Adoptée en 2015 en réponse au mouvement des Indignés (dit du 15M en raison de son émergence le 15 mai 2011), la ley mordaza – qu’on peut traduire par « loi bâillon » – a entraîné une forte remise en cause des libertés d’expression, de réunion et de manifestation en Espagne. Eric Sanz de Bremond Arnulf, avocat impliqué depuis 11 ans dans la commission juridique du 15M à Madrid (Legal Sol) et dans plusieurs collectifs tels que No Somos delito (Nous ne sommes pas un délit), revient sur les effets de censure et d’autocensure introduits par la loi et sur les difficultés à abroger celle-ci malgré les promesses du gouvernement de coalition de gauche au pouvoir depuis 2020.
Eric Sanz de Bremond Arnulf est un avocat impliqué dans plusieurs collectifs à Madrid, dont la commission juridique du 15M Legal Sol et No Somos Delito.
Propos recueillis et traduits par Héloïse Nez.
Mouvements (M.) : Que penses-tu de cette loi bâillon, en tant qu’avocat et militant : qu’est-ce qu’elle signifie et change pour la liberté d’expression et les mouvements sociaux en Espagne ?
Éric Sanz de Bremond Arnulf (ÉSdBA) : La première chose, c’est qu’il y a une certaine confusion sur ce que nous entendons par loi bâillon. Il y a d’abord la loi « sur la protection de la sécurité des citoyens » adoptée en mars 2015, à laquelle je me réfère quand je parle de la loi bâillon. Elle rend un certain nombre d’actions passibles d’une amende : il ne s’agit donc pas de droit pénal, ces actions ne sont pas considérées comme des délits. Pour moi, c’est ça, la loi bâillon. Mais l’expression a également été utilisée pour désigner la récente réforme du code pénal, qui est entrée en vigueur à la même date que la loi précédente, le 1er juillet 2015. Ce sont des lois très différentes : l’une régit les sanctions administratives et l’autre régit les délits. Mais elles ont chacune porté atteinte à la liberté d’expression en Espagne.
Tout d’abord, le plus grand succès de la loi bâillon a été de faire croire aux gens que certaines choses sont interdites alors qu’elles ne le sont pas vraiment. Parce qu’il n’y a pas meilleure force de police que celle que nous avons dans la tête. Il est donc très intéressant d’étudier les annonces qui ont été faites autour de cette loi. Le gouvernement a d’abord dit qu’elle allait mettre en place beaucoup plus d’interdictions, de restrictions, que cela n’a été finalement le cas. Par exemple, on nous a dit que le fait de filmer un policier allait être sanctionné, que cela allait être un délit, ce qui a généré un débat social très important. Or, la loi bâillon ne sanctionne pas le simple fait de filmer un policier ; c’est seulement si la diffusion des images peut mettre en danger l’intégrité du policier que cet acte tombe sous le coup de la loi. Maintenant, si tu fais un sondage dans la rue, 6 ou 7 personnes sur 10 pensent que filmer un policier, même de loin, est une infraction passible d’une amende. L’autocensure est la plus efficace forme de censure, car elle fonctionne sans le moindre geste de la part des forces de sécurité. Ensuite, la loi a donné lieu à des interprétations abusives : par exemple, des sanctions ont été prises contre les gens qui portaient un sac marqué « ACAB », qui signifie « All cops are bastards » (« Tous les flics sont des salauds »).
Mais c’est surtout la réforme du code pénal qui est à l’origine de l’augmentation de la censure au cours de ces dernières années. Elle a à la fois créé de nouveaux délits et durcit la législation déjà en vigueur, notamment concernant le délit d’apologie du terrorisme. Par exemple, Guillermo Zapata, conseiller municipal de Madrid, a été forcé de démissionner pour avoir posté des blagues macabres sur Twitter dans un débat sur les limites de l’humour noir. Le délit d’apologie du terrorisme a également été utilisé contre des marionnettistes. Ces marionnettistes de rue avaient raconté l’histoire d’une sorcière qui occupe une maison, se retrouve poursuivie par la police, et tombe inconsciente. Tandis qu’elle est inconsciente, pour l’incriminer, pour la piéger, la police place devant elle un écriteau marqué « Gora Alka-ETA » (un mélange entre Al Qaida et ETA), et ils prennent une photo d’elle. Cette scène a valu aux marionnettistes d’être condamné·es à une peine de prison, ce qui est parfaitement absurde.
