Article publié dans le dossier Kanaky Nouvelle-Calédonie : situations décoloniales, 2017/3 (n° 91)
Les premières traces de vie humaine en Nouvelle-Calédonie sont datées de la période dite Lapita, entre 1100 et 1050 avant JC, et les premières vagues de peuplement seraient celles des populations dites austronésiennes. Plus récemment, au XVIIe siècle, des peuples auraient migré d’autres îles du Pacifique[1]. Le peuplement européen de cette terre du Pacifique débuta lorsque James Cook débarqua à Balade le 4 septembre 1774. Il y eut ensuite des contacts entre des Kanak et des santaliers, des baleiniers, des pêcheurs de bêche-de-mer à partir de 1841[2] . À la même période commence également la mission d’évangélisation anglo-saxonne et protestante à travers l’implantation de la London Missionary Society[3]. Sur la Grande Terre, l’arrivée des missionnaires catholiques débute en 1843 à Balade[4] . En 1853, le contre-amiral Febvrier des Pointes prend possession de la Nouvelle-Calédonie, au nom de l’empereur Napoléon III.
La Nouvelle-Calédonie fut d’abord une colonie pénitentiaire, par la mise en place du bagne dans les années 1860. Elle fut ensuite colonie de peuplement dite « libre », notamment avec l’installation des « colons Feillet » à partir de 1894. Le gouverneur Feillet était chargé, d’une part, de faire disparaître les bagnes en installant les bagnard·e·s sur des terres et, d’autre part, de mettre en œuvre la colonisation de peuplement en donnant des terres aux colons. L’administration coloniale peupla aussi en amenant des travailleur·ses étranger·ères, asiatiques principalement, ou provenant d’autres colonies françaises (Ni-Vanuatu, Indonésie, Indochine, Wallis et Futuna, Polynésie, Réunion, Antilles), pour les mines et les diverses plantations. C’est avec la mise en place de cette politique de colonisation de peuplement que les Kanak furent déplacé·es dans des réserves, puis administré·es par le régime de l’indigénat à partir de 1887.
L’accélération de la colonisation en contexte de décolonisation
Les vagues mondiales de décolonisation ont débuté après la seconde guerre mondiale. À cette époque fut créée la liste des territoires non autonomes des Nations Unies[5]. La France, en tant que puissance de tutelle, fut chargée de transmettre les noms des territoires qu’elle administrait. La Nouvelle-Calédonie fut inscrite une première fois sur la liste des territoires non autonomes, avant d’en être retirée l’année suivante, en 1947[6]. Pourtant, la France, soutenue par une nouvelle Constitution qui promet de garantir l’autonomie et l’autodétermination des territoires qu’elle administre, continue et amplifie plus encore sa politique de colonisation de peuplement en Nouvelle-Calédonie. Il est très souvent affirmé que cette relance de la politique de peuplement aurait débuté plus tard, avec le boom du nickel et la politique de Pierre Messmer dans les années 1970. Pourtant, un certain nombre de documents historiques prouvent que celle-ci fut mise en place dès les années 1950.
