des choix de classe » et une disposition « propice aux évasions fiscales », un commentaire qui pourrait en réalité s’appliquer à n’importe laquelle de ces mesures. Ainsi, le dispositif de déduction des charges foncières de l’impôt ou d’imputation du déficit foncier au revenu n’est soumis à aucun plafonnement, et profite par conséquent d’autant plus aux propriétaires que leur imposition est élevée. Les monuments historiques peuvent alors devenir de véritables investissements lucratifs, loin des gouffres financiers que les défenseurs de ces mesures se plaisent à décrire.

Propriétaires et associations affirment pourtant que de tels biens, même quand ils procurent des recettes, sont structurellement déficitaires, en particulier du fait des travaux coûteux et contraignants qu’ils nécessitent. Dans une interview à la presse régionale, Stéphane Bern déplore que les châteaux soient, « à tort, perçus comme des biens de riches », affirmant (fallacieusement) que les propriétaires privés n’auraient pour seule ressource que la billetterie et que la rareté des aides en leur faveur ne leur permettrait pas d’assurer les travaux sur leur bien. Pourquoi, dans ces conditions, conserver la propriété de ces demeures ? Sans doute en raison des importants profits symboliques qu’apportent ces lieux chargés d’histoire6, qui savent transmettre comme par métonymie leurs qualités à leurs occupants – le contenu étant à l’image du contenant : ancien, noble, rare. Les « sacrifices » consentis par les propriétaires, loin de servir l’intérêt général, sont alors avant tout des sacrifices pour eux-mêmes et pour leur famille, rendus économiquement plus soutenables par les aides de l’État.

Ce traitement de faveur charrie avec lui d’autres défauts. Par leur mobilisation, les propriétaires sont parvenus à imposer l’idée selon laquelle ils seraient les défenseurs naturels du patrimoine, humbles dépositaires de l’impérieux devoir de conservation et de transmission des demeures historiques7. Sur son site, la Demeure historique présente ainsi son action comme consistant à accompagner « les acteurs du patrimoine que sont les propriétaires-gestionnaires de monuments et jardins historiques dans leur mission d’intérêt général de préservation et de transmission ». Ces propriétaires, qui rechignent à être perçus comme de simples détenteurs de fortunes immobilières, préfèrent endosser le rôle plus valorisant d’auxiliaires de l’État, investis de missions d’animation économique et culturelle des territoires et de conservation des trésors de la Nation. Ce rôle, sanctionné par l’État via des règles de droit, donne un pouvoir exorbitant aux propriétaires de monuments historiques. Il leur revient ainsi de décider d’ouvrir ou non leur monument au public, et de déterminer la durée de cette ouverture. Or on l’a vu, ces périodes d’ouverture sont restreintes et n’attirent qu’un public clairsemé, tandis que la visite patrimoniale représente une modalité d’usage des monuments que plébiscitent pour l’essentiel les populations les plus aisées et diplômées.

Il leur revient plus généralement de définir la nature des activités auxquelles leur immeuble est affecté ; mais celles-ci correspondent-elles nécessairement aux besoins de la population vivant aux alentours du monument ? Certaines demeures sont ainsi transformées en gîtes ou en chambres d’hôte, tandis que d’autres accueillent des séminaires ou des espaces de co-working, soit des activités très spécifiques et restreintes à des catégories de population relativement limitées, voire réservées aux plus aisés. Après avoir ouvert leur château au public pendant une dizaine d’années, les propriétaires du château classé de la Servayrie, dans l’Aveyron, décidèrent de mettre un terme aux visites et d’y ouvrir des chambres d’hôte, aux prix compris entre 175 et 250 euros. Un prix d’entrée rendant la jouissance de ce château, pourtant partiellement rénové par de l’argent public, inaccessible à la plupart des bourses.

