Justice écologique, justice sociale, Aliènor Bertrand et al., Victoire Editions, Paris, 2016.
Quel point commun y a-t-il entre un.e paysan.ne indochinois.e devenu mineur pendant la colonisation française, un.e Indien.ne des Andes, et un.e cultivateur.trice de l’Aude du début du siècle ? A priori, aucun, mais seulement l’essentiel…ici comme là-bas, hier et aujourd’hui, ces personnes sont ou ont été victimes du cumul des injustices sociales et écologiques. Celles-ci touchent indifféremment l’eau qu’ils boivent, les champs qu’ils cultivent, les enfants qu’ils font naître. Ce petit ouvrage, paru chez Victoire éditions, ne doit pas passer inaperçu, car il soulève des points fondamentaux. En premier lieu, le constat d’une difficulté proprement nationale à concevoir l’émergence de questions de justice – on n’ose à peine écrire sociale – autour des problématiques écologiques. L’introduction fait état des atermoiements académiques sur le qualificatif – écologique ou environnemental – qu’il faut leur attribuer, alors que l’évidence est là. Puis, les contributions donnent à voir les continuités et les transversalités entre les périodes, les régimes, les colorations politiques : cumul des inégalités ; conflits opposant diverses catégories d’indigent.e.s, au profit de l’enrichissement d’une minorité ; arsenal de lois et d’institutions défendant un « intérêt général » à géométrie variable et protégeant, en pratique, les privilèges de la classe dominante – le colon, le blanc, l’industriel, cela se cumule aussi – du moment. Les pages de l’ouvrage racontent les désillusions du bon peuple, croyant pouvoir s’appuyer sur le droit « pour tous » et n’en voyant leurs conditions d’existence – écologiques, sociales, culturelles, économiques – que s’en amoindrir davantage. L’émergence d’une strate de gouvernance supplémentaire – celle des institutions internationales supposées être du côté des travailleur.euse.s – ne semble que renforcer la fabrique des injustices locales en durcissant les inégalités nord sud, dans les lois coloniales comme dans la soit disant « responsabilité sociale des entreprises ». L’intérêt général, ici, prend la forme d’une injonction brandie contre un effet Nimby rétorqué avant l’heure, par une classe dominante sûre de ses privilèges. Mais si l’échelle locale est celle du dommage et de la contestation, le niveau national est celui de la protection juridique des intérêts économiques des pollueurs.
Il n’y a pas d’inégalités naturelles. Partout, l’intromission du capital organise l’injustice. Les travaux s’appuient en partie sur l’inventaire des mesures pour des causes secondaires : ici, des indemnités et là, des réglementations sur l’élevage des animaux, alors qu’il est indubitable que les pollutions causées par les industriel.les – et ils sont peu nombreux – suscitent inévitablement des pollutions qui viendront contaminer les femmes et les hommes, le bétail, les territoires. Car la continuité est aussi celle des éléments du vivant : l’irrigation en Equateur n’est pas seulement une technique, c’est une culture et c’est un mode de vie. L’impossible accès à l’eau cause inévitablement la mort des plus vulnérables.
Au-delà de ces démonstrations, l’ouvrage épouse une thèse qui va à l’encontre de l’opinion commune et de la grande majorité des travaux sur l’écologie : celle de la datation de la crise écologique réduite à la genèse des années 1970. En documentant les recherches par des travaux d’archives sur des périodes remontant à la fin du 19ème siècle et jusqu’à aujourd’hui, les textes mettent en évidence d’une part la pérennité de la lutte pour l’accès aux ressources et le droit à un environnement non pollué et non mortifère, et d’autre part la permanence d’une logique partielle et partiale, celle de la réparation et de la compensation dont on peut douter de l’efficacité. Celle-ci se fait au détriment d’une réflexion sur la limitation, voire l’absence des effets de l’industrie lourde sur les populations humaines et les milieux qui en assurent la survie. Face à la gravité des faits, se dessinent parfois les contours d’une approche proprement biopolitique : ce qui compte, par exemple, dans l’Indochine française, est de préserver la main d’œuvre des méfaits de la pollution des cours d’eau et des sols, dans le but d’éviter la surmortalité d’une force de travail indispensable à l’exploitation des mines qui assurent la richesse de leurs concessionnaires.
Tout renvoie ici à l’implacable loi du Capital, sans qu’il soit besoin de le formuler comme tel, et c’est la force du livre. Loin des tentatives minoritaires cherchant dans les notes de bas de page de Marx et d’Engels des justifications théoriques, les deux dernières contributions s’attaquent à la philosophie marxiste dans ses fondements pour souligner la cohérence et la continuité d’une dénonciation des modes d’oppression, dans le cadre légiféré d’une triple injustice écologique, sociale et internationale.