En effet, en 1953 déjà, le Ministre de la France d’Outre-mer, à l’époque Louis Jacquinot, charge le Bureau pour le développement agricole (BDPA) de réaliser une mission en Nouvelle-Calédonie afin « d’étudier les possibilités de développement agricole des territoires d’Outre-mer par le recours à l’immigration ». Les conclusions du rapport de mission, rédigé par le gouverneur Sorin, suggèrent la mise en place d’une « politique de peuplement » avec un programme d’action qui serait « adopté par le Gouvernement en lui affectant un caractère de souveraineté qui affirmera, d’une manière concrète, la ferme volonté de la France de défendre et de maintenir sa présence dans cette partie du monde ». Ce rapport est accompagné d’une lettre pour le ministre de la France d’Outre-mer, signée du gouverneur honoraire, président du BDPA, qui écrit : « Sur le plan politique, si l’on veut bien considérer les chiffres des populations actuelles européenne (21 000 h.), autochtone (32 000 h.), asiatique (10 000 h.), il apparaît indispensable de réaliser un équilibre démographique permettant de maintenir notre présence dans ce Territoire. Dans ce but, il serait souhaitable d’introduire, sur une période de 12 à 14 ans, des immigrants métropolitains au nombre de 10 000 à 12 000 soit 3 000 familles environ ». Ainsi, dans les années 1950, des politiques de peuplement, dépeuplement et repeuplement sont mises en place puis intensifiées. Si le BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’Outre-mer) ne fut créé en tant que tel qu’en 1963, la mission de ce bureau était antérieurement assurée par le BDPA. Et c’est aussi avec le projet de Communauté française du Général De Gaulle qu’est encouragée et mise en place l’immigration de métropolitain·es vers les départements et territoires d’Outre-mer[7]
Ce n’est qu’ensuite, dans les années 1970, avec le boom du nickel et la lettre du 19 juillet 1972 du premier ministre Pierre Messmer, qu’une autre vague conséquente de peuplement augmenta significativement la population de la Nouvelle-Calédonie, faisant basculer le peuple kanak dans la minorité numérique. Cette circulaire du premier ministre Messmer préconisait ce qui suit : « La présence française en Calédonie ne peut être menacée, sauf guerre mondiale, que par une revendication nationaliste des populations autochtones, appuyées par quelques alliés éventuels dans d’autres communautés ethniques venant du Pacifique. À court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer devrait permettre d’éviter ce danger, en maintenant ou en améliorant le rapport numérique des communautés. À long terme la revendication nationaliste autochtone ne sera évitée que si les communautés non originaires du Pacifique représentent une masse démographique majoritaire ».
Indépendance kanak ou calédonienne ?
En 1975, les revendications d’indépendance du peuple kanak ont émergé plus fortement. Elles ont abouti à une première négociation à Nainville-les-Roches en 1983 entre les indépendantistes kanak, à l’époque le Front indépendantiste (FI), et la France. L’organisation de la table ronde par l’État pouvait laisser croire que ce dernier reconnaissait comme légitime la revendication indépendantiste des Kanak. Or, furent également invités à la table des négociations les partis représentant les non-indépendantistes, majoritairement composés de descendant·es européen·nes, à savoir le RPCR et les autonomistes de la FNSC. Cette table ronde marque le début des discussions politiques concernant le droit de vote, l’autodétermination, l’éventualité d’un référendum. Car la majorité indépendantiste kanak réclame dès 1975 la tenue d’un référendum d’autodétermination. Se pose donc la question de « qui vote ».
Or, à Nainville-les-Roches, les représentants kanak du FI acceptent de reconnaître, à celles et ceux qu’ils considèrent comme des « victimes de l’histoire », un « droit de participation » électoral, notamment pour un éventuel référendum d’autodétermination. Il est intéressant d’analyser ce qui est précisément reconnu au peuple kanak dans la déclaration de Nainville-les-Roches, par exemple au second article : « Reconnaissance de la légitimité du peuple kanak premier occupant du territoire se voyant reconnaître en tant que tel un droit inné et actif à l’indépendance dont l’exercice doit se faire dans le cadre de l’autodétermination prévue et définie par la Constitution de la République française, autodétermination ouverte également pour des raisons historiques aux autres ethnies dont la légitimité est reconnue par les représentants du peuple kanak ». S’il est bien qualifié de premier occupant du territoire, le droit à l’indépendance qui en découle est inscrit dans le cadre de l’autodétermination prévue et définie par la Constitution française. En d’autres termes, le peuple kanak est doté d’une légitimité à exercer une forme d’autodétermination mais celle-ci « est ouverte […] pour des raisons historiques aux autres ethnies ». On bascule donc de la question de l’autodétermination du peuple kanak à celle de l’ensemble du territoire de Nouvelle-Calédonie puisque toute sa population est concernée, « pour des raisons historiques ». De plus, aucune précision n’est donnée pour qualifier et définir ces « autres ethnies ». Aucune date n’est donnée afin de définir qui sont celles et ceux qualifié·es de « victimes de l’histoire » et en particulier quand elles et ils se sont installé·es en Nouvelle-Calédonie.
