LABORATOIRE DES LUTTES – Le FSM de Nairobi a été l’occasion pour des lesbiennes, des gays et des trans africains d’affirmer collectivement leur volonté de lutter pour le respect de leur droit, tout en revendiquant leur « africanité ». Témoignage.
Alter ? Alter mondialiste ? Le forum social mondial de Nairobi aura avant tout été, au moins pour moi, une expérience africaine, voire kenyane. Non que le Kenya ait particulièrement bien accueilli l’initiative. On pourrait même dire qu’il lui a poliment tourné le dos. Les médias n’ont en rien expliqué l’évènement à la population et, au fil des rencontres, on comprenait vite que bien peu à Nairobi ne comprenaient ce qui réunissait quelques 50 000 personnes aux portes de la capitale. Suffisamment loin, néanmoins, et dans un stade clos, pour que cette ville extraordinairement chaotique, polluée et toute occupée à survivre ou à faire des affaires ne soit pas prise d’un délire révolutionnaire, ni même d’un quelconque réveil social. Aux dires des « anciens », des fidèles de Porto Alegre, Mumbai et Caracas, Nairobi et son forum ne vibraient pas de la même énergie. On avait bien là tous les ingrédients : le forum social restait cet incroyable accélérateur d’idées, ce formidable « incubateur où chacun portait ses cultures pour les voir germer ». Mais voilà, ce forum là avait tout l’air d’une culture hors sol. Hors ville, on l’a dit, mais aussi sur un terreau manquant de tradition syndicaliste, de protestation sociale, d’espace citoyen mûr et sûr de lui. Pour moi, trentenaire idéaliste, européen de l’ouest, aussi blasé par les travers de nos sociétés capitalistes que curieux d’autres mondes possibles, le forum fut d’abord une surprise et une première prise de conscience. En l’absence de mouvements contestataires forts, les ONG d’aide au développement occupaient l’espace, au premier rang desquelles l’église, « première ONG d’Afrique ». Puis une joie, une extraordinaire joie… Si, au Forum, la messe était bien dite trois fois par jour, tout n’y était pas dit : le Forum allait bien être cet espace de liberté et de diversité que j’espérais.
Pas de tente ! L’espace réservé par la Coalition Gay et Lesbienne du Kenya (GALCK) n’avait tout simplement pas été prévu ! Intentionnel ? L’heure n’était pas à la polémique ce dimanche, en ce début difficile du Forum : on squattera la première tente venue ! C’est que l’événement revêt une importance particulière pour le GALCK et ses membres : après sa constitution l’an passé par huit associations gays et lesbiennes de Nairobi et une première et timide apparition dans le défilé du 1er décembre 2006 derrière une banderole tenue par cinq téméraires, le forum sera le point d’orgue d’une campagne dont l’enregistrement légal d’une association LGBT pour la première fois au Kenya a constitué un des premiers succès.
Judith, Loury, Pauline, Ivy, Peter… Les quelques quarante jeunes qui suivent les réunions de préparation du forum autour d’Annika, admirable bénévole norvégienne de l’association Queer Solidarity et d’Angus, chef du projet MSM |1| d’un centre de prévention du Sida en sont ils pleinement conscients ? Ils vont par leur présence au forum organiser un véritable coming out national pour la communauté LGBT kenyane. Baptisée Q Spot |2|, la tente va créer l’évènement. On dit qu’elle est l’un des espaces dont on parle le plus dans tout le forum ! C’est aussi l’un des plus visités. La liberté de ton des militants invités à participer aux débats qui se tiennent dans la tente est réellement extra-ordinaire et le public, curieux, intrigué, rarement hostile, n’en revient pas. L’homosexualité ne serait pas africaine ? Une militante nigériane se souvient comment les gens du village parlaient sexualité et plaisir dans sa jeunesse. Elle rappelle les mots qui existaient alors pour parler de l’amour entre personne de même sexe, explique comment les missionnaires ont censuré les mots pour mieux nier cette réalité et interroge le public : l’église n’est arrivé ici que récemment, qui est elle pour dire ce qui est Africain et ce qui ne l’est pas ? Les participants écoutent attentivement les militantes sud-africaines expliquer le succès de la campagne pour le « mariage » dans leur pays. Un juriste indien retrace l’histoire des lois anti-sodomie dans le Commonwealth : on éclate de rire en l’écoutant lire la correspondance de juges qui se sont, des années durant, évertués à trouver la définition la plus large possible de la sodomie pour que ces lois couvrent, avec un sens du détail pour le moins surprenant, tous les actes liés à l’homosexualité. Et le public d’apprendre que de telles lois n’existaient pas avant qu’elles ne soient imposées par le Royaume à ses colonies. La présence de la Commission kenyane des droits humains étonne elle aussi, qui peine à réitérer en termes simples et en public ce qu’elle a répondu par écrit à GALCK : la Commission s’oppose à toute loi discriminante, y compris celle condamnant la sodomie par quatorze ans de prison.