L’aspiration des propriétaires à devenir de véritables entrepreneurs du patrimoine vise à sanctionner leur mainmise non seulement sur leurs monuments mais aussi sur leurs abords, en particulier dans les milieux ruraux où les anciennes formes de leur domination ont disparu. C’est ainsi que la Demeure historique s’engage contre le développement des éoliennes, et fournit à ses adhérents un guide de l’éolien qui leur permettra de « parer à la menace ». Ce document propose toute une série d’arguments en défaveur de l’expansion des éoliennes, accusées pêle-mêle de défigurer les paysages, de nuire au tourisme ou de constituer un danger pour les espèces protégées. Surtout, on y apprend que l’éolien serait inefficace à lutter contre le changement climatique, ses performances en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre étant moindres que celles du nucléaire. Ces allégations vont à l’encontre des préconisations du sixième rapport du Giec, qui juge que les énergies solaire et éolienne ont un potentiel de réduction des émissions nettes de CO2 quatre fois supérieur à celui de l’énergie atomique. Les raisons de cette opposition sont toutefois sans doute étrangères aux questions climatiques : le guide de l’éolien avertit en effet que la proximité d’un parc éolien peut faire perdre sa valeur à un patrimoine immobilier – voire le rendre invendable…8

Une vision réactionnaire du patrimoine et de l’Histoire

Cette privatisation de la politique patrimoniale est menée avec la complicité de l’État, qui a délégué en 1996 la protection du patrimoine rural non classé à la Fondation du patrimoine. Le label que cette organisation privée délivre à des opérations de restauration d’immeubles publics ou privés, parallèle aux procédures de classement étatiques, ouvre droit à des aides financières (issues des dons – défiscalisables – versés à la Fondation et d’une partie des recettes du loto Patrimoine) ainsi qu’à des exemptions fiscales proches de celles dont bénéficient les monuments protégés. Le Conseil d’administration de la fondation est dominé par les représentants de 12 entreprises françaises, parmi lesquelles L’Oréal, Michelin ou Danone, qui disposent de la majorité absolue face à des pouvoirs publics minoritaires. Parmi les administrateurs figure également la femme du président du Medef, Sabine Roux de Bézieux, engagée sur les questions de climat et de biodiversité. Elle côtoie Guy Sallavuard, ancien responsable des ressources humaines chez Total et vice-président de l’association Maisons paysannes de France (membre du G7 du patrimoine). C’est à cet attelage socialement cohérent, dominé par les hauts cadres du privé, qu’il revient de déterminer les critères de labellisation, lui permettant d’imposer ses catégories patrimoniales et, partant, une certaine vision de l’histoire et de la société. Cette vision, fondée sur un élitisme et un conservatisme parfois réactionnaire, est éloquemment illustrée par le parcours et les engagements de deux personnalités à l’origine de la création de la Fondation du patrimoine, Maryvonne de Saint-Pulgent et Jean-Paul Hugot.

Maryvonne de Saint-Pulgent, ancienne directrice générale du patrimoine au ministère de la Culture de 1993 à 1997, fut membre du Club de l’Horloge. Ce dernier, fondé en 1974 par trois énarques d’extrême droite (l’un d’eux figurait parmi les VIP au meeting de lancement du parti d’Eric Zemmour), se donnait pour objectif de contrer l’« idéologie égalitariste » par le développement d’une doctrine raciste, eugéniste et néo-libérale, attentive au respect de l’identité nationale9. Ces liens tissés avec le club réactionnaire transparaissent dans la définition du patrimoine défendue par Maryvonne de Saint-Pulgent : cette dernière estime en effet que le patrimoine doit être situé du côté du l’« universel » et de la longue durée, et ne doit pas céder aux sirènes des identités contemporaines susceptibles de lui faire rater sa vocation première : « construire des Français ». Il s’oppose en cela aux « nouveaux patrimoines », marqués par le relativisme et l’éloignement vis-à-vis de la culture légitime qui caractérisent la politique de démocratie culturelle menée par la gauche socialiste dans les années 198010.

