DOSSIER GRENELLE “OGM”. En Ouganda, un projet de destruction de forêt a suscité une réaction surprenante de la société civile. Histoire d’une mobilisation écologiste dans un contexte de pauvreté extrême. 22 octobre 2007.

Les forêts africaines étaient pillées pour leur bois. Elles sont aujourd’hui rasées pour y planter de la canne à sucre ou des palmiers à huile. Les cas de la République démocratique du Congo (RDC) ou encore du Cameroun ont été évoqués |1| , mais on a moins parlé de l’Ouganda. Pourtant, ce petit pays d’Afrique de l’Est a été secoué au printemps 2007 par des manifestations qui ont marqué les esprits par leur ampleur et la brutalité de la réaction du gouvernement. Comment l’expliquer ? Quel est l’état des débats sur l’environnement dans un pays directement concerné par les problèmes que pose la production de biocarburants ou de produits agroalimentaires, tout en étant préoccupé par son émergence économique ?

Les quelques articles consacrés à lutte pour la préservation de la forêt de Mabira dans la presse occidentale ont insisté sur les violences qui ont été commises par la foule contre des Indiens ou des Ougandais d’origine indienne. Il n’est pas question de minimiser ces actes. Il convient cependant de s’arrêter plus longuement sur cette mobilisation surprenante et d’interroger les conditions politiques, sociales et idéologiques de son émergence et de son succès |2| . Le 15 octobre 2007, le gouvernement ougandais a en effet annoncé son engagement à ne pas céder la forêt à la compagnie sucrière qui la convoitait depuis plus d’un an |3|| .

La mobilisation pour la sauvegarde de la forêt de Mabira commence au cours de l’été 2006. Elle évoluera beaucoup jusqu’au printemps 2007, pour culminer lors de la manifestation du 12 avril, qui rassemblera plusieurs centaines de personnes dans les rues de Kampala et se soldera par une vingtaine d’arrestations et cinq morts. Confidentielle au départ, elle apparaît comme un simple conflit entre les différentes institutions publiques impliquées dans la gestion de l’environnement. Quelques mois plus tard, elle rassemble un éventail d’acteurs de la vie politique et sociale, de l’Académie aux représentants de différents royaumes |4| , des ONG de défense de l’environnement aux médias en passant par les leaders religieux et les partis d’opposition, jusqu’à ce que des élus ou des représentants de la majorité ne s’impliquent à leur tour.

L’Ouganda, dont l’économie est basée sur l’agroalimentaire, entend soutenir la production de produits comme le café, le lait, le coton, les huiles végétales ou encore le sucre, dont il reste importateur. Le développement de l’industrie agroalimentaire répond à la volonté de réduire la dépendance aux marchés extérieurs. C’est dans ce contexte qu’éclate le scandale Mabira. Il sera bientôt qualifié de « saga » par les médias locaux.

Les menaces sur la forêt de Mabira

Au cours de l’été 2006, grâce à une fuite dans les médias, les militants écologistes mais aussi les fonctionnaires de la NFA et de la NEMA (National Environment Management Authority) ont la surprise d’apprendre qu’une compagnie sucrière, la Sugar Corporation of Uganda Limited (SCOUL), a déposé une demande d’achat de 7 100 hectares (71 km²) de la réserve forestière auprès du gouvernement.