Mais le spectacle est aussi dans la salle, qui ne désemplit pas… Le public plutôt jeune vient d’abord voir de ses yeux ces gays et lesbiennes, noirs, africains, comme eux. On improvise des cercles de chaises. Autour d’un militant, dix, vingt, parfois trente personnes et les questions, les commentaires qui fusent : « Tu es gay ? Vraiment ? », « Ça n’existe pas ici », « Comment cela t’est il arrivé ? », « Dieu a crée Adam et Eve, pas Adam et Steve ! », et surtout « Comment vous faites ? Quoi ? Du sexe… ». Passée la curiosité, les jeunes essaient vraiment de comprendre. On rit ensemble de la liberté de parole et de ton, on rit sans doute de pouvoir parler de sexualité, de plaisir car les jeunes militants kenyans n’hésitent pas à retourner les questions : « Et toi, comment tu fais l’amour ? ». Les jeunes sont intarissables et nous avons bien du mal à les faire partir, quand, par exemple, il faut organiser, entre nous, l’atelier peinture de banderoles, décider des slogans, pour défiler autour du stade en compagnie des féministes. Pas moins de trois marches publiques en une semaine ! La joie est réelle, celle d’une première Pride, sans doute décuplée par les années de peur et d’interdits. Autre émotion pour les gays et lesbiennes kenyans : dimanche soir, GALCK organise une soirée, sur invitation. La discothèque est de taille moyenne. Combien serons-nous ? Deux cent, trois cent peut-être mais mes nouveaux compagnons de lutte n’en croient pas leurs yeux : « On a jamais vu autant de monde. Il y a même des gens qu’on ne connaît pas ! ». Et d’ajouter dans un même souffle : « On en fera d’autres, c’est sûr ! »
Jeudi après-midi. Cérémonie de clôture. Les discours scandés sonnent creux et viennent combler les pauses techniques entre les groupes musicaux qui se succèdent pendant près de six heures. L’assistance est décevante, quelques milliers de personnes seulement pour un concert gratuit dans un parc, en pleine ville de trois millions d’habitants. GALCK est présent mais nos banderoles sont peu visibles dans la foule. Nous décidons de demander la parole pour lire un discours mais le programme est chargé : on prend notre texte, sans garantie toutefois de le lire. Dans les minutes qui suivent, notre discours au nom des « gays et lesbiennes d’Afrique » est annoncé… mais ne vient pas… Une heure, deux heures, trois heures, Kasha, une activiste ougandaise et moi décidons d’aller backstage, demander ce qui se passe. Le présentateur semble paniquer au vu de notre insistance. Il le lira, il le lira, d’accord mais où est donc passé le texte ? Je regarde autour de nous, pour découvrir dépité, le discours à nos pieds, comme jeté au sol. Et attaquer de nouveau : quand passons-nous sur scène ?
Kasha et moi faisons le pied de grue. Nerveuse, elle grille une cigarette. Une heure et demie passe. Et vient celle de Kasha. Je reste derrière la scène : un européen sur scène, blanc de surcroît pour parler au nom des gays et lesbiennes africains discréditerait l’intervention. Un peu cabotin, malicieux aussi, nous avons décidé de commencer le discours avec des slogans contestataires « universels » et c’est donc en criant « Respect for all, Human Rights for all » que Kasha commence à haranguer la foule. Qui donne de la voix, enthousiaste. Effet réussi. Kasha poursuit : « Je parle au nom de la Coalition gay et lesbienne du Kenya, de la Coalition des Lesbiennes d’Afrique, des Minorités Sexuelles d’Ouganda, de la Fédération internationale gay et lesbienne… ». D’abord surpris, le public qui dansait, immédiatement sous la scène, est interdit… puis les poings commencent à se lever, certains crient « Non ! Non ! ». Kasha continue. Le public se fait plus virulent encore. Le présentateur, gêné sans doute, fait mine de reprendre le micro mais Kasha poursuit… « People, people, si vous n’êtes pas d’accord, si vous ne comprenez pas l’homosexualité, vous serez au moins d’accord avec moi sur un principe : nous devons apprendre à vivre ensemble, les gays et les lesbiennes ont aussi le droit de vivre en paix en Afrique ! ». Devant quelques milliers de personnes, Kasha se met à genoux et improvise : « Je vous en prie, tolérez-nous ! ». J’ai le cœur à mille, le ventre renversé, j’ose à peine imaginer comment se sent Kasha que déjà elle quitte la scène. L’ambiance est électrique, tout va très vite, deux types la poursuivent, backstage, poings levés, deux Rastafari, dreadlocks et cool attitude, « Fire ! », ceux là-même qui dansaient toute à l’heure sur scène, « Fire on homosexuals ! ». Au feu ! Au feu les homosexuels ! Kasha se met à courir, je cours aussi pour l’arrêter. Un instinct réflexe me dit qu’il ne faut pas courir dans la foule, le sien lui dit qu’il faut prendre ses jambes à son cou. Je la rattrape. Nous regagnons le groupe en marchant et Kasha reprend confiance alors que les gens, émus, lui manifestent leur soutien… Pourquoi les organisateurs n’ont-ils pas pris sa défense ? Comment ont-il pu laisser passer ça, après cinq jours de forum social mondial et cinq heures à crier qu’« un autre monde est possible » ?