L’expression de « victimes de l’histoire » est née peu avant la négociation de Nainville-les-Roches. Elle avait été avancée par les indépendantistes, notamment par l’Union Calédonienne, dès le début des années 1980, pour nommer celles et ceux que les indépendantistes kanak acceptaient comme légitimes pour s’exprimer sur l’avenir du pays car ils et elles ont subi les méfaits du colonialisme français, leur installation ayant été forcée par l’administration coloniale. Il s’agit des descendant·es de bagnard·es, de communard·es ou encore de la main-d’œuvre asiatique amenée en Nouvelle-Calédonie pour travailler dans les mines et soumise aussi au régime de l’indigénat. Cette expression de « victimes de l’histoire » reste une référence jusqu’à aujourd’hui et est très souvent reprise dans les discours ayant trait à l’autodétermination. Pourtant, ce qui pose question, c’est qu’elle n’apparaît pas dans le texte final de la déclaration de la table ronde de Nainville-les-Roches. L’État a substitué à l’expression « victimes de l’histoire » celle bien plus large d’« autres ethnies ». Pour quelles raisons ? Peut-on considérer par exemple un couple de Français profitant du boom du nickel des années 1970 pour s’installer en Nouvelle-Calédonie comme des victimes de l’histoire ?
La déclaration de Nainville-les-Roches est la base de toutes les polémiques à venir sur la définition du corps électoral pour les référendums d’autodétermination successivement programmés, puis avortés, et la consultation électorale sur l’accession du pays à la pleine souveraineté. On y trouve également les prémisses de la volonté de constitution d’un « peuple calédonien », comme les prémisses de tous les accords qui ont suivi, les Accords de Matignon-Oudinot (1988) et l’Accord de Nouméa (1998). L’expression « peuple calédonien » définit aujourd’hui la citoyenneté calédonienne telle qu’établie par le corps électoral restreint des élections locales provinciales, base prévue des referendums d’autodétermination. Les conflits d’interprétation autour de qui vote sont dès lors au cœur des affrontements qui opposent les indépendantistes à l’État et aux non-indépendantistes.
La stratégie politique de l’État a donc été d’introduire, dans les négociations pour la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie, un troisième acteur entre le peuple colonisé et l’État colonisateur. Ce troisième acteur est celui qualifié par les indépendantistes de « victimes de l’histoire » et par l’État « d’autres ethnies » et qui fut représenté à la table des négociations de Nainville par le parti politique RPCR, créé en 1977 pour contrer la prise de position pour l’indépendance du parti politique Union Calédonienne, et par la FNSC, parti politique en majorité composé de descendant·es d’Européen·es et davantage autonomiste que le RPCR. En invitant ce troisième acteur, à savoir « les victimes de l’histoire », à la table des négociations, l’État s’est doté d’un allié de taille parce que contre l’indépendance. Le Front Indépendantiste, très majoritairement kanak et favorable à l’indépendance, n’a accepté quant à lui de reconnaître que celles et ceux qui ont été appelé·es les « victimes de l’histoire » et de les intégrer, en partie, au corps électoral devant s’exprimer pour un éventuel référendum d’autodétermination. Comme le prouvent les passages ci-dessous du discours de Yeiwene Yeiwene lors la session extraordinaire de l’Assemblée territoriale du jeudi 19 avril 1984, le FI acceptait à Nainville-les-Roches les « victimes de l’histoire » au sens d’une reconnaissance limitée dans le temps. « [N]ous avions, nous, le Front Indépendantiste, reconnu les personnes qui vivent sur ce Territoire et que nous avons appelés « les victimes de l’histoire », les victimes de l’histoire coloniale de la France ; ce ne sont pas les victimes du peuple canaque. Nous avons considéré qu’ils étaient des victimes, qu’ils n’avaient pas d’autres pays que la Calédonie, et nous avons donné une définition de ces victimes de l’histoire. Nous avons dit que ce sont des personnes nées sur le Territoire qui doivent avoir, soit leur père, soit leur mère, nés sur le Territoire ». À partir de ce moment-là la décolonisation et la question de l’indépendance ne concernaient plus les seul·es colonisé·es et l’État colonisateur. Il fallait maintenant faire avec l’avis des victimes de l’histoire, victimes qui, pour beaucoup d’entre elles, possédaient tous les leviers économiques de la Nouvelle-Calédonie.