Le marché du sucre en Ouganda est dominé par trois entreprises. Deux d’entre elles, privées, appartenant à des familles de « returnees » indiens. Expulsées en 1972 par Idi Amin, elles sont revenues à la faveur des mesures de « restitution » mise en place par le régime actuel. La SCOUL appartient à la famille Mehta. Ses activités vont de la gestion des plantations de canne à la transformation en sucre ou en alcools industriels.
L’entêtement de la SCOUL à demander des terres protégées commence à surprendre. Selon certains militants, cet acharnement est dû au fait que la compagnie avait déjà versé l’argent de la vente à l’État ougandais. Par ailleurs, la SCOUL ne pouvait plus payer les propriétaires terriens auxquels elle louait les terrains pour établir ses plantations. Les propriétaires concernés ont donc rompu l’accord passé avec la compagnie. Cette dernière aurait alors demandé au gouvernement de lui céder des terres. Cependant, selon Damian Akankuasa, directeur exécutif de la National Forest Authority, l’objectif central était de faire des économies d’échelle. La SCOUL possède en effet un complexe d’exploitation et de transformation du sucre dans la ville de Lugazi, à quelques pas de la forêt. L’usine a été fondée en 1924 par Nanji Kalidas Mehta, un jeune immigrant indien. Elle a ensuite été récupérée par le régime d’Idi Amin en 1971 puis est restée à l’abandon jusqu’au retour de la famille Mehta, à la fin des années 1980 |5|| . La famille Mehta a des liens forts avec le gouvernement ougandais : l’une de ses compagnies, Ugma Engineering Corporation Limited, est une joint-venture avec l’État |6| . L’économie de la ville de Lugazi repose essentiellement sur les activités du groupe, qui emploie plus de 7 000 personnes en Ouganda. En acquérant la forêt, la SCOUL espère faire passer sa production de 50 000 à, dit-elle, 110 000 tonnes, visant à la fois la consommation intérieure et l’exportation.

La forêt de Mabira est située à une cinquantaine de kilomètres à l’Est de Kampala, la capitale, dans le district de Mukono, à proximité des « sources du Nil ». Protégée depuis 1932, d’une superficie d’environ 30 000 hectares (300 km²), elle abrite, selon la National Forest Authority (NFA), 312 espèces d’arbres, 287 espèces d’oiseaux (dont certaines directement menacées, comme le Nahan’s Francolin) et 199 de papillons. Certaines de ces espèces n’existent que sur le site de Mabira. La forêt est également peuplée de singes et de chauve-souris frugivores. Au-delà de la destruction directe de la flore et de la faune, la disparition de la forêt aurait également des conséquences sur le niveau (déjà en forte baisse) des eaux du Nil et du Lac Victoria, sans compter les risques d’érosion du sol, d’inondations et de glissement de terrain. Les ressources générées par le tourisme, peu importantes aujourd’hui, pourraient dépasser les coûts liés à la maintenance de la forêt |7|| . Enfin, selon Isaac Oweyegha-Afunaduula, enseignant au département de Zoologie à l’Université de Makerere, militant écologiste de longue date et conseiller de la « Save Mabira Crusade » |8|| , la destruction de la forêt aurait également des conséquences sociales et culturelles désastreuses pour les Basoga, qui vivent à proximité de Mabira. « Les Basoga représentent environ 3 millions de personnes. Ils ont des liens spirituels avec la forêt. Ces liens sont aussi des gages de protection des espèces animales et végétales, pour lesquelles ces personnes ont un attachement spécifique. Chaque clan a un esprit qui les commande et qui vit dans un lieu saint. Ces lieux risquent d’être détruits. » Ce type d’attachement religieux et culturel associé à l’idée d’un patrimoine national, entérinée par le statut de réserve naturelle, explique en partie l’ampleur de la mobilisation.

