Malgré le rapport annuel sur les exportations d’armements présenté au Parlement par les ministères concernés (Armées, Affaires étrangères, Économie et Finances), en France le commerce des armes reste marqué par une opacité endémique. Le silence sur les questions sensibles, voire le mensonge d’État, demeurent la règle. Si l’exécutif se cache derrière l’argument du domaine réservé, cela ne l’absout pourtant pas de ses responsabilités en termes de respect des droits humains. Par ailleurs, si l’argument de la défense de l’emploi est aussi avancé, il ne repose sur aucun chiffre précis.

Sébastien Fontenelle est journaliste et auteur. Aymeric Elluin est responsable du plaidoyer « Armes » au sein d’Amnesty International France. Ils sont co-auteurs de Ventes d’armes : une honte française, Le Passager Clandestin, 2021.

Propos recueillis le 09 juin 2022.

Mouvements (M.) : Quelles instances décident des exportations d’armes en France ? De quelle forme de communication publique ces exportations font-elles l’objet de la part de ces instances ?  

Aymeric Elluin (A.E.) : En France, c’est le principe de prohibition des exportations d’armes qui règne. Les autorisations sont délivrées par exception. De façon assez schématique, c’est le pouvoir exécutif qui contrôle ces exportations. Le cœur du dispositif est la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), qui réunit le ministère des Armées, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de l’Économie. Cette commission est présidée par un service du Premier ministre, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Les industriels doivent adresser leur demande de licence d’exportation (pour les exportations hors UE) ou de licence de transfert (pour les exportations intra UE) au ministère des Armées, qui vérifie si la demande est recevable d’un point de vue administratif. Ensuite, la demande est transmise à la CIEEMG, qui se réunit une fois par mois pour étudier les demandes. Elle produit un avis qui n’est pas contraignant, sur la base duquel le Premier ministre décide. Dans la réalité, chaque ministère prépare chaque réunion de la CIEEMG de son côté. Le ministère des Armées va plutôt travailler sur les considérations techniques liées aux armes : faut-il fournir l’arme de façon dégradée, est-ce un allié auquel on fournit l’arme, etc. Le ministère des Affaires étrangères va plutôt s’assurer que l’on respecte les engagements internationaux. Le ministère de l’économie va vérifier que le client est solvable, voire s’il faut proposer des solutions de crédit, comme cela a été le cas pour l’Égypte, par exemple. Si elle est validée, la licence sera transmise à l’industriel par les douanes. Les licences accordées sont dites uniques, c’est-à-dire qu’elles couvrent toutes les étapes conduisant à l’exportation : le prospect des marchés, la négociation du contrat, sa signature et l’exportation finale. Les licences peuvent être soumises à condition, avec typiquement la mise en place d’un certificat de non-réexportation et d’utilisation finale.

La publicisation de ces exportations est faite via un rapport au Parlement qui est produit par le ministère des Armées. Ce rapport comprend une partie narrative d’une quarantaine de pages, où le ministère des armées revient sur la manière  dont la France respecte ses engagements internationaux et explique que les exportations d’armements sont importantes pour assurer à la France une armée forte donc une souveraineté effective ; et une partie statistique, qui présente des informations sur le nombre de prises de commande, le nombre de licences d’exportation accordées par grandes catégories de matériels, le montant financier des livraisons. Les informations importantes pour nous sont le montant financier des livraisons par pays et les données sur les refus à l’exportation, mais ces informations sont trop peu détaillées pour être exploitables. Ce rapport ne permet pas d’avoir une vue exacte de l’ensemble des équipements fournis par la France : quel type d’armement, en quelle quantité, pour quelle utilisation finale, à quelle date de livraison, avec quelle date de prise de commande… Il est donc très insuffisant.

Le rapport au Parlement existe depuis le début des années 2000. Sa mise en place est notamment due à l’adoption en 1998 par l’Union européenne d’un Code de conduite européen sur l’exportation d’armes (qui deviendra une Position commune en 2008) qui prévoit que les États fassent des rapports nationaux sur leurs exportations d’armements. La seule base juridique qui encadre la communication de ce rapport au Parlement est l’avant-dernière loi de programmation militaire (LPM), qui prévoit à son article 11 que le rapport doit être publié au 1er juin de chaque année au plus tard. Cette année [2022], alors que nous sommes le 9 juin, il n’a toujours pas été publié. 