Le délit d’incitation à la haine aussi a été utilisé à des fins de censure. Historiquement, ce sont des groupes minoritaires qui ont demandé la reconnaissance de ce délit, parce que cela les protège. Ce délit punit la promotion publique de la haine ou de la discrimination contre les personnes en raison de leur orientation sexuelle, de leur nationalité, etc. Par exemple, le fait de dire à la télévision que tous les gays et lesbiennes doivent suivre une thérapie doit être considéré comme un délit parce que c’est une incitation publique à la haine envers ces groupes minoritaires. Mais ce même délit commence soudain à être appliqué pour condamner la « haine envers la police », alors que la police n’est pas un groupe minoritaire, elle n’est pas discriminée en raison de sa race, de son origine ou de son idéologie. Il est très surprenant de voir comment la reconnaissance de ce délit est utilisée au contraire de son intention initiale pour défendre la répression. Par exemple, le procureur général d’Espagne a publié une circulaire disant qu’un·e néo-nazi·e pouvait être victime d’un délit d’incitation à la haine parce que, selon lui, si tu dis publiquement qu’il faut taper sur les nazi·es, tu incites à la haine envers ces personnes en raison de leur idéologie.
Pendant plusieurs années, ces deux délits, ainsi que le délit d’insulte au roi ou à la couronne, ont servi d’outils pour prononcer un grand nombre de condamnations. Ces condamnations ont surtout touché de jeunes musicien·nes, en particulier des rappeur·euses. Le délit d’offense aux sentiments religieux a lui aussi été utilisé pour nourrir cette logique répressive. Par exemple, des militant·es qui avaient organisé une messe du coño insumiso (la chatte insoumise) [une performance féministe qui était une parodie des processions de la Semaine sainte, en mai 2014 à Séville, avec un vagin géant en latex à la place de la Vierge] ou encore donné des conseils de cuisine sur « comment cuisiner le Christ : il faut enlever les clous du Christ, le descendre de la croix »… ont été condamné·es au titre du délit d’offense aux sentiments religieux.
Ces délits existent tous depuis longtemps, sauf le délit d’incitation à la haine, introduit en 2015 dans la réforme du code pénal. Ce qui est nouveau, ce sont les sanctions prévues dans la loi bâillon et surtout les condamnations prononcées à l’encontre de musicien·nes ou de marionnettistes. Cette offensive juridique a maintenant diminué en intensité, mais il y a eu une plusieurs années très dures où la liberté d’expression a été gravement remise en cause. Les tribunaux sont revenus sur certaines des condamnations, mais pas sur toutes. Il reste que la police est aujourd’hui dans la tête des gens et que l’on prend désormais garde à ce que l’on dit ou à ce que l’on écrit.
M. : La loi bâillon constitue-t-elle aussi une limite du droit de réunion, dans la mesure où des sanctions financières ont été instaurées pour un certain nombre d’actions dans la rue ?
ÉSdBA : Même s’ils ne sont pas identiques, le droit de réunion, le droit de manifester et le droit à la liberté d’expression sont de toute évidence très liés. Le mouvement du 15M a vu apparaitre des formes de manifestations inédites, et la loi bâillon a spécifiquement été conçue pour les criminaliser. À tel point qu’on peut y déceler des formes de dédicace à certains collectifs ! Par exemple, l’interdiction d’escalader des immeubles est une dédicace à Greenpeace ; l’interdiction d’occuper des bureaux ouverts au public est une dédicace à la PAH [Plataforma de Afectados por la Hipoteca ou Plateforme des victimes de l’hypothèque, le mouvement contre les expulsions de logement créé en 2009] et à Stop desahucios [Stop expulsions, campagne de la PAH visant à organiser des sit-in devant les logements menacés d’expulsions][1] ; l’amende prévue pour les personnes qui refusent de présenter leurs papiers d’identité est une dédicace à la Plateforme de désobéissance civile, qui avait mené une campagne appelant à ne pas avoir de carte d’identité sur soi justement pour protester contre le trop grand nombre d’amendes distribuées. La loi bâillon a donc ciblé le répertoire du 15M avec des amendes spécifiques, alors que jusqu’en 2015, ces comportements relevaient encore d’une zone grise en termes juridiques.
L’une des infractions le plus couramment sanctionnées, car nous disposons maintenant de données, est « le manque de respect ». Dans une procédure pénale, lorsqu’il s’agit d’un délit, la parole d’un·e officièr·e de police a la même valeur que celle de n’importe quel autre témoin, elle ne bénéficie pas de ce que l’on appelle la présomption de véracité. Mais dans les procédures administratives comme celles qui sont prévues par la loi bâillon, la parole du·de la policièr·e bénéficie bien d’une présomption de véracité : c’est donc à la personne sanctionnée de prouver qu’elle n’est pas coupable si elle veut contester l’amende qu’on lui a infligée. Bien entendu, c’est souvent très difficile, voire impossible. Donc c’est une façon efficace de démobiliser les gens.