Pour défendre le projet, la SCOUL et le gouvernement arguent de la nécessité pour un pays pauvre de développer une industrie nationale (même si elle rime souvent avec enrichissement des élites politiques et économiques). Pour le président Yoweri Museveni, « tout cela est lié au besoin urgent d’industrialiser notre pays, qui est très en retard… Notre retard est à attribuer à notre manque d’industrie. Le problème de l’Afrique n’est pas le manque de forêts mais le manque d’usines, d’État, de services » (propos rapportés par The Monitor). Il reprend ici des arguments productivistes pour les inscrire dans une tradition nationaliste et anti-néocolonialiste : la production est au service de l’indépendance économique (par rapport à l’aide au développement et à l’agriculture, largement subventionnée, des pays du Nord). Par ailleurs, la protection de l’environnement est assimilée à un luxe que seuls les pays riches et développés peuvent se permettre. Museveni déclare ainsi à l’envie que les Ougandais doivent mettre en balance la protection de l’environnement avec la création d’emplois. La SCOUL affirme en effet pouvoir employer 4 000 Ougandais supplémentaires si elle acquiert la forêt de Mabira. « Vous ne pouvez pas protéger une forêt quand les gens n’ont pas de travail », déclare Suresh Scharma, le directeur régional de la SCOUL, en charge des opérations africaines |9| , tout en expliquant que la demande croissante en sucre, aux niveaux national et international, exige une augmentation de la production, sous peine de voir l’industrie sucrière ougandaise s’effondrer. Le gouvernement tente également de se justifier en imputant la déforestation aux pratiques des populations rurales. La ministre de l’Environnement de l’époque, Jessica Eriyo, affirme ainsi que la perte de Mabira ne représenterait qu’une part infime des 55 000 hectares détruits chaque année, principalement par des paysans désireux d’avoir du bois de chauffage et d’installer des cultures |10| .

D’où vient la capacité de mobilisation écologiste ?

La confrontation sur la question de la préservation des forêts commence entre la National Forest Authority et le gouvernement. En décembre 2006, le directeur exécutif de la NFA, Olav Bjella, démissionne après s’être brouillé avec le président sur la question du plan de cession d’une autre forêt, sur l’île de Bugala, au groupe kenyan Bidco qui veut y planter des palmiers à huile. Olav Bjella est le quatrième dirigeant de la NFA à démissionner en quelques mois. C’est dans ce contexte tendu que les médias sortent l’information sur Mabira. Cette fois-ci les choses sont un peu différentes. Damian Akankuasa, le directeur actuel de la NFA explique qu’« il est important de noter que le processus de cession de la forêt |de Mabira| n’a en réalité jamais été entamé. Nous avons appris qu’une demande avait été déposée par la SCOUL dans les médias. C’est pourquoi nous n’avons jamais été saisis officiellement. Ils en étaient au stade des discussions. »

Tout est donc encore possible. La mobilisation est entamée par les universitaires. En septembre 2006, 300 étudiants de la Faculté de Conservation de la forêt et de la nature de l’Université de Makerere manifestent et demandent à ce que d’autres terres soient utilisées pour planter la canne à sucre. Certains chercheurs, comme Oweyegha-Afunaduula, critiquent depuis la fin des années 1990 la course à l’énergie et à la construction que mène le régime de Museveni au nom de la lutte contre la pauvreté. Récusant l’emploi idéologique du terme « développement », Afunaduula met en avant l’inefficacité des grands projets à améliorer la vie quotidienne des Ougandais. Ces politiques n’ont, selon lui, conduit qu’à davantage de gaspillage, à l’accroissement de la dépendance à l’aide extérieure. Ce faisant, elles vont à l’encontre d’un « vrai développement » – les citoyens ne seraient alors pas conçus comme des « sujets » mais comme des « partenaires » |11| . Il critique le fait que ces politiques se sont contentées d’accroître l’offre plutôt que de développer de véritables politiques d’accès des citoyens à cette énergie : « Selon moi, la cible est plutôt de développer le marché pour les entreprises privées du secteur de l’énergie |12| . »

Ce type de discours vaudra aux défenseurs de Mabira d’être accusés de saper les efforts de développement national |13| . Liant dénonciation de la destruction des écosystèmes, critique du capitalisme, de la corruption, des inégalités sociales et des grands travaux du gouvernement, ces travaux universitaires fournissent des bases analytiques à la contestation et posent les jalons de la contestation politique. Diffusés par Internet, dans les revues des différentes ONG |14|| ou encore repris par les médias, ils empruntent parfois au registre de la critique directe du gouvernement. Ils pointent en effet les dérives suivantes : le gouvernement ne respecterait pas la Constitution (qui oblige l’État à protéger les ressources naturelles) |15| , s’affranchirait du Parlement pour faire passer ses projets et, dans le cas de Mabira, ignorerait la volonté de la rue.

