Figure de la théorisation critique de la race et du racisme, Alana Lentin revient dans cet article sur la panique morale qui a saisi l’Australie ces dernières années autour de ces questions. Ce pays, vu de loin comme un des berceaux du multiculturalisme, donne à voir des guerres culturelles tout aussi virulentes que dans le contexte français ou étatsunien. Des parlementaires de droite ont en effet proposé d’interdire l’enseignement de la Critical Race Theory à l’école… où elle n’a jamais été enseignée. Si ces tentatives de censure, tant académiques que politiques, émanent de la droite, la gauche n’en est pas immune. Derrière ces attaques ciblant une théorie relativement minoritaire, se cache en réalité la volonté de ne pas regarder le passé colonial de ce pays en face.

Enseignante et écrivaine, Alana Lentin est une femme juive européenne installée sur le territoire Gadigal-Wangal près de Sydney en Australie. Elle travaille sur la théorie critique de la race, le racisme et l’antiracisme. Son dernier livre s’intitule Why Race Still Matters (Polity, 2020). Voir également www.alanalentin.net

Texte traduit par Claire Habart.

« La race imprègne de façon immuable la politique d’accaparement inhérente à la souveraineté blanche patriarcale, qui est souvent invisible et passée sous silence dans le discours dominant et la recherche universitaire. Ceci est dû au fait que la souveraineté indigène n’est jamais considérée comme un facteur décisif dans le processus de fondation de la nation. »

Aileen Moreton-Robinson[1]

La guerre contre la Critical Race Theory (Théorie critique de la race), ou CRT, se décline aussi en Australie. À bien des égards, nous le verrons, la tempête dans un verre d’eau à laquelle nous assistons aujourd’hui procède de l’obsession continuelle de l’extrême droite australienne pour un enseignement approprié de l’histoire coloniale et de l’étude des peuples autochtones (Indigenous studies). Mais le fait que toute référence à l’Australie comme société raciste colonie de peuplement soit rejetée catégoriquement reflète également une forme de panique morale. Elle est instrumentalisée par certains protagonistes de mauvaise foi aux États-Unis comme Christopher Rufo (un militant conservateur états-unien et senior fellow au Manhattan Institute). À l’heure où les immigré·es racisé·es qui osent parler du racisme et les professeur·es antiracistes, en particulier dans l’enseignement supérieur, font régulièrement l’objet d’attaques, la guerre contre la CRT illustre l’incapacité perpétuelle de l’Australie blanche à reconnaître son illégitimité en tant que colonie bâtie sur des terres volées aux Autochtones, et témoigne du courage des Autochtones qui osent revendiquer leur souveraineté et se défendre contre la suprématie blanche. Dès lors, comme dans d’autres pays, l’objet des attaques n’est pas l’étude de la question raciale en tant que telle, mais plutôt la volonté d’interroger le rôle de la race dans le colonialisme (de peuplement) qui se perpétue aujourd’hui. En ce sens, la guerre contre la CRT est une guerre par procuration. Toutefois, les attaques contre la Critical Race Theory sont indissociables de la question de savoir comment nous abordons la question raciale et comment nous l’enseignons. Car là en effet réside le paradoxe essentiel de la situation à laquelle doivent faire face ceux et celles parmi nous qui s’opposent au racisme dans leur enseignement, leurs écrits ou leurs propos : même s’il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une guerre par procuration, nous devons tout de même remettre en question notre travail, nos objectifs, et nous demander si notre approche est bien la meilleure pour répondre aux attaques actuelles.