On a donné à cette pratique le nom de « répression bureaucratique », parce que ce n’est pas une arrestation spectaculaire, avec des gens qui iraient soutenir les détenu·es. Non, les policièr·es se contentent de prendre tes coordonnées, la plupart du temps sans même te dire qu’ils vont te sanctionner, en t’expliquant qu’il s’agit d’un simple contrôle d’identité. Mais 20 jours plus tard, tu reçois une lettre te disant que tu dois payer 600 euros, et ça te démobilise vraiment. Car bien sûr, 20 jours plus tard, pour trouver des témoins des faits… Donc de toute évidence, on peut dire qu’il y a eu une volonté de réprimer tout ce qui était lié au 15M, aux Indignés.
M. : Penses-tu que cette loi a joué un rôle dans le déclin des mobilisations ?
ÉSdBA : Je pense que oui. Il faut se souvenir qu’au moment où le 15M a commencé, en 2011, 80 % de la population soutenait le mouvement. Aucun événement politique n’avait bénéficié d’un tel soutien auparavant, donc les élites politiques ont immédiatement cherché des moyens de le contrecarrer. Puis le 15M est devenu Podemos, beaucoup de gens du 15M ont obtenu une position institutionnelle. Mais ces méthodes policières n’ont pas de couleur politique : les personnes au pouvoir peuvent les utiliser contre qui elles veulent, quels que soient les gens qui se mobilisent.
M. : Est-ce que cela a eu un impact sur la façon de se mobiliser, par exemple dans des groupes comme la PAH, la Plateforme des victimes de l’hypothèque ?
ÉSdBA : Oui, bien sûr, avant tout un impact économique. Des rassemblements contre les expulsions ont continué à être organisés, mais la différence est que maintenant, lorsque tu y vas, tu dois assumer la possibilité qu’ils te fassent payer une amende de 600 euros et ça, bien sûr, tout le monde ne peut pas l’assumer. Cela a aussi généré des caisses de soutien, la solidarité fonctionne aussi, mais cela pèse sur la façon d’envisager les actions, cela démobilise. La PAH n’a pas déclaré qu’elle cesserait de s’opposer aux expulsions, ou d’occuper les agences bancaires, mais il est plus risqué de passer à l’action.
M. : Y a-t-il eu des réactions, une résistance contre cette loi, un mouvement de riposte ?
ÉSdBA : Oui, il y a eu une forte mobilisation contre cette réforme qui a été canalisée par une plateforme, No somos delito [Nous ne sommes pas un délit], qui rassemble des personnes de nombreux collectifs. Cette plateforme existe toujours. J’en fais partie en tant que membre de la commission juridique du groupe d’avocats du 15M. On a organisé beaucoup de mobilisations et on continue, parce que le gouvernement actuel avait fait la promesse d’abroger cette loi bâillon mais il ne va pas le faire. Ce qu’iels vont faire maintenant, c’est la réformer, mais c’est un simple relooking. C’est comme si nous avions fait trois pas en arrière et que nous faisions maintenant un pas en avant. Nous avançons, certes, mais ce n’est pas suffisant d’avancer d’un pas, nous sommes toujours plus mal en point qu’avant. C’est un peu comme ça que nous le vivons. Ce petit pas en avant est dû à cette plateforme, qui exerce beaucoup de pression, fait beaucoup de plaidoyer, beaucoup de suivi, beaucoup d’études, y compris avec l’aide d’organisations internationales.
No somos delito comprend d’abord un groupe d’analyse, où nous étudions la loi et élaborons des alternatives. Nous publions ensuite ces analyses sur le site web du collectif. Ensuite, il y a les mobilisations : manifestations, actions symboliques, et même une troupe de théâtre qui fait des actions de rue. L’une de nos actions les plus marquantes a été la projection d’hologrammes devant le Congrès des député·es, où il est interdit de manifester Le dernier aspect de notre action est le plaidoyer politique : rencontrer les partis politiques, obtenir des engagements de leur part, ou encore, alerter des organisations internationales, qui nous servent de caisse de résonnance pour dénoncer la mise en cause ou en danger de nos droits, de la démocratie.
M. : Depuis deux ans et demi, le gouvernement de coalition en Espagne s’est engagé à abroger cette loi bâillon. Pourtant, elle est toujours en vigueur : comment l’expliquer ?