Jean-Paul Hugot fut sénateur-maire de Saumur et rapporteur de la loi instaurant la Fondation du patrimoine au Sénat. Membre dans sa jeunesse d’une association culturelle composée de membres du Club de l’Horloge et de personnalités issues de l’UNI, une organisation étudiante proche de l’extrême droite, il estimait que le patrimoine était un « vecteur d’enracinement des citoyens »11. La thématique de l’enracinement, vieux thème d’extrême droite notamment cher au Club de l’Horloge et à la Nouvelle Droite, désigne le rapport intime qui unit un peuple à son territoire12. Il s’inscrit dans une vision organiciste de la société, ancrée dans un passé mythifié où chacun occupe la place qui lui échoit naturellement. Dans ces conditions, les artefacts du passé ne sont susceptibles d’accéder à la patrimonialité qu’en tant qu’ils peuvent être érigés en témoins d’existences stéréotypées et immuables, fussent-elles nobles ou modestes. Un habitat populaire n’a ainsi de chance d’échapper à son caractère provisoire que s’il porte la mémoire des vies humbles et laborieuses qui l’ont peuplé, à même de s’inscrire dans le récit d’une ruralité idéalisée où les hiérarchies naturelles entre les hommes n’avaient pas encore été bousculées par le relativisme, le multiculturalisme ou la mondialisation (la liste n’est pas exhaustive). Qu’en déduire quant à l’importance accordée aux groupes sociaux dont les habitats ont été rasés, et à la place qui leur est promise dans le récit patrimonial ?

A suivre cette vision, le patrimoine n’est donc pas un ensemble, démocratiquement construit, de biens matériels et immatériels dignes d’être conservés, dont les frontières sont susceptibles de s’agrandir en même temps qu’évoluent les sensibilités et les préoccupations propres à chaque époque. C’est un donné universel et intangible, qui prend racine dans une identité authentique et dans une culture homogène, fondements d’une nation et de son peuple. Il appelle par conséquent une adhésion immédiate, où la critique n’a aucune place. Cette idéologie préside aux choix des biens méritant d’être conservés autant qu’elle est susceptible d’imprégner la mise en récit des immeubles anciens par leurs propriétaires. Chez ces derniers, et particulièrement chez les descendants de l’aristocratie et de la haute bourgeoisie, l’histoire sert bien souvent de prétexte à la propagation de valeurs conservatrices, et se trouve enrôlée dans la mise en valeur des hauts faits de la famille et des illustres personnages ayant peuplé les lieux. Les visiteurs se voient alors proposer un récit partial, retranché de ses aspects les plus impropres à célébrer la dynastie et le groupe social dominant13.

C’est donc la présence, au sein de l’administration et de divers organismes privés, d’individus porteurs de ces catégories patrimoniales qui permet aux détenteurs de monuments privés d’obtenir des décisions conformes à leurs intérêts de classe. Ces derniers sont également défendus au sein du Parlement par les représentants de la droite et de l’extrême droite, qui cherchent régulièrement à élargir les avantages accordés aux propriétaires. Dans le cadre des débats relatifs au Projet de loi de finances pour 2023, les 89 députés du Rassemblement national ont par exemple déposé un amendement visant à exonérer d’impôt sur la fortune immobilière les bâtiments protégés au titre des monuments historiques. Si l’amendement fut rejeté, il constitue toutefois un témoignage supplémentaire des liens ténus qui existent entre l’extrême droite et l’instrumentalisation du patrimoine au bénéfice des plus aisés.

Relativiser le droit de propriété

Il apparaît par conséquent urgent de mettre un terme à la privatisation des politiques patrimoniales. En 2021 à l’Assemblée, le député de la France insoumise Michel Larive dénonçait l’élargissement des prérogatives de la Fondation du patrimoine, dont le label peut désormais être attribué aux immeubles situés dans les communes de moins de 20 000 habitants (contre moins de 2 000 auparavant), augmentant le nombre de propriétaires susceptibles de réaliser leurs travaux aux frais des contribuables sans presque aucune contrepartie. Pour contrer la mainmise qu’exercent les entreprises privées au sein de la Fondation, il plaidait par ailleurs pour la création d’un organisme entièrement public, doté de fonds d’investissement majoritairement publics et d’un modèle de gouvernance représentatif de toutes les franges de la société civile. L’argument maintes fois brandi selon lequel les contraintes budgétaires de l’État et des collectivités ne leur permettraient pas d’assurer l’entretien du patrimoine sans l’aide des propriétaires privés ne tient pas, puisque l’État se prive lui-même de ressources en n’imposant pas davantage l’héritage et en donnant à des particuliers le droit d’allouer une partie de ces ressources à des causes pro domo. Les sommes défiscalisées au profit des propriétaires pourraient, si elles revenaient sous forme d’impôt à l’État, être investies sur la base de critères définis de manière transparente et démocratique, et non plus imposés par « des intérêts privés dissimulés sous le masque de l’altruisme ».