Le racisme s’inscrit toujours dans un contexte spécifique. Mais la race, que je définis comme une technique du pouvoir pour la gestion de la différence humaine, affecte les échanges à la fois à l’échelle d’un territoire particulier et à un niveau mondial. Dans cet article, je m’intéresse à ce que la « guerre contre la CRT » en Australie peut nous apprendre sur la façon dont la race est abordée (ou non) dans le discours public et dans le monde universitaire sur le continent. Au cœur de cette question se trouve le refus de vraiment reconnaître, et par là même de démanteler, ce que Aileen Moreton-Robinson, une femme Goenpul, chercheuse en études autochtones et spécialiste de la question raciale, appelle « la politique d’accaparement inhérente à la souveraineté blanche patriarcale » de la colonie de peuplement australienne, établie sur des terres arrachées à des peuples autochtones sans qu’aucun traité ait encore été signé[2]. Toute tentative d’éveiller les consciences, ou du moins de proposer un récit plus fidèle à la réalité, se voit toujours contestée, qu’il s’agisse d’aborder l’histoire des spoliations, des massacres, du génocide culturel, de l’assimilation forcée, du confinement, de l’esclavage, ou bien les manœuvres contemporaines de domination raciale, manifestes dans l’incarcération de masse de membres de la communauté autochtone, y compris mineurs, mais aussi dans la poursuite des vols d’enfants, des expropriations, des dégradations environnementales et de la gestion punitive des aides sociales. Il est facile d’expliquer les attaques de la droite qui, comme le remarque Moreton-Robinson de façon pertinente, sont symptomatiques de « l’angoisse de la dépossession[3] » ressentie par les Blanch·es conservateur·rices. Mais il est plus difficile de montrer comment la gauche choisit de passer la race sous silence – qu’il s’agisse de progressistes désireux·euses d’alléger le poids de la culpabilité blanche, ou d’une classe professionnelle et managériale de plus en plus diverse soucieuse de réduire la politique et l’économie de la race à un simple enjeu de représentation –, et comment cette attitude contribue au cycle perpétuel crise-réaction dont font partie les attaques actuelles contre la CRT.

« Toutes les personnes blanches sont-elles racistes ?  »

Déclenchée en 2019 par un décret du président Trump interdisant l’enseignement de l’antiracisme et de la diversité « inspiré de la Critical Race Theory[4] », la « guerre contre la CRT » a aujourd’hui des répercussions dans le monde entier, y compris en Australie. L’Australian Critical Race and Whiteness Studies Association a été créée en 2004, j’en ai été la présidente de 2017 à 2020, et aucun média ne m’a jamais contactée pour éclaircir tel ou tel aspect de la CRT. Mais à la fin de l’année 2020, deux journaux de qualité, The Age et le Sydney Morning Herald, ont publié un article de Karl Quinn intitulé « Are All White People Racist? Why Critical Race Theory Has Us Rattled » (« Tous les Blancs sont-ils racistes ? Pourquoi la Critical Race Theory nous déconcerte »). C’est peut-être parce qu’il est par ailleurs critique de cinéma que Karl Quinn a fait le lien entre les controverses sur la CRT aux États-Unis et « l’emballement sur les réseaux sociaux »[5] autour de la question de l’appropriation culturelle au Festival du film de Sydney en 2020. Même si l’article rappelle que la CRT est née des travaux d’universitaires afro-états-unien·nes dans le domaine des Critical Legal Studies (Études juridiques critiques), le fait qu’un domaine décrit maintes fois comme un sujet d’étude relativement marginal de la recherche universitaire se trouve ainsi mêlé au discours actuel sur la diversité et l’inclusion dans la sphère médiatique et artistique en dit long sur la façon dont ce sujet est utilisé, pour ne pas dire galvaudé. La « guerre contre la CRT » fait régulièrement l’amalgame entre la recherche critique sur le racisme structurel et les préoccupations de la gauche antiraciste : la gestion de la diversité et, surtout, les politiques de représentation.