Luttes autour de la constitution du corps électoral
Un an après Nainville-les-Roches commence le « boycott actif » du statut Lemoine par le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), nouvellement constitué suite à la dissolution du FI, et qui marque le début de la période dite des « Événements ». À Canala, le 18 novembre 1984, pour marquer ce boycott décidé deux mois plus tôt, Éloi Machoro brise l’urne du bureau de vote de la mairie.
Le choix de cette action est hautement symbolique. Mais pourquoi une urne ? Et pourquoi avoir boycotté le statut Lemoine ? La raison est malheureusement trop souvent passée aux oubliettes par les chercheur·ses, les historien·nes et les femmes et hommes politiques, et pourtant elle est la mère des batailles : le droit de vote pour l’autodétermination.
En effet, ce jour du 18 novembre est celui des élections territoriales[8] de Nouvelle-Calédonie suite à l’entrée en vigueur du statut Lemoine le 6 septembre 1984. Car, prétendant faire suite à la table ronde de Nainville-les-Roches, le secrétaire d’Etat à l’Outre-mer de cette époque, Georges Lemoine, a proposé un statut, dit « statut Lemoine », adopté par l’Assemblée nationale le 31 juillet 1984. Le FLNKS refuse le contenu du statut Lemoine car il considère que ce dernier ne respecte pas leurs revendications et les négociations de Nainville-les-Roches. Il décide donc de déclencher un boycott actif du statut Lemoine. Lors de son congrès constitutif des 22, 23 et 24 septembre 1984, à Nouméa, le FLNKS adopte une motion pour affirmer « que les élections à l’Assemblée territoriale n’auront pas lieu ».
Mais le principal désaccord du FLNKS avec le statut Lemoine porte sur la question du droit de vote. Le corps électoral pour le vote sur l’autodétermination n’est pas restreint aux seul·es Kanak et aux victimes de l’histoire, mais ouvert à tou·tes sur le principe « un individu-une voix ». Or, ce principe rend bien sûr les Kanak minoritaires suite aux politiques de peuplement mises en place dès 1950 et poursuivies par Pierre Messmer en 1972. La France utilise la colonie de peuplement qu’elle a elle-même créée pour contrer la possibilité d’indépendance du peuple autochtone. Dès 1982, dans un courrier daté du 25 juin[9], adressé au chef assistant secrétaire du ministre des Affaires étrangères du Vanuatu, Eloi Machoro s’exprime sur les déclarations du Premier ministre français lors d’une visite à Fiji. « Les déclarations des représentants de la France sur « l’autodétermination qui doit se déterminer démocratiquement par voie électorale et par la consultation de tous les citoyens [français] de Nouvelle-Calédonie » ne nous conviennent pas du tout. Il n’est fait aucune différence entre le peuple mélanésien, peuple indigène de ce pays et les différentes autres ethnies qui sont toutes venues d’ailleurs. ».