Revenir sur les avantages accordés aux détenteurs de monuments historiques aurait pour vertu de remettre en cause la préséance qui leur est accordée dans la définition non seulement du patrimoine, mais également de l’affectation de ces lieux et de leurs abords. Le patrimoine historique étant l’héritage de la société tout entière, et son financement reposant à ce titre sur de l’argent public, cette définition mériterait d’être collectivement élaborée sur la base d’intérêts et de besoins qui ne se limitent pas à ceux d’une minorité de rentiers, dont les priorités ne sont pas nécessairement partagées par le plus grand nombre. Cette conception relativiste de la propriété, difficile à faire accepter dans une société qui a érigé cette dernière en droit « inviolable et sacré »14, fut portée par le juriste Raymond Saleilles, qui affirmait à la fin du XIXsiècle que les restrictions au droit de propriété « ne peuvent dériver que des besoins sociaux de chaque époque » – on pourrait aujourd’hui y ajouter les nécessités dictées par l’urgence environnementale. Il jugeait par ailleurs que le droit de propriété devait apparaître, « comme ce doit être le cas pour tous les rapports de l’homme vivant en société, comme dominé par le point de vue des nécessités sociales et de l’intérêt général15 ». Il ouvrait ainsi la voie à la loi de 1913, la première en France à avoir limité le droit de propriété au nom de l’intérêt public attaché à la préservation des monuments historiques. Il importe aujourd’hui de se réapproprier et d’élargir cet héritage, vidé de son sens par les lois fiscales votées sous la pression d’intérêts catégoriels.

1 Cité dans Jean-Pierre Bady, Marie Cornu, Jérôme Fromageau, Jean-Michel Leniaud, Vincent Négri (dir.), 1913. Genèse d’une loi sur les monuments historiques, Paris, La documentation française, 2013.

2 C’est-à-dire classé ou inscrit au titre des monuments historiques.

3 Cité dans Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Château et châtelains. Les siècles passent, le symbole demeure, Paris, Editions Anne Carrière, 2005

4 Selon le comte Denis de Kergolay, propriétaire du château de Canisy et ancien vice-président de la Demeure historique, cité dans Ibid.

5 Le député Renaissance Daniel Labaronne propose toutefois, dans un amendement au PLF pour 2023, de réduire à 22 ans cette obligation de conservation et d’ouverture, afin d’encourager le recours à ce dispositif.

6 Monique de Saint-Martin, L’espace de la noblesse, Paris, Éditions Métailié, 1993.

7 Maïa Drouard, « Le patrimoine pour tous. La contribution des aristocrates d’extrême droite au maintien de l’idéologie des “belles demeures” », Agone, vol. 54, n°2, 2014.

8 Les propriétaires inquiets de la dévalorisation de leur bien peuvent en tout cas compter sur l’engagement d’Éric Zemmour et de Marine le Pen à leurs côtés. Lors de la présidentielle de 2022, les deux candidats d’extrême-droite ont en effet fait part de leur opposition aux éoliennes, maniant des arguments identiques à ceux de la Demeure historique.

9 Sylvain Laurens, « Le Club de l’horloge et la haute administration : promouvoir l’hostilité à l’immigration dans l’entre-soi mondain », Agone, n°54, 2014.

10 Maryvonne de Saint-Pulgent, « Le patrimoine au risque de l’instant », Cahiers de médiologie, n° 11, 2001.

11 Maïa Drouard, « Le patrimoine pour tous… » art. cit.

12 Razmig Keucheyan, « Alain de Benoist, du néofascisme à l’extrême-droite respectable. Enquête sur une success story intellectuelle », Revue du Crieur, n° 6, 2017.

13 Monique de Saint-Martin, op. cit.

14 Art. 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

15 Cité dans Jean-Pierre Bady et al., op. cit.