Sébastien Fontenelle (S.F.) : Depuis sa signature en 2013, le Traité sur le commerce des armes (TCA) oblige aussi à publier un rapport annuel sur les catégories d’armes couvertes par le traité. Ce rapport lui non plus n’est pas suffisamment transparent, et n’est pas communiqué dans les temps. En principe, il doit être publié le 31 mai de chaque année au plus tard. 

A.E. : Au départ, ce rapport n’était pas transmis aux parlementaires, mais simplement disponible sur le site internet du secrétariat du TCA. En 2020, sous la pression des associations, il a été intégré au rapport annuel présenté devant le Parlement. 

M. : Pourriez-vous préciser la nature du « régime de prohibition » que vous évoquez ? Quels textes régissent ce régime ?

A.E. : Le régime de prohibition est régi par le Code de la défense. Auparavant, c’était un ensemble d’arrêtés et de décrets qui organisait le système de contrôle français, et tout cela a été refondu en un système de réglementation unique à travers une loi de 2011, en lien avec une directive de l’Union européenne. Le principe de prohibition existe depuis le décret-loi du 18 avril 1939 fixant le régime des matériels de guerre, armes et munitions. L’essence de ce principe est d’interdire les exportations d’armes sans autorisation de l’État. À l’époque, l’objectif était notamment d’empêcher la fourniture d’armes aux régimes fascistes ainsi que de conserver la production d’armements pour les besoins nationaux. Aujourd’hui, le risque à l’exportation est évalué à l’aune des engagements internationaux de la France comme le Traité sur le commerce des armes (TCA) ou la position commune européenne sur les exportations d’armements. Ces deux instruments prévoient des critères censés notamment prévenir le fait que les armes exportées ne soient utilisées pour commettre des violations des droits humains. 

S.F. : Il me semble important d’insister sur le fait que la vente d’armes est interdite, c’est-à-dire que le législateur considère que c’est un commerce toxique.  C’est un point nécessaire à rappeler pour prendre toute la mesure de la banalisation croissante de ce commerce et de la neutralisation des débats qu’il y a autour. 

M. : Un rapport d’information parlementaire daté du 25 avril 2000 affirme que « ce que l’on connaît le mieux du système français de contrôle des exportations d’armements, c’est son opacité ». Pourriez-vous revenir sur les raisons de cette opacité ? Quelles réactions suscite-t-elle chez les parlementaires ?  

A.E. : Aujourd’hui, il y a une opacité complète à la fois sur le processus décisionnel qui conduit à autoriser les exportations et sur la cartographie physique de ce que l’on exporte. 

S.F. : Il y a un phénomène d’habituation des parlementaires à l’opacité. Les réactions pour exiger davantage de transparence sont rares et récentes. L’histoire de Sébastien Nadot, ex-député La République en Marche (LREM) membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée durant sa mandature, est à ce titre édifiante. Sensibilisé à la situation des populations yéménites prises dans le conflit en cours sur la péninsule arabique par l’association ACAT-France (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture), le député Nadot a d’abord cherché à poser une question orale au gouvernement au sujet de l’utilisation d’armes françaises dans ce conflit ; son initiative s’est vue bloquée par le groupe parlementaire LREM. Il a alors posé une question écrite, qui ne nécessite pas l’aval de son groupe. Mais le gouvernement met d’habitude plusieurs mois à répondre aux questions écrites. Face à l’urgence de la situation, sans attendre cette réponse, en avril 2018 Nadot a déposé de façon inédite une résolution cosignée par 60 députés issus de 4 des 7 groupes représentés à l’Assemblée nationale (dont un dixième des députés LREM) pour demander la création d’une commission d’enquête parlementaire sur les ventes d’armes françaises aux belligérants du Yémen. Cette commission n’a jamais vu le jour, mais la commission des affaires étrangères a tout de même annoncé en novembre 2018 la création d’une mission d’information sur les exportations d’armements, confiée aux députés Jacques Maire (LREM) et Michèle Tabarot (LR). Nadot, qui a continué à poser des questions écrites au sujet de l’implication française au Yémen, a été exclu de LREM en décembre. Le 19 février 2019, en pleine session parlementaire, il a brandi une banderole sur laquelle était inscrite “La France tue au Yémen”. Le président de l’Assemblée, Richard Ferrand, lui a ordonné de remettre immédiatement sa banderole aux huissiers, et Nadot a été privé d’un quart de son indemnité parlementaire pendant un mois. Cet épisode ne l’a pas empêché de déposer une proposition de loi constitutionnelle instituant une Commission parlementaire de contrôle des exportations d’armements, proposition qui sera elle aussi enterrée. Comme Nadot a pris la décision de ne pas se représenter aux législatives de 2022, on peut se demander qui prendra la relève de ce combat à l’Assemblée.