La stratégie de l’État est donc d’englober systématiquement le peuple autochtone dans la colonie de peuplement au sein du corps électoral pour les scrutins d’autodétermination. C’est également le cas pour le statut Fabius-Pisani (1985) et les statuts Pons (1986 et 1988). Ainsi, le premier « statut Pons » vise surtout à ouvrir une période transitoire avant le référendum sur l’autodétermination de 1987, déjà précédemment prévu par le statut Fabius-Pisani. Le FLNKS appelle au boycott massif de ce référendum car le corps électoral inclut toutes les personnes résidant en Nouvelle-Calédonie depuis trois ans au minimum[10].
Le référendum d’autodétermination suivant est prévu par les Accords de Matignon, signés le 26 juin 1988, qui mettent fin à la période dite des « Evénements » après le drame de la grotte d’Ouvéa. Finalement le scrutin d’autodétermination prévu dans les Accords de Matignon après une période de dix ans n’a pas lieu en 1998 car un nouvel accord est signé, l’Accord de Nouméa, qui prévoit la consultation électorale sur l’accession à la pleine souveraineté au plus tard en 2018.
En 2018, qui votera ?
L’Accord de Nouméa développe ce qui suit concernant le corps électoral : « L’un des principes de l’accord politique est la reconnaissance d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie. Celle-ci traduit la communauté de destin choisie et s’organiserait, après la fin de la période d’application de l’accord, en nationalité, s’il en était décidé ainsi. Pour cette période, la notion de citoyenneté fonde les restrictions apportées au corps électoral pour les élections aux institutions du pays et pour la consultation finale ».
Ainsi, la restriction du corps électoral est la base de la citoyenneté calédonienne, créée par le préambule de l’Accord de Nouméa. Une partie de la colonie de peuplement est donc englobée avec le peuple kanak dans un ensemble plus large que beaucoup appellent aujourd’hui « peuple calédonien ».
Il y a aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie trois corps électoraux distincts :
- le corps électoral constitué par ce qu’on appelle « la liste électorale générale », c’est-à-dire toute personne française et résidente en Nouvelle-Calédonie, qui peut voter pour les élections nationales françaises : présidentielles, législatives, européennes, etc.
- le corps électoral dit provincial, considéré comme la base de la citoyenneté calédonienne, défini par l’article 188 de la loi organique de 1999 pour la NC, composé de trois critères.
- le corps électoral pour la consultation, défini par l’article 218 de la loi organique de 1999 pour la NC, composé de huit critères.
Le corps électoral pour les élections provinciales fait l’objet de vifs conflits depuis la signature de l’Accord de Nouméa. En particulier, un conflit d’interprétation autour du deuxième critère oppose les indépendantistes et les non-indépendantistes autour de ce qu’on a appelé « le corps électoral glissant » et « le corps électoral gelé ». Selon ce deuxième critère, une condition de dix ans de domiciliation en Nouvelle-Calédonie est exigée. Pour les indépendantistes il s’agit de dix ans gelés, c’est-à-dire que les personnes doivent figurer sur le tableau annexe de la consultation du 8 novembre 1998 puis remplir la condition des dix ans de domiciliation en continu, donc au plus tard le 8 novembre 2008. Pour les non-indépendantistes, il s’agit de continuer à inscrire les personnes dès qu’elles obtiennent dix ans de résidence continue, donc au-delà de 2008 : par exemple de 1999 à 2009, de 2004 à 2014, etc.
En 2007, une loi constitutionnelle est votée établissant le gel du corps électoral et modifiant l’article 77 de la Constitution. Néanmoins, les conflits d’interprétation sur le corps électoral provincial se poursuivent et font encore l’objet des récents comités des signataires de l’Accord de Nouméa, en juin 2015 et en février 2016.