Dans ces conditions, il serait vain d’organiser une contre-attaque et de tenter de désarmer les critiques à l’aide de faits avérés. Il n’est pas question ici de pédagogie, mais plutôt de contre-insurrection. Chaque fois que s’esquisse un semblant de progrès sur le front de l’antiracisme, comme ce fut le cas récemment avec le mouvement Black Lives Matter en juin 2020, une charge hégémonique est menée pour le réprimer par tous les moyens. Sur le sol australien, le soulèvement a pris la forme de manifestations organisées par des militant·es autochtones pour protester contre la mort de plus de 500 membres de leur communauté, victimes de violences ou de négligences policières et carcérales, depuis la publication des résultats de la Commission royale d’enquête sur le décès d’Autochtones en détention en 1991. Deux des organisatrices de ces manifestations, Crystal McKinnon, une femme Amangu de la nation Yamatji, et Meriki Onus, des nations Gunaï et Gunditjmara, font aujourd’hui l’objet de poursuites. Puisqu’il est facile d’associer la recherche critique sur la race à un antiracisme progressiste réprouvé par une approche critique de la race en tant que système social[6], il y a urgence à multiplier les recherches sur la question raciale et à bâtir ce que la défunte juriste et théoricienne des droits civiques états-unienne Lani Guiner appelait une « culture raciale »[7]. En effet, la spécialiste de la CRT autochtone (Kamilaroi et Wonnarua) Debbie Bargallie et moi-même l’appelons de nos vœux : il ne faut pas brider mais au contraire enrichir la réflexion critique sur la race en Australie[8].

Le racisme d’Australia One

Pauline Hanson est la suprémaciste blanche qui a remporté le plus de succès dans les urnes en Australie, et c’est elle qui a déclenché la controverse éthique autour de la Critical Race Theory dans le pays. En 2021, la sénatrice dépose en effet une motion visant à retirer la CRT des programmes de l’éducation nationale (qui n’en font pourtant nullement mention). Comme le remarque à juste titre Andrew Brooks : « La motion de Hanson est purement symbolique, elle est destinée à attiser le feu d’une guerre culturelle déjà ardente. »[9] La motion passe à une faible majorité, car elle est appuyée par la coalition nationale-libérale alors aux affaires. Les membres du parti travailliste et des verts votent contre. Cette démarche illustre la façon dont la droite agite le spectre de la CRT pour s’imposer dans le débat public et tuer dans l’œuf toute tentative de revisiter l’histoire de l’invasion coloniale et ses conséquences jusqu’à nos jours. Toutefois, le fait que la motion ait été rejetée par les partis de centre-gauche montre bien que le racisme progressiste en Australie, comme ailleurs, n’a pas besoin de la panique morale que génère souvent des questions comme la CRT pour opérer. Le parti travailliste australien est à l’origine de ce que l’on appelle communément la « White Australia Policy », le premier acte du parlement nouvellement fédéré, en fonction jusqu’au début des années 1970, et ce même parti a aussi instauré la détention obligatoire des demandeur·euses d’asile, instituée par le Premier ministre travailliste Paul Keating en 1992. Et de fait, le rôle de « bête noire » de la scène politique australienne assigné à Pauline Hanson – une personnalité comparable à Jean-Marie Le Pen, mais avec un électorat moins important – permet à ses numéros réguliers d’indignation ouvertement racistes d’incarner à eux seuls le racisme. En réalité, on retrouve de nombreux éléments de langage de Hanson dans la rhétorique et les politiques de gouvernements de droite successifs. Les politicien·nes les plus modéré·es ou progressistes se disent horrifié·es par le racisme patenté de la sénatrice, mais ils et elles continuent de promulguer les lois et les politiques de l’État racial. Dans la pratique, les questions liées à la race restent donc traitées par les deux côtés de l’échiquier politique soit comme des incidents spectaculaires, soit comme des cas isolés de discrimination ou de diffamation.