A.E. : Sébastien Nadot a effectivement été un acteur clé. Sa résolution demandant une commission d’enquête a pour la première fois fait souffler un vrai vent d’inquiétude sur les institutions françaises, car une commission d’enquête peut déboucher sur des responsabilités au pénal. Depuis cette première demande, cinq autres résolutions demandant une commission d’enquête ont été déposées à l’Assemblée ou au Sénat par d’autres parlementaires. 

S.F. : Par ailleurs, le rapport de la mission d’information emmenée par Jacques Maire et Michèle Tabarot, publié fin 2020, a formulé une demande forte pour davantage de transparence et de contrôle parlementaire. Le rapport dénonce le fait que l’exécutif soit à la fois juge et partie en ce qui concerne les ventes d’armements, propose de revoir le périmètre du “secret défense” ainsi que la mise en place d’une délégation parlementaire pour le contrôle des exportations d’armements. Mais bien que le rapport ait été rédigé par deux membres de la majorité, le gouvernement n’a pas donné suite à ces recommandations. 

A.E. : On peut souligner que la publication de ce rapport a été votée à la quasi-unanimité par les membres de la commission des affaires étrangères (la publication d’un rapport de mission d’information n’est pas automatique). Le rapport à tout de même donné lieu à une réaction du Premier ministre, qui n’était pas obligatoire, où il a annoncé que dorénavant, le rapport annuel au Parlement sur les ventes d’armements serait présenté non plus par le seul ministère des Armées, mais aussi par les ministères de l’Économie et des Affaires étrangères. Le prochain rapport devrait donc faire l’objet d’une audition conjointe de ces trois ministères. Mais jusqu’à présent, les parlementaires n’ont prévu aucun dispositif particulier pour organiser cette audition. Le rapport de cette mission d’information est important parce que pour la première fois, il reconnaît le bien-fondé de ce que les associations affirment depuis toujours, à savoir le grave manque de transparence de la communication gouvernementale concernant les exportations d’armements.  Il reste que les parlementaires doivent se saisir de ce rapport pour demander davantage de comptes au gouvernement en la matière, comme l’article 24 de la Constitution leur permet de le faire.

M. : L’aspect financier de l’industrie de l’armement constitue un point particulièrement opaque de cette industrie en France. Comment sont chiffrés les bénéfices supposés que les exportations d’armes rapporteraient à l’économie française ?  