Depuis 2013 également, les partis politiques indépendantistes dénoncent des fraudes aux inscriptions dans les commissions administratives spéciales chargées de l’établissement et de la révision des listes électorales. Selon ces partis, des personnes qui ne remplissent pas les critères ont été inscrites sur les listes électorales provinciales selon le principe du corps électoral glissant notamment. Ces irrégularités concernent plus de 3 000 personnes et ont été reconnues suite à une évaluation du litige réalisé par un expert mandaté par l’Etat[11]. Toutefois, lors du Comité des signataires de février 2016, cette question des inscriptions irrégulières n’a pas trouvé d’issue politique et a été considérée comme « politiquement clos[e] », selon les termes utilisés dans le relevé de conclusions dudit Comité des signataires.
Les partis indépendantistes dénoncent également le fait qu’environ 2 000 Kanak ont été placé·es par les commissions administratives spéciales sur le tableau annexe des non admis·es à voter aux élections provinciales. Les raisons en sont diverses mais il s’agit le plus souvent d’un problème de justificatifs de résidence continue pendant dix ans manquants, ou de justificatifs de domicile au moment de l’inscription pour des familles kanak qui vivent en squats sur Nouméa ou le Grand Nouméa et ne peuvent donc en fournir.
Pour finir, un autre litige a émergé récemment qui concerne le fait que plus de 20 000 Kanak[12] ne seraient pas inscrit·es du tout, sur aucune liste, et ne pourraient donc pas voter à la consultation sur l’accession du pays à la pleine souveraineté. Pour pouvoir figurer sur la liste spéciale pour la consultation il faut en effet être au préalable inscrit·e sur la liste électorale générale. L’inscription sur la liste générale relève soit d’une démarche volontaire, soit d’une inscription d’office à la majorité. Cette inscription d’office est faite par les commissions administratives spéciales d’établissement et de révision des listes électorales sur la base de données fournies par les mairies et l’Institut de la Statistique et des Etudes Economiques de la Nouvelle-Calédonie. Or, il a été constaté, notamment par les expert·es de l’ONU, que beaucoup de jeunes Kanak se voient refuser l’inscription d’office pour manque d’éléments dans leurs dossiers. Une autre raison est que beaucoup de Kanak ne se sentent pas concerné·es par les élections nationales françaises et donc ne se sont pas inscrit·es volontairement sur cette liste générale.
Face à ces litiges et irrégularités, une mission du Comité de décolonisation des Nations Unies eut lieu en Nouvelle-Calédonie du 9 au 18 mars 2014. Il s’agissait de prendre connaissance de la situation concernant les listes électorales notamment en vue des élections provinciales de mai 2014. Cette mission fut effectuée par une délégation du Comité de décolonisation. Celle-ci ne pût avoir accès à certains lieux qu’elle souhaitait visiter, notamment les commissions administratives spéciales chargées de réviser les listes électorales dans les mairies, présidées par des magistrat·es français·es.
Suite à cette mission de 2014, au lobbying réalisé par les partis indépendantistes, et suite aux avis du Congrès de la Nouvelle-Calédonie de 2015 sollicitant le gouvernement français à ce sujet, le Premier ministre Valls a saisi le secrétaire général des Nations Unies fin décembre 2015 afin qu’une mission d’observation soit déployée. La Division de l’Assistance Électorale du Département des Affaires Politiques des Nations Unies a alors mandaté quinze expert·es pour observer les commissions administratives spéciales chargées de l’établissement et de la révision des listes électorales, entre le 1er mars et le 31 juillet 2016. Ces expert·es ont rendu deux rapports, l’un portant sur l’établissement de la liste pour la consultation, l’autre sur la révision de la liste pour les élections provinciales. Ces rapports contiennent un certain nombre de recommandations à destination de l’État, des mairies et des commissions administratives spéciales. Une autre mission d’observation est redéployée en 2017. Les conclusions des expert·es relèvent notamment le problème d’exhaustivité des listes électorales, la question de l’accessibilité des documents « rendant quasi inopérant le droit au recours des électeurs », ou encore les « postures partisanes des membres » des commissions administratives spéciales.