ÉSdBA : On l’a vu aussi pour la loi travail, iels ont annoncé qu’iels allaient la réformer, et puis au moment de le faire, c’est comme s’iels n’en étaient pas capables. Le gouvernement est composé du PSOE – le Parti socialiste ouvrier espagnol, qui est de centre gauche mais plus du centre qu’autre chose, un parti qui comprend très peu de socialistes et très peu d’ouvrièr·es – et d’Unidas Podemos. J’ai l’impression que c’est le PSOE qui freine : iels ne veulent pas perdre toute une partie de leur électorat centriste et modéré qui voit Podemos comme une formation politique extrémiste. Pourtant, iels disposeraient d’une majorité pour abroger cette loi s’iels le voulaient. Donc les gens sont un peu déçus.
M. : En quoi consiste cette réforme, finalement ?
ÉSdBA : La législation actuelle n’autorise pas les manifestations spontanées. En Espagne, manifester ne requiert pas d’obtenir une autorisation, mais il faut en informer les autorités à l’avance, au minimum 24 heures en cas de motif urgent. Les personnes qui appellent à la manifestation le matin pour l’après-midi commettent donc une infraction parce qu’elles n’ont pas communiqué avec un préavis suffisant. La nouvelle loi autoriserait l’organisation de mobilisations spontanées sans notification. Pour moi, c’est l’un des changements les plus positifs parce que c’est l’un des combats que nous menons depuis les Indignés. Le 15M se traduisait par de nombreuses manifestations spontanées : un événement se produisait et en trois heures des milliers de personnes se regroupaient.
Par ailleurs, dans la loi actuelle, s’iels t’arrêtent dans la rue et que tu n’as pas ta carte d’identité sur toi, iels peuvent t’emmener au poste de police pendant un maximum de 6 heures pour t’identifier. Dans le projet de loi, cette période est réduite à 2 heures et la police a aussi l’obligation de te ramener là où tu étais.
Ensuite, il est prévu que les amendes deviennent proportionnelles au salaire. Un salaire plus bas signifie des amendes plus basses, et c’est une bonne chose parce que les montants ont beaucoup augmenté.
Et puis iels ont ajouté dans le projet de loi deux ou trois choses qui sont très jolies, mais qui pour moi ne changent rien, comme la question des images de policièr·es, parce que pour moi c’est pareil, tu pourras continuer à prendre des photos de policièr·es. Bien sûr, le PSOE et Podemos disent que c’est grâce à elleux que ça va redevenir possible, mais de fait il était possible de filmer avant et il sera toujours possible de filmer si ce projet de loi est adopté.
Ce qu’on regrette, c’est le maintien des dispositions concernant le manque de respect envers un·e policièr·e, notamment la grande question de la présomption de véracité des policièr·es dans ce type de procédure. Le projet de loi précise seulement que la présomption de véracité s’applique tant que le récit des forces de l’ordre est « logique »… mais qu’en est-il quand il ne l’est pas ? Les réformes qu’iels mettent en place ont l’air bien, mais sur le plan pratique, elles ne changent rien.
Ce qui me dérange aussi, comme de nombreuses autres personnes, c’est la façon dont iels nous vendent la réforme de la loi bâillon. Je comprendrais que les élu·es de gauche me disent qu’iels voudraient bien l’abroger, mais qu’iels ne disposent pas des forces politiques pour le faire, qu’iels doivent composer avec leurs alliés et ont obtenu le maximum possible. Or, iels préfèrent prétendre qu’iels ont bel et bien abrogé la loi bâillon, alors que cela n’est pas le cas. Iels ont fait la même chose avec la loi travail, iels ne l’ont pas abrogée, des progrès ont sans aucun doute été fait, mais il ne faut pas prendre les gens pour des idiots.
M. : Et les autres délits dont tu as parlé au début, ce qui concerne le code pénal, est-ce qu’il est question de revenir dessus ?
ÉSdBA : Non. Le délit d’apologie du terrorisme existe depuis de nombreuses années, et je pense que c’est une bonne chose qu’il existe. Ce qui est très curieux, c’est que lorsque le groupe terroriste ETA était actif, il y avait très peu de cas d’apologie du terrorisme, mais maintenant que ce groupe n’est plus actif, le nombre de cas s’est soudainement multiplié. On parle de gamin·es de 20 ans qui postent des conneries sur Twitter et qui se retrouvent tout à coup avec des procès. On voit des spécialistes du terrorisme de la Garde civile qui passent leur temps à examiner les tweets de gamin·es qui disent des bêtises, c’est impressionnant.