S.F. : L’argument du maintien de l’emploi est constamment brandi par les gouvernements pour justifier les exportations d’armements. On se souvient notamment de l’intervention en 2015 de Manuel Valls, alors chef du gouvernement, sur BFMTV : interrogé par Jean-Jacques Bourdin à propos des exportations d’armes à l’Arabie Saoudite par la France, Valls n’avait pas hésité à affirmer qu’il aurait été indécent de renoncer à ces ventes car cela aurait entraîné des pertes d’emplois. Pourtant, ce genre d’affirmation ne repose jamais sur aucun chiffre précis. En revanche, on sait ce que coûte la production d’armements à l’État français. Le programme Rafale, par exemple, a déjà englouti officiellement plusieurs dizaines de milliards d’euros. Même lorsque le Rafale est acheté par un État étranger, c’est parfois encore le contribuable français qui paye. En mai 2021, par exemple, l’Égypte a acheté 30 rafales pour 3,7 milliards d’euros. Mais comme le pays était déjà très endetté, il a contracté un prêt auprès de plusieurs banques françaises, dont l’État français s’est porté garant à hauteur de 85 %. Même en imaginant que les quelques centaines d’emplois nécessaires à la fabrication de ces Rafales aurait été supprimés sans cette commande de l’Égypte, ce qui est loin d’être certain, l’argent engagé par l’État français aurait permis de créer bien davantage d’emplois en étant investi autrement que dans le soutien à un tyran comme Abdel Fattah al-Sissi. Par ailleurs, même les éléments chiffrés relatifs aux aides dont bénéficient les industriels de l’armement ne sont pas facilement accessibles : ils sont profondément enfouis dans des rapports parlementaires dont ce n’est pas le sujet principal.

A.E. : Les chiffres de la balance commerciale fournissent quelques éléments sur le montant des exportations d’armes, que ne se prive pas de rappeler L’Observatoire économique de la défense, rattaché au ministère des Armées. Mais c’est compliqué d’avoir une vue précise des retombées en termes d’emplois : sous Florence Parly,  par exemple, on serait passé brutalement de 165 000 à 200 000 emplois liés à l’industrie de l’armement, sans que l’on sache quelle méthodologie a été utilisée pour produire ces chiffres. Les données statistiques de l’INSEE permettent sans doute d’avoir certaines informations, mais dans l’ensemble, l’opacité règne sur les bénéfices économiques liés aux exportations d’armement. Pour en avoir une idée précise, il faudrait prendre en compte tous les aspects de ce commerce : bien sûr le soutien à l’export en termes de crédit, mais aussi les salaires de tous les fonctionnaires civils et militaires dédiés à ces opérations au sein des ministères et des ambassades, le déplacement des armées qui font des démonstrations, le fait que l’on dépouille parfois l’armée française de ses équipements les plus récents pour équiper plus rapidement certains clients, ce qui entraîne des coûts de maintenance pour l’armée française, obligée de maintenir en service un parc plus ancien. La formation à l’utilisation des équipements vendus, comme le soutien et l’assistance, font en général l’objet de contrats,  le plus souvent avec la société spécialisée Défense Conseil International, dont l’État français est actionnaire à hauteur de 55,5 %. Mais ce transfert de savoir-faire est aussi parfois offert pour inciter le client à l’achat. Toute cette partie des opérations manque aussi beaucoup de transparence. 

S.F. : On ne dispose pas non plus d’éléments précis sur les bénéfices que font les industriels de l’armement. Les exportations d’armes sont donc un cas d’école de mutualisation des coûts et de privatisation des bénéfices.

M. : Certains grands groupes privés d’armement entretiennent des liens étroits avec l’État français. Ces liens sont-ils de nature à faire obstacle à une transparence des débats autour de la production et de l’exportation d’armes françaises ?  

S.F. : C’est une question rhétorique. L’armement n’est pas la seule industrie où l’État actionnaire ne joue pas le rôle qu’il devrait, mais la nature sensible du domaine de l’armement favorise tout spécialement l’opacité. Les industriels de l’armement sont des gens taiseux, que l’État actionnaire ne pousse jamais vers plus de prolixité.

A.E. : En Allemagne, l’industrie de l’armement est très largement privée. En France, on a encore cette tradition d’un État dit stratégique, très présent dans l’industrie de la défense, dont il est largement actionnaire : Nexter, qui fabrique les chars Leclerc, est une entreprise complètement publique, Naval Group est détenu à 62,49 % par l’État, Thalès à 25 %… Donc il y a d’abord un lien très fort entre l’État et le secteur de la défense du fait de cet actionnariat. Ce lien tient aussi à la circulation des personnes : des fonctionnaires partent travailler pour des entreprises du secteur, des industriels passent les concours de la fonction publique et notamment de la diplomatie. Ce sont donc souvent les mêmes personnes que l’on retrouve tour à tour au sein des entreprises et des administrations.