Pour conclure, aujourd’hui la définition du corps électoral en Nouvelle-Calédonie dépasse largement le cadre des « victimes de l’histoire » puisque certain·es votant·es sont des personnes installées dans le pays parfois bien après l’émergence politique de cette expression, installées jusqu’au 8 novembre 1998 pour être exacte. Grâce à l’émergence politique des « victimes de l’histoire » a pu être introduite dans le dernier accord la notion de citoyenneté basée sur un projet de société qui aurait comme fondement le « destin commun ». C’est ainsi que par l’introduction du tiers qualifié de « victimes de l’histoire » dans le conflit colonial entre le peuple autochtone et l’État colonisateur, l’État a réussi le basculement des débats, de la libre disposition du peuple autochtone à l’autodétermination des citoyen·nes de la Nouvelle-Calédonie. En engageant un tiers dans les négociations avec le peuple colonisé, l’État français a mis en place une stratégie qui allait le servir pour contrer l’indépendance. Il a opposé à la volonté d’indépendance du peuple colonisé un principe démocratique formel et ainsi imposé dans le corps électoral la colonie de peuplement qu’il a lui-même créée et développée avec constance. Il déclare alors que ce sont les Calédonien·nes qui doivent décider de leur avenir, sachant que la démocratie et le principe d’un individu-une voix peuvent devenir, dans un contexte de colonisation de peuplement, un atout contre le peuple colonisé et sa volonté d’indépendance.
Annexe
Déclaration de la table ronde de Nainville-les-Roches, 1983
Source : Document du secrétariat d’État aux DOM-TOM, « 5 jours à Nainville ».
Notes
[1] C. Sand, « Le temps d’avant » : préhistoire de la Nouvelle-Calédonie. Contribution à l’étude des modalités d’adaptation et d’évolution des sociétés océaniennes dans un archipel du Sud de la Mélanésie, Paris, Editions l’Harmattan, 1995
[2] A. Strathern, P. J. Stewart, L. M. Carucci, L. Poyer, R. Feinberg, C. MacPherson, Oceania. An Introduction to the Cultures and Identities of Pacific Islanders, Durham, North Carolina, Carolina Academic Press, 2002.
[3] I. Amiot, « Les religions » in Atlas de la Nouvelle-Calédonie, IRD Editions, 2012, p. 126.
[4] C. Rozier, La Nouvelle-Calédonie ancienne, Paris, Fayard, 1990, pp. 255-256, cité par Monnerie 2005 : 44.
[5] Résolution 66 (I) adoptée lors de la 64e séance plénière de l’Assemblée générale le 14 décembre 1946.
[6] Sur les raisons du retrait de la Nouvelle-Calédonie de cette liste, voir S. Graff, Autodétermination et autochtonie en Nouvelle-Calédonie. L’effacement progressif de la question coloniale, Thèse de doctorat, Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement, Genève, 2015.
[7] I. Leblic, Les Kanak face au développement. La voie étroite, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1993 ; B. Baissat, La grande tournée outre-mer du Général De Gaulle, documentaire, 2006, 52 mn.
[8] L’actuel Congrès de la Nouvelle-Calédonie était précédemment l’Assemblée territoriale.
[9] Archives de l’Union Calédonienne, consultées en février 2013.
[10] Nation Unies, Étude du problème de la discrimination à l’encontre des populations autochtones, par J. R. Martinez Cobo, rapporteur spécial de la sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités, vol. V, New York, 1987, E/CN.4/Sub.2/1986/7/Add.4
[11] Pour un ordre de grandeur, en 2014, 175 488 individus étaient inscrits sur la liste électorale générale, et 152 457 sur la liste des élections provinciales.
[12] Les chiffres exacts ne sont pas encore connus car un travail de croisement des fichiers est toujours en cours par les services du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, notamment par la Direction de la Gestion et de la Réglementation des Affaires Coutumières.