GALCK se réunit le lendemain du Forum. Peurs et gueule de bois. Le bilan politique est contrasté. ILGA a fait inscrire la dépénalisation des rapports homosexuels dans les revendications du forum, qui malgré le malheureux épisode de la cérémonie de clôture ont toujours inclu le respect de la diversité sexuelle. L’an prochain, en l’absence de forum physique, le slogan sera d’ailleurs « In a diverse world, equality comes first » (« Dans un monde marqué par la diversité, l’égalité est notre premier but »). Tôt dans la semaine, Desmond Tutu déclarait en présence d’autres religieux africains réunis au forum que « l’Afrique doit faire face à deux maux, la prédominance des hommes et l’homophobie ». Comme pour lui faire écho, dès mardi, un imam interpellait le gouvernement et lui demandait de nous arrêter dans les 48 heures. Embarras et silence des religieux, ultimatum resté lettre morte. Les journalistes se sont empressés bien sûr de communiquer sur le succès du stand et l’œuvre de désinformation de commencer : les gays kenyans veulent le mariage. Nos avancées occidentales, la surprise sud-africaine sont passées par là : pour les médias, les politiques et par conséquence pour le public, droits LGBT signifient mariage. Réalistes, les membres de GALCK n’en demandent pas tant. Comment se comporter face aux médias ? Les jeunes qui se sont prêtés au jeu des interviews regrettent que les médias n’aient publié et isolé que l’aspect plus sensationnaliste de leurs réponses sans relayer leurs déclarations plus politiques. Judith s’inquiète que l’on ait imprimé sa photo, le nom de son école, celui de sa classe… Le groupe craint pour sa sécurité. Doit-elle s’absenter une quinzaine de jours ? Cette semaine, sans doute porté par l’énergie du Q Spot, Loury a fait fort : coming out national et bien sûr familial, à la télévision. Son oncle veut des excuses publiques : il exige que Loury repasse à la télé, qu’il se dise malade et accepte de se faire soigner… ou la famille ne paiera plus ses études. Que va t’il faire ? Comment l’aider ? On décide à l’unanimité de reprendre la main et de ne plus répondre aux interviews avant la prochaine réunion, dans un mois. Les sentiments sont mélangés : stupéfaction et joie face à ce qu’ils viennent d’oser et de réussir mais aussi conscience grandissante du danger et de leur responsabilité face à la campagne à venir. Déjà, les militants ougandais invités par le groupe au forum pensent à mener une action similaire lors de la prochaine réunion internationale du Commonwealth, à Kampala. Je suis admiratif de leur courage. Comment expliquer la tiédeur de nos mouvements en Occident et leur indifférence face à l’injustice ailleurs ?
Ici, là-bas, il s’agit bien des mêmes désirs de vie et de liberté, de la même lutte. Comment ne pas se sentir solidaire et investi par leurs espoirs ?
Ce texte a été publié le 10 février 2007 sur le site de l’ILGA
|1| MSM, acronyme utilisé dans le jargon de la prévention du Sida, pour Men having Sex with Men. HSH, Hommes ayant des rapports Sexuels avec d’autres Hommes étant sa traduction française.
|2| Le point Queer, pour « différent » mais aussi en référence à une autre approche politique de la diversité sexuelle qui veut voir au-delà des identités sexuelles