En plus de cela, les ministères à voix délibérative à la CIEEMG (Affaires étrangères, Défense, Économie et Finances) assurent non seulement le contrôle des exportations d’armes, mais aussi la promotion de ces exportations. Notamment, les salons de l’armement sont organisés au bénéfice des industriels avec une implication forte des ministères, comme Eurosatory, où le ministère des Armées est un acteur bien présent. Par ailleurs, depuis la réforme du commerce extérieur de 2014, le ministère des Affaires étrangères a récupéré la promotion du commerce extérieur, qui était avant le monopole du ministère de l’Économie et des Finances. Donc vous avez un ministère des Affaires étrangères qui est en charge à la fois du contrôle des exportations d’armes, de la promotion des droits humains dans le monde, et de la promotion des acteurs économiques français à l’étranger, dont les fabricants d’armes.

S.F. : Sur ce point, la chronologie est intéressante : le Quai d’Orsay a récupéré cette prérogative dans la période exacte où Jean-Yves Le Drian est passé des Armées au Quai d’Orsay.

A.E. : Cet entre-soi est favorisé par le fait que les parlementaires ne jouent pas leur rôle de contrôle. Les industriels de la défense qui sont régulièrement auditionnés par la commission de la Défense ne sont jamais interrogés sur leurs clients et les risques attachés à leurs clients. On cite dans le livre l’exemple d’un industriel qui se vante devant la commission de l’utilisation du char Leclerc au Yémen, sans que cela ne suscite d’interrogation particulière de la part des parlementaires.

M. : Dans votre ouvrage, vous qualifiez certains des arguments avancés par les représentant·es des pouvoirs publics pour justifier les contrats d’armements conclus avec des régimes autoritaires de « plaidoyers pour l’opacité » et de « mensonges d’État ». Pourriez-vous revenir sur ces arguments et sur les critiques qu’on peut leur adresser ?  

S.F. : Un exemple frappant de mensonge d’État est la vente d’armes au Yémen. Le gouvernement n’a cessé d’expliquer que les armes françaises vendues aux Émirats Arabes Unis et à l’Arabie Saoudite n’étaient pas utilisées au Yémen. Or, comme l’a révélé Disclose en avril 2019, une note de la Direction du renseignement militaire montre non seulement que ces armes étaient utilisées au Yémen, mais que le gouvernement en était informé d’assez longue date. Le gouvernement a réagi en affirmant qu’ils feraient désormais plus attention, sans qu’aucun journaliste ne pointe cela comme un aveu en contradiction avec leurs dénégations antérieures. Le mensonge d’État n’est jamais donné pour ce qu’il est, ni jamais sanctionné pour ce qu’il est. Quant aux plaidoyers pour l’opacité, on en a un bel exemple avec la réponse que Manuel Valls a faite à Jean-Jacques Bourdin en 2015, lors de l’entretien que j’ai déjà mentionné. Quand Bourdin lui a demandé s’il n’était pas « indécent » de se réjouir de la signature de contrats de vente d’armes avec l’Arabie Saoudite : Valls a rétorqué qu’il n’était pas indécent de se battre « pour notre économie, nos emplois ». Le message est donc que si l’on exige plus de transparence, si l’on demande que des comptes soient rendus, on veut mettre des milliers de gens au chômage. Alors qu’ en réalité, les exportations d’armes à des régimes autoritaires ne constituent qu’une petite partie de ces exportations, donc si on y renonçait, les pertes économiques seraient minimes.