Parmi les derniers coups d’éclat de Hanson, citons son entrée en 2017 au Sénat vêtue d’une burka, ou sa proposition d’une motion reprenant le slogan suprémaciste blanc « It’s OK to be White » (« Il n’y a rien de mal à être blanc ») l’année suivante. Plutôt que d’analyser la facilité avec laquelle des idées ouvertement racistes parviennent à pénétrer la sphère politique australienne, comme le suggère Kurt Sengul[10], Hanson s’agite de façon caricaturale à un extrême d’un arc allant de la droite à la gauche, dressé par la classe libérale et capitaliste qui dirige l’État colonial australien et garantit la pérennité du récit mythologique de justice et de « camaraderie ». Ces mythes hérités de l’époque de la « White Australia » sont toujours vivaces aujourd’hui, dans ce qui a pourtant été officiellement proclamé « la nation multiculturelle la plus accomplie du monde »[11]. À l’autre extrême de cet arc mythique, des représentants des peuples autochtones adoptent une position clairement anticoloniale et se désolidarisent de ces mythes nationaux. À titre d’exemple, en août 2022, la sénatrice indigène (Djabwurrung et Gunnai-Gunditjmara) Lidia Thorpe a fait l’objet de remontrances pour avoir qualifié la reine Elisabeth de « colonisatrice » lors de sa cérémonie de prestation de serment, faisant ainsi « honte » à l’institution qu’elle représente, aux dires de ses homologues de droite. Ses déclarations ont été placées au même niveau que les outrances racistes de Pauline Hanson, sa légitimité en tant que représentante des peuples autochtones a été remise en question et son style, qualifié de « tapageur, mal dégrossi et inefficace »[12], s’est vu critiqué dans les médias mainstream.

En contrepoint, au mois d’août, le gouvernement travailliste a finalement octroyé le statut de résident·es permanent·es à la famille Nadesalingam. Ces demandeur·euses d’asile venus du Sri Lanka avaient été placé·es indéfiniment dans un centre de détention par le gouvernement de droite précédent, et le pan progressiste de la scène politique a salué leur régularisation. Toutefois, ce même gouvernement travailliste refuse d’abroger le plan de gestion obligatoire des aides sociales[13], assigné principalement aux populations autochtones des territoires du nord, et qui leur impose un contrôle paternaliste des aides. Même si la « Basics Card » est aussi attribuée à certains bénéficiaires de l’aide sociale non indigènes, elle a d’abord été introduite – comme d’autres méthodes de gestion des aides sociales auparavant – pour superviser des populations autochtones jugées indisciplinées. Plus précisément, jusqu’à 80% des aides octroyées à un·e allocataire peuvent se voir mises de côté sur ces cartes de paiement, avec lesquelles il est impossible de retirer de l’argent, d’acheter de l’alcool ou des jeux d’argent, autant d’activités racialement associées aux populations indigènes. Par ailleurs, rien ne permet de présager la fin prochaine des incarcérations, des décès en rétention provisoire, ou du placement d’innombrables enfants autochtones retirés à leurs familles. Alors, s’il est vrai que la famille Nadesalingam peut rester en Australie, dans le même temps, des milliers d’autres demandeur·euses d’asile demeurent enfermé·es dans des centres de rétention sur ou même hors du territoire national – un modèle que l’Australie a exporté ailleurs dans le monde, comme le montre l’exemple récent des demandeur·euses d’asile au Royaume-Uni que le gouvernement envisageait d’envoyer au Rwanda. Tandis que le racisme est constamment réduit à un débat tranché entre deux extrêmes, l’État racial capitaliste continue son œuvre, de cette façon et de bien d’autres encore.

Mais alors, quel est donc le rôle de la recherche sur la question raciale dans ce contexte ? En se retrouvant ainsi projetée sans ménagement sur le devant de la scène, la Critical Race Theory est devenue l’alpha et l’oméga de toute discussion sur la race et, avant tout, sur l’opposition au racisme. Laissons aux spécialistes le soin de discuter des détails de la généalogie de la CRT, et profitons-en plutôt pour nous interroger sur ce que signifie étudier la question raciale, et sur les problèmes soulevés par notre façon de l’étudier. Plus précisément, dans quelle mesure le malaise que suscite le regard critique porté sur la race en Australie contribue davantage à maintenir qu’à détruire le statu quo libéral ?