Ces universitaires et certaines ONG écologistes, notamment ACODE (Advocates Coalition for Development and Environment) mais surtout la NAPE (National Association of Professional Environmentalist) font partie des mêmes réseaux. Associées à NatureUganda, Bird Life in Uganda ou la Uganda Forestry Association, elles vont jouer un rôle central dans la structuration de la mobilisation.

Certaines de ces ONG, notamment la NAPE, dirigée par Frank Muramuzi, ont déjà bâti une expertise et un réseau de lobbying via la campagne menée contre le projet de barrage à Bujagali, près des sources du Nil, à quelques kilomètres de la forêt. En 1999, Afunaduula, originaire de la région, et Muramuzi, sont à l’origine de la « Save Bujagali Crusade ». Le projet Bujagali, présenté comme la solution la moins coûteuse aux déficits d’électricité dont souffre le pays, s’est attiré les ires des militants ainsi que des plusieurs ONG internationales, en particulier l’International River Network (IRN) et la Nile Basin Initiative, basée au Canada. Ces deux dernières sont partenaires de la NAPE, qui bénéficie ainsi d’une visibilité et d’un réseau internationaux solides |16| . Les militants critiquent le coût du projet (860 millions de dollars selon la NAPE), qui vient creuser la dette et ne garantit pas des prix abordables pour les Ougandais. Ils sont surtout inquiets des conséquences de la multiplication des complexes hydroélectriques dans la région de Jinja, responsables de la baisse des eaux du Lac Victoria (ironiquement à l’origine des pénuries de courant qui ont touché Kampala en 2006-2007) et demandent à développer des moyens alternatifs de production de l’énergie. Là encore, les Basoga se sentent menacés par la construction du barrage et se plaignent de ne pas être consultés. Certains ont dû quitter leurs maisons et leurs terres avec de très maigres compensations |17|| .

Les deux mobilisations sont liées pour au moins trois raisons. Le projet de barrage est, tout d’abord, en partie financé par la Banque mondiale. Or son aide est conditionnée à la protection de la forêt de Mabira |18| voisine. Ce faisant, les associations bénéficient d’un certain soutien international dans la campagne pour Mabira . La position de la Banque mondiale explique en partie que la mobilisation sur la forêt ait pris alors que celle sur le barrage est restée mineure. Ensuite, les mobilisations, impressionnantes, en faveur de la forêt de Mabira s’appuient, en termes de ressources militantes, sur le travail d’expertise, de réseau et de mobilisation réalisé au cours de la lutte contre le barrage. Enfin, les animateurs de la campagne contre le barrage ont tiré les leçons de son échec, et ont élargi la mobilisation : « Nous ne voulions pas répéter la débâcle de Bujagali. Nous avons mobilisé rapidement d’autres secteurs de la société civile, y compris des commerçants, des hommes politiques de différents bords (y compris du NRM, le parti au pouvoir), des musulmans, des catholiques, des élus locaux, des journalistes, des universitaires etc. Nous nous sommes même assurés que nous avions aussi des soutiens au sein du cabinet de Museveni. », explique Afunaduula |19| . La campagne contre le barrage était beaucoup moins consensuelle : il était plus dangereux pour des hommes politiques ou des militants de s’afficher contre le barrage, qui touchait à des sommes beaucoup plus importantes. Aucun ministre ne s’y est d’ailleurs opposé – contrairement à la destruct
ion de la forêt. Afunaduula explique en outre : « Les gens ne se rendaient pas compte du prix à payer pour avoir de l’électricité… Il était facile de les convaincre que nous étions anti-développement » – un argument qui ne fonctionne pas pour la forêt de Mabira.