A.E. : Il y a clairement eu mensonge d’État concernant les armes au Yémen, une volonté délibérée de dissimuler l’implication des armes françaises dans le conflit là-bas. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense à l’époque, est même allé jusqu’à dire que la France ne fournissait pas d’équipements à la chasse saoudienne, pourtant équipée de systèmes de désignation laser français, les pods « Damoclès ». L’opacité reste la règle, même s’il y a eu quelques progrès à la marge dans le cadre du rapport au Parlement. L’idée demeure que les exportations d’armes restent le domaine réservé du pouvoir exécutif. Cela transparaît dans les réponses aux questions écrites ou orales. Que l’on pose une question générale ou plus technique, précise, les réponses restent invariablement très générales et reprennent les mêmes éléments de langage, concernant le système de contrôle des exportations d’armes, le respect des engagements internationaux, etc. Récemment, lors d’un rendez-vous aux Affaires étrangères, notre interlocuteur nous a même dit clairement qu’il ne servait pas à grand-chose qu’il nous ressorte les mêmes éléments de réponse que nous connaissions déjà par cœur. Un argument souvent avancé pour justifier cette opacité est la volonté de protéger les clients, qui n’accepteraient pas que l’on fournisse des informations précises sur ce qu’ils ont acheté. Mais c’est la responsabilité de la France de s’assurer que les matériels fournis ne vont pas servir à violer les droits humains.

S.F. : On peut souligner le niveau de mépris du débat démocratique dont font preuve les représentants du gouvernement quand ils assurent sans sourciller que les armes vendues à des autocrates ne seront pas utilisées à des fins contraires au droit international.

A.E. : D’ailleurs, en janvier 2019, pour la première fois, le Président de la République a lors de sa conférence de presse au Caire rappelé que les armes vendues par la France au maréchal Sissi ne devaient pas servir au maintien de l’ordre. Ce à quoi Sissi a répondu que ces équipements n’étaient pas utilisés en Égypte contre des populations civiles, mais uniquement pour combattre le terrorisme. La lutte contre le terrorisme est l’argument ultime pour justifier toutes les transactions et pour faire taire tous les débats, au-delà des arguments sur la souveraineté des États indépendants. Cet argument consiste à dire que peu importe les conséquences de l’utilisation des armes, il faut vendre car on lutte contre un ennemi commun. Mais la lutte contre le terrorisme n’absout pas de respecter le droit international humanitaire et les droits humains.

S.F. : … et ne justifie pas d’alimenter le terrorisme d’État !

M. : L’opacité autour des exportations d’armes est-elle une constante historique, ou y a-t-il eu des évolutions ? Y a-t-il des inflexions en fonction de l’orientation politique des gouvernements ?  

S.F. : Il y a une constante d’État, mais il y a aussi une variable qui est celle des promesses de transparence, faites principalement par les socialistes. Quand Mitterrand se porte candidat à l’élection présidentielle de 1981, le programme qu’il porte, et qui apparaitrait aujourd’hui comme une espèce de brulot gauchiste, mentionne la fin des exportations d’armes aux régimes autocratiques, dénoncées avec un vocabulaire beaucoup plus violent que celui qu’on emploie par exemple dans notre livre. Ce qui n’a pas empêché les responsables socialistes de continuer comme si de rien n’était une fois Mitterrand élu. Hollande aussi avait pris quelques engagements, sans plus les tenir. Macron, au moins, on peut lui concéder qu’il ne s’engage à rien. Donc la constante, c’est l’opacité, et la variable, c’est la promesse d’en finir avec l’opacité.

A.E. : L’opacité concernant les ventes d’armes est en effet une constante historique. La première fois où il y a un document proposé par le gouvernement, c’est le rapport annuel au Parlement au début des années 2000. Mais le fait de produire un rapport sur les exportations de l’année passée ne se suffit pas à lui-même. Ce qui est important, c’est la méthodologie du rapport. Si ce rapport est maintenant une obligation, puisqu’il doit être produit tous les ans, sa production ou n’a pas entraîné une plus grande transparence des exportations d’armes. Dans la pratique, en plus d’être souvent produit avec du retard, il ne fait pas l’objet d’une audition systématique. Quand il y a bien une audition, il arrive que le rapport soit envoyé aux parlementaires la veille, alors qu’il fait généralement plus d’une centaine de pages. Lors des auditions, il n’est de toute façon pas possible d’avoir des informations précises sur les enjeux liés aux exportations d’armes à certains pays. Il y a des évolutions à la marge, comme le fait que le rapport annuel au Traité sur le commerce des armes (que doivent produire tous les signataires du TCA depuis 2013) soit dorénavant intégré dans le rapport au Parlement, davantage d’informations sont données pour préciser quels sont les équipements de maintien de l’ordre… Mais sur les questions essentielles, le silence reste de mise. Comment décide-t-on les exportations ? À qui, pour quoi faire, avec quelles garanties juridiques quant à leur utilisation ? On ne parle jamais du processus décisionnel, ni concrètement de l’ensemble des équipements qu’on fournit. Il y a donc une réelle volonté d’opacité. Pour le gouvernement, ces questions relèvent de l’intérêt supérieur de la nation, et pas du débat parlementaire. Mais il est inadmissible que dans un système parlementaire, tout un pan de l’action publique échappe au contrôle du législateur. Pour résumer, le rapport au parlement a le mérite d’exister, mais il ne fournit pas les informations précises et détaillées qui seraient nécessaires à un contrôle effectif de l’action gouvernementale.