Les guerres des historien·nes ne sont « pas racistes »

Les attaques de la droite contre de modestes changements apportés aux programmes scolaires sont en réalité plus préoccupantes que le rejet de la CRT par le Sénat. Ces modifications consistent notamment à transmettre un récit de l’invasion coloniale plus fidèle à la réalité et plus respectueux du point de vue des Premières Nations. L’ancien ministre de l’Éducation Alan Tudge s’en est alarmé, craignant que ces changements ne suscitent chez les étudiant·es une haine de l’Australie. Ces déclarations ont été vivement critiquées, et leur auteur accusé de vouloir raviver les guerres culturelles conservatrices. En effet, Tudge n’a pas manqué de mentionner Geoffrey Blainey, l’homme à l’origine de ce que l’on a appelé les « Guerres de l’Histoire » (History Wars) dans les années 1980, et à ses yeux « sans doute le plus grand historien vivant »[14]. Blainey, qui a déclaré en 1984 que trop d’immigration non blanche risquait d’entraîner des émeutes raciales, est devenu l’un des principaux opposants aux droits fonciers des Aborigènes. C’est à lui que l’on devrait l’expression « la vision brassard noir de l’Histoire » (« the black armband view of history ») pour qualifier le mouvement des historiens révisionnistes qui ont commencé à évoquer dans les années 1970 le passage sous silence des massacres coloniaux et des vols d’enfants qui ont marqué l’histoire australienne.

En 1997, on assiste à un tournant décisif dans les guerres culturelles australiennes avec la publication du rapport Bringing Them Home (Les ramener à la maison) au sujet des « Générations volées » (Stolen Generations), ces enfants autochtones retirés à leurs familles du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1970. Le Premier ministre alors en poste, John Howard, refuse de s’excuser pour ce vol d’enfants caractérisé. Aux yeux de ce dernier, même si le traitement des peuples indigènes constitue une « tache » dans l’histoire de l’Australie, les générations actuelles ne peuvent être tenues responsables des méfaits de leurs ancêtres. Pour lui, cette affaire, comme le colonialisme dans son ensemble, appartient au passé. Les Générations volées devront attendre 2008 pour recevoir des excuses formelles lors d’un discours du Premier ministre travailliste Kevin Rudd au nom du peuple australien[15].Aujourd’hui encore, John Howard persiste à refuser toute idée d’excuses ; en 2021, il déclare que demander pardon au nom d’une génération passée dans un contexte contemporain ne rime à rien[16]. Les excuses nationales faisaient partie des recommandations du rapport Bringing Them Home, mais la majorité des populations indigènes concernées considère que ce geste était purement symbolique, puisque des enfants continuent de leur être retirés. Les communautés autochtones reprennent souvent le slogan « Sorry means you don’t do it again » (« S’excuser signifie qu’on ne le fera plus »).

L’un des livres les plus importants consacrés aux « Guerres de l’Histoire » est révélateur du regard que portent les historien·nes, en grande partie blanc·hes, travaillant sur le continent sur des universitaires tels que Blainey, qui a grandement influencé les positions de Howard. Les auteur·rices de cet ouvrage, Stuart McIntyre et Anna Clark, après avoir cité une litanie d’opinions anti-Autochtones et anti-immigration de Blainey, concluent pourtant que ce dernier « n’est pas raciste ». Cette opinion repose sur une définition étriquée du racisme comme une tendance à « considérer la race comme une caractéristique innée » et à juger les personnes en conséquence ; elle ne prend pas en compte le fait que la logique raciale repose sur un large éventail de pratiques structurelles, mêlant les différences culturelles, religieuses, géographiques, de genre et de classe à l’hérédité. Aussi, le fait que Blainey ait pu être « préoccupé par l’incorporation d’immigrés dans la société d’accueil » ne l’empêche pas, contrairement à ce qu’avancent les auteur·rices, de préconiser « l’exclusion du fait de la race »[17]. Il y a fort à parier que Blainey ne s’opposait pas à l’intégration de ressortissant·es britanniques, qui constituent encore aujourd’hui le groupe d’immigré·es le plus représenté en Australie. L’objet de ses préoccupations était plutôt l’arrivée d’immigré·es qui ne pouvaient pas facilement – ou pas du tout – se fondre dans les structures sociales blanches, et risquaient donc d’ébranler les prétentions des Australien·es blanc·hes à la souveraineté.