Aucune réforme du délit d’incitation à la haine n’est prévue non plus, alors qu’il est utilisé à rebours de l’intention initiale de protéger les groupes minoritaires. Sinon, il y a eu quelques appels à l’abrogation du délit d’offense aux sentiments religieux, certaines personnes faisant valoir par exemple que les sentiments athées ne bénéficiaient pas de la même protection, et aussi à l’abrogation du délit d’insulte à la couronne. Mais rien de très concret. Leur abrogation n’est pas à l’ordre du jour.
M. : D’où vient l’inflation des procédures contre ces délits ?
ÉSdBA : On trouve diverses personnes à l’origine de ces procédures : des citoyen·nes, des gardes civils, des policièr·es, des expert·es antiterroristes spécialisé·es dans les délits informatiques … Quand l’ETA s’est dissout, certain·es sont allés sur Twitter, ont tapé ETA et se sont mis à lancer des poursuites. Une multitude de personnes se sont ainsi retrouvées poursuivies pour délit d’apologie du terrorisme. Pourquoi ce tweet et pas un autre ? La réponse qu’iels donnent est souvent simplement qu’iels ont rentré ETA dans le moteur de recherche…
Ces poursuites sont aussi initiées par certains acteurs sociaux : par exemple, l’association Abogados Cristianos (avocats chrétiens) se consacre à dénoncer tout ce qui leur semble pouvoir relever d’un délit d’offense aux sentiments religieux. Certaines associations de victimes du terrorisme très politisées ainsi que certaines associations d’origine très douteuse mettent aussi à profit cette législation, en alertant le plus souvent les médias, toujours friands de scoops faciles. Résultat, iels arrivent à rendre certaines choses visibles : un tweet de jeunes de 20 ans qui n’intéressait personne se retrouve d’abord dans les médias, puis c’est repris par une association qui le présente au tribunal. Donc ça vient soit de la police, soit de l’État, soit des associations, soit des médias. Iels mobilisent ces outils pour s’attaquer à tout ce qu’iels peuvent.
M. : Sur la loi bâillon, quand il était déjà question de la réformer à l’automne 2021, il y a eu des manifestations pour son maintien. D’où venait ce soutien ?
ÉSdBA : Vox, le parti d’extrême droite qui a fait son entrée au parlement en 2019, a créé un syndicat dans la police, appelé Jupol, qui s’est imposé comme le premier syndicat de la police nationale aux élections professionnelles de 2019. C’est notamment ce syndicat qui s’est mobilisé pour dire que la réforme de la loi bâillon mettait les policièr·es en danger, parce que désormais iels pourraient être photographié·es, alors que j’insiste sur le fait que la réforme n’implique aucun changement sur cette question spécifique.
Par ailleurs, la réforme de la loi bâillon laisse de côté tout ce qui touche à l’identification des policièr·es de façon clairement visible, ce que je trouve très important : accorder à des personnes le monopole de la violence légitime suppose de pouvoir contrôler toute personne qui en abuse. C’est une loi de sécurité citoyenne. En tant que citoyen, je me sentirais davantage en sécurité si je pouvais voir le numéro d’immatriculation d’un·e policièr·e au cas où un jour ce·tte policièr·e perdait le contrôle de lui·elle-même. Cela m’insécurise beaucoup de les voir tou·tes ces policièr·es masqué·es. Mais c’est le jeu, bien sûr on a un gouvernement avec Podemos qui essaie de tirer vers la gauche, mais d’un autre côté il y a Vox qui essaie aussi de polariser les débats, et le PSOE est un peu au milieu de tout cela. Mais l’idée que la réforme de la loi bâillon met en danger les policièr·es est complètement fausse, elle repose sur des mensonges.
Encore une fois, je suis impressionné, indépendamment de ce que dit la loi, par la façon dont on peut créer une conscience de ce qui est autorisé ou non, par la manière dont on peut modeler les volontés, c’est époustouflant. La loi bâillon n’affecte qu’une petite partie mobilisée d’entre nous qui agissons, des groupes comme Extinction Rebellion ou Stop desahucios. Mais l’autocensure affecte tout le monde. Si on faisait un sondage dans la rue, on serait étonné de voir ce que les gens pensent ce qui est autorisé ou non. Tout se passe comme si les autorités voulaient interdire certaines choses, mais comme elles ne peuvent pas le faire, elles adoptent une loi qui ne les interdit pas, mais qui a pour effet que tout le monde pense quand même qu’elles sont interdites. C’est très efficace, c’est merveilleux, de leur point de vue bien sûr.
[1] Sur cette mobilisation, voir : M. Ancelovici, M. Emperador Badimon, « Résister à la crise sur le pas de la porte : la lutte contre la dette et pour le droit au logement en Espagne », Mouvements, vol. 1, n° 97, 2009, p. 94-103.