L’élargissement de la mobilisation

Les médias jouent un rôle déterminant dans la mobilisation. Après avoir dévoilé le projet au cours de l’été 2006, ils font régulièrement remonter des informations et des documents confidentiels permettant de rendre publique l’évolution de la demande de Mehta au gouvernement. Certains journalistes et éditorialistes du quotidien indépendant The Monitor affichent leur soutien à la mobilisation, et usent également de la polémique pour pousser le gouvernement dans ses retranchements et ses contradictions. L’attitude du quotidien public, The New Vision, pourtant engagé dans un processus de reprise en main par le gouvernement depuis le début du troisième mandat de Museveni en 2006, révèle l’ampleur de la crise : bien qu’il ouvre ses colonnes à des plumes justifiant la destruction des 7 100 hectares, il critique ouvertement le gouvernement.

À la fin du mois de mars, la constitution de la « Save Mabira Crusade », sous l’égide de la NAPE, associe des ONG, des universitaires, des leaders religieux catholiques et musulmans, des représentants de différents royaumes, des commerçants, des journalistes et enfin des hommes politiques de l’opposition ou du parti au pouvoir. Un groupe d’action plus rapproché est créé dans la foulée : le « Save Mabira Crusade Demonstration Organizing Committee ». Muramuzi en est élu président, tandis que la députée FDC (opposition) et « shadow minister » de l’Environnement Beatrice Atim Anywar en devient vice-présidente.

En mars 2007 les choses s’accélèrent : la mobilisation va prendre une ampleur inégalée, et impliquer des acteurs clés. Le New Vision affirme que le Premier ministre, Apolo Nsibambi, a demandé à la ministre de l’Environnement d’accélérer la procédure permettant d’entamer la déforestation |20| . Quelques jours plus tard, le gouvernement du Buganda, qui affirme que la forêt fait partie de son territoire, offre de vendre à la SCOUL un terrain de taille équivalente dans le district de Mukono (donc à proximité de Lugazi) sans succès. Le Kabaka (roi) dépose une pétition au Parlement national. Il charge certains de ses ministres de négocier avec la SCOUL… La controverse autour de Mabira rouvre en réalité des dossiers sensibles entre le gouvernement central et le royaume, autour de la restitution des biens et des propriétés du Buganda (ebyaffe), entamée en 1993. Malgré ces mesures, les dirigeants du royaume estiment que certaines terres appartenant à l’État (dont Mabira) leur reviennent. C’est dans ce contexte que le roi appelle ses sujets à manifester.

Des propriétaires terriens, ainsi que le diocèse de Mukono, offrent de vendre des terres. Les leaders religieux sont de manière générale très impliqués. Le 12 avril, « Mabira et l’environnement » sont au cœur de certains sermons dans les églises et les mosquées. Le secrétaire général du Concile des Églises d’Ouganda prendra d’ailleurs le même jour part à la manifestation.

Le district de Mukono déclare de son côté être prêt à s’engager à ce que 30 000 hectares de terres, occupées par des petits producteurs, soient consacrés à la culture de la canne à sucre et que la production soit vendue à la SCOUL. Le gouvernement et la SCOUL refusent ces propositions, expliquant qu’aucune n’est aussi avantageuse que Mabira. Enfin les commerçants de la KACITA (Kampala city traders association, qui rassemble 70 000 entreprises) et en particulier leur porte-parole, Issa Sekito, s’impliquent également : ils appellent à fermer les commerces et à manifester. Leur ralliement est basé sur l’idée que la dégradation de l’environnement et notamment la baisse des eaux seraient dommageables à l’industrie de la pêche et feraient croître les coûts de production. Leur implication est importante pour la « croisade » : elle démontre que la mobilisation n’est pas « anti-développement » ou « anti-commerce ». La critique enfle au point que deux tentatives d’incendie sont commises contre les plantations de la SCOUL à Lugazi.