Les guérillas des historien·nes vues d’en bas

La pauvreté de ce discours démontre la nécessité de voir naître davantage, et non pas moins d’études sur la race sur le continent. Toutefois, au vu des attaques contre la CRT et contre la façon de raconter l’histoire de l’invasion, et compte tenu du contexte international actuel, il convient de procéder avec précaution. Le climat actuel a donné à une foule de nouveaux « pédagogues » l’occasion de s’essayer à la formation à la diversité et aux mécanismes de représentation, certains allant jusqu’à s’octroyer le titre d’« influenceur·euses raciaux·ales ». Ces dynamiques sont inquiétantes mais inévitables. Et elles sont moins alarmantes en définitive que l’éternelle mise sur la touche d’une étude sérieuse de la question raciale, pourtant indispensable pour une meilleure compréhension du traitement colonial passé et présent de ce territoire. Il faut écouter l’auteur, poète, universitaire et militant Tony Birch et son analyse du rôle des « historien·es de gauche ou progressistes » dans les Guerres de l’Histoire[18]. J’ai déjà fait état de l’interprétation problématique que McIntyre et Clark font de la race et du fait encore plus préoccupant qu’ils considèrent que Blainey n’est « pas raciste ». À voir la façon dont ils font tranquillement l’éloge de Blainey, cet « historien non conformiste », ce « merveilleux professeur »[19], on comprend mieux le manque d’enthousiasme de Birch pour un débat autour du récit de l’histoire coloniale fondé sur le principe du « respect de la bienséance ». Dans un texte écrit en 2006, après une décennie durant laquelle « les conservateur·rices en Australie ont œuvré sans relâche à anéantir les droits des Autochtones, » Birch précise à juste titre que « ce débat ne porte pas sur le caractère sacré d’une note de bas de page. C’est une lutte politique »[20]. Dans cette lutte, force est de constater que les historien·es de gauche comme de droite se sont fait porter pâles. Birch remarque le décalage flagrant entre l’importance accordée au rapport Bringing Them Home à sa sortie en 1997 et, par exemple, le peu d’échos suscités par le meurtre de l’adolescent aborigène TJ Hickey par la police en 2004 à Sydney, suivi depuis, de façon tragique et criminelle, par la mort d’innombrables autres Australien·nes d’origine autochtone, elleux aussi victimes de représentant·es de l’État.

Non seulement des historien·nes bien intentionné·es restent obnubilé·es par les « notes de bas de page » mais, comme l’explique Birch, le choix des auteur·rices des notes dans lesquelles iels se plaisent à se perdre est aussi très révélateur. Les « intellectuel·les, les historien·nes, les universitaires et les représentant·es des communautés » autochtones sont « traité·es comme des sujets de discussion, sans que l’on s’adresse directement à eux et elles », de façons parfois « plus offensantes et inconsidérées que dans les travaux des historien·nes de droite »[21]. Plutôt que de s’adresser aux membres de la communauté autochtone de façon paternaliste ou en « feignant l’indignation » quand celleux-ci critiquent leurs travaux, les historien·nes « devraient être prêts à se battre avec les mêmes tactiques non conventionnelles » que la droite, qui n’a pas besoin, elle, « de revendiquer sa supériorité morale ». Dans un article récent, l’historien de Melbourne Yves Rees reconnaît innocemment avoir compris depuis peu que l’histoire en tant que discipline « était et demeure impliquée » dans le processus de la colonisation. L’article conclut que les historien·nes blanc·hes devraient peut-être « se tourner » vers les voix des historiens indigènes[22]. Tant mieux, mais cela ne répond pas aux provocations légitimes de Birch. Ce dernier a remarqué que les adolescent·es autochtones qui ont manifesté après la mort de TJ Hickey étaient « mu·es par un sentiment profond et par la conscience de ce qui est arrivé à d’autres communautés indigènes et d’autres générations d’enfants autochtones avant elleux »[23]. Cela montre bien que leur action est impactée et motivée par le déni de l’histoire des violences coloniales.