M. : Quel vous semble être la part de responsabilité des médias dans l’absence de discussion publique autour des exportations d’armes en France ?  

S.F. : C’est une particularité française qu’un certain nombre de grands médias appartiennent à des marchands d’armes. Le groupe Lagardère ne vend plus d’armes aujourd’hui, mais Le Figaro appartient toujours au groupe Dassault. À chaque fois que le maréchal Sissi vient en France, il a droit à une longue interview plutôt complaisante dans le journal. Valeurs Actuelles aussi appartient à un marchand d’armes, dont l’un des clients est l’Arabie Saoudite, ce qui est intéressant au vu dont le magazine dont il est propriétaire envisage l’islam. Mais il y a de toute façon une tendance lourde dans tous les médias à célébrer les ventes d’armes comme un succès pour l’économie française. Le journal Le Monde n’y échappe pas, même si l’on y trouve aussi des papiers qui dénoncent en des termes très justes les exportations d’armes à des régimes autoritaires. Mais globalement, les ventes d’armes ne sont jamais installées médiatiquement comme un problème, au contraire d’autres sujets, comme l’islam par exemple.

A.E. : Il me semble que le traitement médiatique des exportations d’armes a un peu changé depuis 2018, grâce notamment aux actions de Sébastien Nadot, à la saisie du tribunal administratif par l’ONG ASER (Action Sécurité Ethique Républicaines) pour mettre un arrêt aux exportations d’armes vers les pays impliqués dans la guerre au Yémen, et à la publication par ACAT France avec Amnesty International France d’un rapport concernant la légalité de ces transactions. Un certain nombre de médias ont commencé depuis à interroger les ventes d’armes autrement que sous l’angle exclusif de la célébration chauvine. Le droit international humanitaire se voit davantage mentionné dans les analyses.

M. : Quelles actions mènent les associations et ONG pour impulser une plus grande transparence autour des exportations d’armes par la France ?  

A.E. : À partir de 2003, Amnesty International s’est beaucoup investie dans une campagne pour l’adoption du Traité sur le commerce des armes. Depuis son adoption, en 2014, on n’a pas cessé de dénoncer certains transferts d’armes comme irresponsables ou illégaux, et d’appeler à plus de transparence de la part des responsables publics. Notre plus récente campagne nationale, en France, qui s’appelait « Silence, on arme ! », a été lancée en septembre 2019 et s’est terminée en février 2022. Lors de cette campagne, on a par exemple remis une pétition à l’Élysée, en compagnie de l’artiste yéménite Murab Subay, appelant la France à cesser les transferts d’armes à la coalition engagée au Yémen.