S’y ajoute une remise en cause plus générale des privatisations, qui se concrétise notamment lors de la controverse autour du marché de Nakasero à Kampala – la municipalité voulait céder le marché à une firme privée alors que les commerçants voulaient le reprendre et l’autogérer à travers une association –, et renforce l’hostilité envers ce qui est perçu comme la dilapidation d’un « patrimoine national ».

Mais c’est aussi la critique du régime vieillissant du président Museveni qui va contribuer à donner de l’ampleur de la mobilisation. En 2006, Museveni a été réélu pour un troisième mandat présidentiel, après avoir fait modifier la Constitution (en 2005). La campagne électorale a été particulièrement houleuse : le candidat du principal parti d’opposition, Kizza Besigye, a été emprisonné et accusé de viol et de trahison. Les ONG et les autorités religieuses et traditionnelles mettent un point d’honneur à ne pas rentrer dans des logiques partisanes, et les partis d’opposition n’appellent officiellement à manifester. Mais des leaders de l’opposition sont présents dans le cortège du 12 avril et au sein de la « croisade ». Au fur et à mesure des semaines et que la mobilisation prend de l’ampleur, le gouvernement reste sourd aux demandes de la société civile, ce qui fait glisser la crise vers une contestation de la légitimité du régime. La « saga Mabira » est par ailleurs une occasion de plus pour le NRM de se diviser. Plusieurs personnalités du Mouvement ont pris position contre le projet (John Nagenda, Ofwono Opondo, etc.). Une semaine après la manifestation du 12, le New Vision publie un sondage effectué sur 200 des 332 parlementaires : 80 % se déclarent contre la destruction des 7 100 hectares, alors que le Parlement est largement dominé par le NRM |21| .

La mobilisation contre Mabira marque les esprits parce qu’elle a pris des formes inédites en Ouganda. Le succès de la pétition en ligne, la diffusion d’informations via les SMS, notamment pour appeler aux manifestations, la distribution de vignettes à coller sur les taxis collectifs et les boda boda (motos taxis) complète un répertoire d’action plus classique (boycott des produits de la SCOUL, manifestation, etc.).

La répression et les violences contre la communauté indienne

Le 5 avril, des représentants de la Save Mabira Crusade déposent une demande d’autorisation de manifester pour le 12, acceptée par la police. Le déploiement militaire et policier dans les rues de Kampala est impressionnant. Les nombreux services de sécurité (police, police militaire, « Black Mambas » etc.), qui cherchent à disperser la manifestation et les rassemblements avec balles réelles et gaz lacrymogènes sont par ailleurs appuyés par des « Kiboko Squads ». Ce sont des hommes sans uniformes armés de bâtons par la police et parfois payés par des commerçants inquiets pour leur boutique, qui semaient la panique parmi les manifestants – d’autant plus que personne ne savait qui ils étaient. Dans un article daté du 20 avril 2007, le Monitor chiffre à 31 le nombre de personnes accusées dans le cadre des émeutes de Mabira. 5 personnes sont mortes, dont un Indien (quoique les indications sur sa nationalité soient vagues : il pourrait s’agir d’un citoyen ougandais ou kenyan d’origine indienne) lynché par la foule. 8 personnes au moins ont été blessées.
Les arrestations et les violences se poursuivent lors de rassemblements de soutien aux députés et aux leaders écologistes incarcérés. Parmi eux Beatrice Anywar Atim, Hussein Kyanjo, député à Kampala, John Ken Lukyamuzi Secrétaire général du Parti conservateur, Frank Muramuzi de la NAPE, Elias Lukwago député du Democratic Party et Sekitto Issa, porte-parole de la KACITA. Tous sont rapidement libérés, mais deux parlementaires ont été mis en examen pour rébellion. Une dizaine de barrages sont érigés entre Kampala et Jinja, une ville proche de Mabira. La police patrouille également dans les plantations de la SCOUL. Après la manifestation du 12, l’armée est appelée en renforts dans la capitale, pour la première depuis les manifestations de novembre 2005 – faisant suite à l’arrestation de Besigye.