Au-delà de la complicité des colons blanc·hes

Depuis que je me suis installée en Australie en 2012, j’ai remarqué que les progressistes et les gens de gauche avaient facilement tendance à reconnaître leur culpabilité et leur complicité, mais que d’une certaine manière, cet aveu les dispensait d’agir pour y remédier. Sara Ahmed a écrit il y a plus de quinze ans sur la « politique de la culpabilité », qui transforme la honte en une vertu nationale et qui donne la priorité au fait de « s’en vouloir face aux autres » plutôt qu’au fait « d’avoir de la peine pour les autres »[24]. Par le biais de différentes initiatives, comme l’écriture de « livres d’excuses » (« Sorry Books »), ces messages de « condoléances et de soutien » écrits en premier lieu par des Australien·nes non autochtones suite à la publication du rapport Bringing Them Home, « les histoires de violence (…) demeurent cachées derrière un idéal de civilité »[25]. Sara Ahmed n’oublie pas qu’elle-même, comme d’autres « Australien·nes racisé·es non autochtones », est aussi susceptible d’idéaliser la nation[26]. De même, lorsque j’aborde les problèmes soulevés par Tony Birch ou par d’autres personnes autochtones, je suis consciente de faire partie du problème en tant qu’immigrante-colon. Toutefois, comme Sara Ahmed l’a également remarqué au sujet des recherches sur la blanchité, cela devient problématique lorsque « la blanchité est reproduite par le fait même d’être déclarée ». Il s’agit de ce qu’elle appelle un « non-performatif » : un simple acte de langage, tout comme « le fait d’admettre son propre racisme (…) ne constitue pas un acte antiraciste » en soi[27]. Pour moi, lorsque nous nous attelons à la tâche délicate qui consiste à analyser précisément comment la race continue de structurer la vie dans la colonie, l’important n’est pas de savoir dans quelle mesure une personne non autochtone est complice, tant cela relève de l’évidence, mais plutôt de savoir si nous contribuons un tant soit peu à changer cet état de fait. Probablement pas.

La relecture des Guerres de l’Histoire que nous offre Aileen Moreton-Robinson montre bien tout le chemin qu’il nous reste à parcourir pour réaliser que la race représente un investissement matériel pour la souveraineté blanche patriarcale. L’autrice critique à juste titre les chercheurs non autochtones qui associent uniquement la race à des stratégies d’« exclusion et d’assimilation » ou de « paranoïa coloniale blanche ». Elle considère que ces chercheur·es perdent de vue le fait que ces logiques et ces pratiques sont toutes mises au service de la spoliation des Autochtones, un projet auquel les migrant·es de toutes origines sont invités à participer, qu’iels soient intégré·es ou non, mais dont la présence sur ces terres permet en définitive la poursuite de la colonisation sous le régime de la souveraineté blanche patriarcale. Ce que Moreton-Robinson appelle « la tâche inachevée de la souveraineté autochtone »[28] perturbe la sécurité de l’État colonial, mais nous devons nous assurer que la façon dont nous enseignons et étudions la question raciale contribue également à cette déstabilisation. Élever des défenses contre les attaques réactionnaires et admettre notre complicité est insuffisant. Nous devons nous efforcer, comme l’explique Tony Birch, de « continuer d’avancer sans trébucher »[29], en jouant notre rôle en tant qu’étudiant·es de la question raciale, afin d’exposer en détail et de dénoncer les ressorts de l’État colonial et racial, dans le but de le renverser. Le jour où l’État racial sera renversé, alors les Critical Race Studies n’auront plus de raison d’être.