Plus généralement, notre action consiste notamment à faire du plaidoyer auprès des députés et des sénateurs afin qu’ils exigent un contrôle parlementaire renforcé. On soutient leurs propositions en ce sens, comme celle de Jacques Maire et Michèle Tabarot en 2020 de créer une délégation parlementaire aux ventes d’armes. On fait aussi du plaidoyer auprès du gouvernement, même si c’est assez restreint vu la difficulté de communiquer avec les instances exécutives. L’idée est d’obtenir un changement sur le long terme en matière de transparence et de contrôle, avec in fine l’objectif de réduire et de rendre impossible les transferts d’armes qui sont illégaux au regard du traité et qui peuvent contribuer à tuer des civils. Actuellement, c’est un peu nouveau, on soutient des organisations engagées dans un contentieux : le 2 juin 2022, les associations Mwatana for Human Rights, le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme (ECCHR), et Sherpa ont déposé une plainte pénale devant le tribunal judiciaire de Paris contre Dassault Aviation, Thalès Groupe et MBDA France pour leur éventuelle complicité dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité présumés au Yémen, lesquels auraient pu être commis du fait de leurs exportations d’armes vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. Amnesty soutient cette plainte en proposant son expertise aux plaignants. C’est la suite logique de notre travail de plaidoyer et de mobilisation.

La nécessité d’arrêter les transferts d’armes pouvant servir au Yémen a fédéré un très grand nombre d’organisations. Même les ONG humanitaires, qui d’habitude ne font pas de plaidoyer concernant les zones où elles sont engagées, ont décidé cette fois d’exprimer leur opposition. Fait inédit dans la période récente, en 2019, le chargement d’armes sur les navires d’une compagnie saoudienne a été empêché, d’abord au port du Havre, puis à Marseille. Il a ensuite été gêné à Gênes, avant que d’autres armes ne soient finalement chargées en Espagne, malgré là-bas aussi l’opposition des dockers.

S.F. : Cet épisode est intéressant par le fait de s’attaquer aux industriels plutôt qu’aux gouvernants. Un effet concret de ces mobilisations est d’ailleurs que les banques commencent à hésiter avant d’accorder des prêts aux exportateurs d’armes.

M. : Qu’en est-il de la transparence concernant les exportations d’armes chez les principaux fournisseurs d’armes mondiaux en dehors de la France ? 

S.F. : Ce qui est certain, c’est qu’ailleurs, notamment en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, qui ne sont pas non plus des hauts lieux de la transparence, l’activité de contrôle parlementaire est beaucoup plus soutenue.

A.E. : L’Observatoire des armements a produit un rapport en 2021 qui compare les pratiques en France à celles dans d’autres pays européens. Même si aucun pays n’est vraiment transparent, il existe un certain nombre de bonnes pratiques qui permettent de le souligner à quel point la France est une exception en matière d’opacité. En Allemagne, le Parlement a les moyens de contrôler de façon un peu plus fortement certaines exportations, avec surtout une culture du débat sur les d’armes qui est beaucoup plus prégnante qu’en France. Aux Pays-Bas, les données présentées dans le rapport national sont beaucoup plus précises et détaillées qu’en France, notamment sur les refus à l’exportation : on a le refus par pays, par année, du type d’équipement et de l’entreprise concernée. En Grande-Bretagne, il y a une commission dédiée au sein du Parlement britannique sur le contrôle des exportations. Alors, évidemment, on est toujours en un contrôle a posteriori, une fois que les exportations ont eu lieu. Mais il existe de vrais échanges et un véritable aller-retour institutionnel. D’ailleurs, c’est grâce à l’action des parlementaires britanniques que le gouvernement britannique a délivré toute une série d’informations sur les licences d’exportation d’armes accordées à l’Arabie saoudite et aux Émirats, et que l’on a pu découvrir que des armes et des composants britanniques étaient transférés à la France pour équiper des systèmes d’armes français vendus à l’Arabie saoudite, notamment des pods Damoclès. En Espagne, il existe un secret défense qui est extrêmement fort, mais les données du rapport au Parlement permettent malgré tout d’avoir des informations sur les transferts en termes d’équipements de maintien de l’ordre, ce qui n’est pas le cas en France. Donc même s’il n’y a pas de bon élève en termes de transparence, la France est clairement à la traîne. D’ailleurs, dans le cadre de la construction d’une Europe de la défense, avec des programmes militaires conjoints franco-allemands, les Allemands eux-mêmes ont exprimé leur incompréhension face au degré d’opacité qui règne en France sur la question des exportations d’armements.