Les violences permettent au gouvernement d’accuser l’opposition et les organisateurs de la manifestation d’en être à l’origine. Des médias occidentaux les ont rapidement comparées à l’expulsion de 1972, et ont qualifié la manifestation « d’émeute raciale ». De fait, certains manifestants ont crié des slogans racistes et des pancartes appelaient à s’en prendre à la communauté indienne. Un homme a été lynché par la foule et plusieurs autres personnes ont été agressées de manière très violente. Pour autant les préoccupations des animateurs du mouvement et de la majorité des manifestants sont à l’opposé d’actes de ce genre. Les représentants de la Save Mabira Crusade les ont d’ailleurs immédiatement condamnés et ont dénoncé une « criminalisation » de la mobilisation |22| tout en reprochant au gouvernement de ne pas avoir accompli sa tâche de maintien de l’ordre.

Les violences d’avril 2007 ne sont pas comparables à l’expulsion de 1972, qui correspondait à une entreprise politique et économique particulière. La saga Mabira a cependant cristallisé des tensions sociales qui traversent l’histoire de l’Ouganda et expliquent ce degré de violence. L’hostilité contre la communauté indienne est présente depuis la colonisation. Après l’indépendance, les Indiens prennent pour la plupart la nationalité ougandaise. Cependant, les Ougandais africains leur reprochent de ne pas intégrer d’Africains dans leurs circuits d’affaires. Des campagnes de boycott et d’intimidation sont organisées contre les commerçants dans les années 1950-1960. Les inégalités entre les communautés sont criantes, y compris dans les salaires, et les Indiens sont nombreux dans les secteurs lucratifs – le commerce et les professions libérales. Environ 50 000 personnes sont expulsées en 1972 par Idi Amin. À la fin des années 1990, la population indienne en Ouganda était estimée à 9 000 personnes |23| , dont 1 000 « returnees » dont les biens avaient été restitués et qui avaient toujours la nationalité ougandaise (les autres venant d’Inde ou du Kenya). Dans un Ouganda converti au libéralisme économique, les inégalités de salaire perdurent, tandis que les Indiens continuent à occuper de nombreux postes dans les secteurs lucratifs. Ils adhèrent par ailleurs fortement au régime Museveni. Les conditions de travail des ouvriers noirs dans les usines sucrières sont déplorables, les exemples d’exploitation ou de maltraitance d’employés africains monnaie courante. Cependant, une nouvelle génération d’immigrés forme une classe d’Indiens au niveau de vie beaucoup plus bas en même temps qu’est apparue une bourgeoisie noire. Mabira est venue réveiller de vieilles haines, associant les Indiens à l’accumulation capitaliste et au pouvoir.

Un succès de la mobilisation ?

À la fin du mois de mai, le gouvernement suspend le processus de cession de la forêt et annonce qu’il cherche à trouver un « terrain alternatif » pour la SCOUL, sans prendre pour autant d’engagement légal ou formel. Pendant encore 6 mois, les différents acteurs de la campagne vont continuer à faire pression sur le gouvernement, notamment via la presse. Le 15 octobre 2007, quelques semaines avant l’ouverture du sommet du Common Wealth à Kampala (CHOGM), le ministre des Finances, Ezra Suruma annonce l’engagement du gouvernement à « préserver Mabira » et a déclaré que « d’autres terres en Ouganda étaient disponibles pour les cultures de canne à sucre ».

D’autres luttes restent cependant en suspend. Le 26 avril 2007, la Banque mondiale a approuvé le projet Bujagali, l’un des plus gros investissements dans le secteur énergétique en Afrique subsaharienne, et l’État Ougandais a contracté auprès d’elle un prêt de 130 millions de dollars. En août 2007, le chantier Bujagali est inauguré par Museveni et l’Aga Khan, membre de la joint-venture en charge du projet. La forêt de Bugala Islands sur le Lac Victoria est quand à elle toujours menacée par Bidco, une entreprise kenyane qui produit de l’huile de palme.