[1] Aileen MORETON-ROBINSON, The White Possessive: Property, Power, and Indigenous Sovereignty, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2015, p.152.

[2] Aileen MORETON-ROBINSON, The White Possessive, p.146.

[3] Aileen MORETON-ROBINSON, p.138.

[4] Fabiola CINEAS, « Critical race theory, and Trump’s war on it, explained », Vox, 24 septembre 2020, consulté le 23 août 2022. Voir également l’itinéraire avec Tanya Hernandez, « La théorie critique de la race sous pression : actualité de la justice raciale après Trump », Mouvements, vol. 110-111, no. 2-3, 2022, p. 166-180.

[5] Karl QUINN, « Are All White People Racist? Why Critical Race Theory Has Us Rattled », The Sydney Morning Herald, 7 novembre 2020.

[6] Ali MEGHJI, The Racialized Social System: Critical Race Theory as Social Theory, Cambridge, Polity Press, 2022.

[7] Lani GUINIER, « From Racial Liberalism to Racial Literacy: Brown v. Board of Education and the Interest-Divergence Dilemma », Journal of American History 91, n°1er juin 2004, p. 92.

[8] Alana LENTIN et and Debbie BARGALLIE, « We need more, not less, critical thinking about race in Australia », The Guardian, 1er mai 2021.

[9] Andrew BROOKS, « Decoding the Attacks on “Critical Race Theory” », Overland Literary Journal (blog), consulté le 10 août 2022.

[10] Kurt SENGUL, « “It’s OK to Be White”: The Discursive Construction of Victimhood, “Anti-White Racism” and Calculated Ambivalence in Australia », Critical Discourse Studies, 4 mai 2021, p. 1-17.

[11] Malcolm TURNBULL, cité dans « Turnbull on risk of Paris-style attack: we are a successful multicultural country », The Guardian, 15 novembre 2015.

[12] « ‘Shouty, uninformed, ineffective’: How Senator Lidia Thorpe annoys the establishment », The Sydney Morning Herald, 24 avril 2022.

[13] « Income management: an overview », Parliament of Australia, 21 juin 2012.

[14] « Transcript of interview with Kieran Gilbert, Sky News Live, 24 October 2021: Reopening schools; the draft national curriculum; climate change policy », Parliament of Australia, 24 octobre 2021.

[15] Premier minister Kevin RUDD, « Apology to Australia’s Indigenous Peoples », Parliament of Australia, 13 février 2008.

[16] « John Howard has criticised Kevin Rudd’s 2008 apology to the Stolen Generations », SBS News, 1er janvier 2022.

[17] Stuart MACINTYRE et Anna CLARK, The History Wars, Carlton, Melbourne University Press, 2003, p. 170.

[18] Tony BIRCH, « “I Could Feel It in My Body”: War on a History War », Transforming Cultures eJournal, Vol.1, n°1, 21 mars 2006, https://doi.org/10.5130/tfc.v1i1.188.

[19] MACINTYRE et CLARK, The History Wars, p. 182.

[20] BIRCH, « “I Could Feel It in My Body” », p. 21.

[21] BIRCH, p. 23.

[22] Yves REES, « The Book That Changed Me: How Priya Satia’s Time’s Monster Landed like a Bomb in My Historian’s Brain », The Conversation, consulté le 10 août 2022.

[23] BIRCH, p. 26.

[24] Sara AHMED, « The Politics of Bad Feeling », Critical Race and Whiteness Studies Vol.1, 2005, p.72-85, p. 75.

[25] AHMED, p. 77.

[26] AHMED, p. 78.

[27] Sara AHMED, « Declarations of Whiteness: The Non-Performativity of Anti-Racism », Borderlands E-Journal 3, n°2, 2004.

[28] MORETON-ROBINSON, p. 141.

[29] BIRCH, p. 29.