Quelques semaines avant la signature des Accords de partenariat économique (APE), l’exemple de la lutte pour la forêt de Mabira pose la question du prix d’un éventuel « rattrapage » des économies du Sud et montre combien la dérégulation du marché des matières premières comme les incitations à produire des biocarburants peuvent avoir des conséquences désastreuses sur les patrimoines naturels des pays du Sud, comme sur les mobilisations écologistes, accusées de saper les efforts de construction nationale et de rétablissement bien incertain d’un équilibre commercial. Il témoigne surtout de l’émergence d’un mouvement écologiste dont la solidité est basée sur une alliance entre des populations rurales aux liens profonds avec leur environnement et des universitaires engagés aux fortes ressources militantes.


|1| Fabrice Nicolino, La faim, la bagnole, le blé et nous, Paris, Fayard, 2007, p.89 à 91.

|2| Il faut préciser que les militants et associations écologistes sont depuis longtemps présents en Afrique, et que certaines de ces mobilisations avaient déjà un caractère politique avant la « saga Mabira ». L’exemple le plus célèbre étant incarné par le prix Nobel de la paix 2004, la militante kenyane Wangari Maathaï.

|3| |->http://www.monitor.co.ug/news…

|4| Les royaumes qui avaient été supprimés par le régime d’Obote en 1967 ont été rétablis en 1993. Certains souverains, et en particulier le Kabaka, qui règne sur le royaume du Buganda dans le centre de l’Ouganda, ont une influence majeure sur la vie politique du pays. Le royaume du Buganda dispose de son propre Parlement, d’un gouvernement et d’organes de presse.

|5| |->http://www.newvision.co.ug/D/…

|6| Il est par ailleurs possible que le groupe ait participé au financement de la campagne électorale de Museveni en 2006.

|7| |->http://www.africanbirdclub.or…

|8| Voir son blog : |->http://www.afuna.o-f.com/about.htm

|9| Mercy Nalugo, « 422 hectares sold to Nile Ply, says Scoul », The Monitor, 5/04/07.

|10| Reuters 19/04/07.

|11| Voir ses différentes publications sur son blog www.afuna.

|12| « An environmentalist’s view of poverty and how to approach it », 24/01/2004.

|13| Voir le communiqué de presse de la Save Mabira Crusade au lendemain de la manifestation du 12 avril : « Nous devons redire ici que nous ne sommes pas opposés à l’investissement ou au développement. »

|14| Comme NAPE Lobby, consultable sur |->www.nape.or.ug

|15| Uganda Constitution, National Objectives and Directive Principles of State Policy, Article III, 1995.

|16| La NAPE participe à de nombreuses conférences internationales, notamment le Forum mondial sur l’eau depuis 2002 et la World Commission on Dams’ New Framework for Decision-Making. Elle était également présente au Forum social mondial de Nairobi, en janvier 2007.

|17| IRIN, “Power for the people ?”, 21/03/03, |->http://www.irinnews.org/Repor…

|18| Il est cependant important de noter que ce soutien est à double tranchant. Museveni, même s’il est considéré comme étant « l’enfant chéri du FMI et de la Banque mondiale », est particulièrement habile lorsqu’il s’agit de critiquer les rapports de dépendance par rapport au Nord et le néo-colonialisme.

|19| Entretien avec l’auteur.

|20| Reuters, 22/03/07.

|21| Reuters 23/04/07.

|22| Communiqué de presse de la Save Mabira Crusade, « On emerging events following the Thursday 12th April Mabira demonstration », 17/04/07.

|23| Tom Forrest, « Le retour des Indiens en Ouganda », Politique africaine, n°76, décembre 1999, p.76-90.