Au-delà des rivalités ethniques, les violences qui secouent le Kenya doivent être lues sur le registre de la crise politique et de la contestation du régime issu de « l’alternance » de 2002.

Les violents affrontements qui frappent le Kenya depuis l’annonce des résultats de l’élection présidentielle du 27 décembre 2007 ont bien souvent fait l’objet d’un traitement médiatique imprécis voire erroné. L’emploi de registres d’analyse tels que celui de la « guerre inter-ethnique » relève davantage du cliché essentialiste que d’une analyse sérieuse des événements. En plus de donner une image univoque des violences, cette approche estompe fortement les responsabilités politiques dans le déclenchement de la crise. Par ailleurs, l’emploi de termes tels que « génocide » ou « nettoyage ethnique » par certains protagonistes relève de la stratégie politique bien plus que d’une analyse du conflit en cours. Le déroulement du vote et de la campagne électorale ainsi que l’histoire politique kenyane permettent de mieux appréhender les événements de cette dernière semaine, qui viennent illustrer de manière tragique la remise en cause du modèle de l’alternance à la kenyane tout en témoignant de manière paradoxale des exigences démocratiques des électeurs.

Les déceptions d’une première « alternance »

Les élections générales de 2002 virent l’avènement de la première « alternance » au Kenya : Mwai Kibaki, à la tête la NARC, une coalition de partis d’opposition, était élu avec 63,35 % des voix. Cette élection mettait fin aux 24 années du régime autoritaire de Daniel arap Moi. Raila Odinga, fils d’une des grandes figures politiques du Kenya des années Kenyatta et ancien prisonnier politique, aujourd’hui candidat malheureux à la présidentielle, était alors allié de Kibaki et membre de la NARC.

À l’annonce des résultats, l’allégresse gagnait les rues de Nairobi : la transition entamée dans les luttes de la fin des années 1980 semblait enfin achevée. Les militants des droits de l’homme, des membres du clergé et des journalistes engagés dans la lutte pour l’ouverture de l’espace politique estimaient la bataille gagnée. Certains s’associèrent au régime de l’alternance, d’autres délaissèrent leurs activités militantes. Les bailleurs internationaux revinrent, la croissance économique reprit. L’école primaire devint gratuite et les médias audiovisuels se multiplièrent.

Cependant, dès les premiers mois du nouveau régime, les Kenyans déchantèrent. La NARC fut élue sur la base d’un Memorandum of Understanding (MoU) qui prévoyait un partage du pouvoir entre les différentes composantes de la coalition. Il fut rapidement brisé. Une partie de la coalition fut écartée au profit d’une autre, dominée par l’entourage de Kibaki. En 2003 et 2004, des discussions furent organisées afin de mettre en forme un projet de nouvelle Constitution, soumis à référendum. Cependant, un texte différent du projet originel, largement amendé par les Parlementaires, fut présenté aux Kenyans.

La campagne qui précéda le référendum de novembre 2005 donna lieu à des remaniements des alliances partisanes. La rupture était consommée entre le président Kibaki et Raila Odinga, qui prit la tête d’une coalition militant contre l’adoption du projet de Constitution. Cette coalition, qui prit le nom d’Orange Democratic Movement – ODM |1|, rassemblait certaines personnalités de la NARC et de la KANU. En novembre 2005, les électeurs kenyans rejetèrent le texte, ce qui représentait un échec majeur pour l’administration Kibaki.

A ce revers électoral, s’ajoutèrent un immobilisme législatif et plusieurs importants scandales de corruption. La liberté de la presse fut elle aussi menacée, en particulier en mars 2006 lors de l’impressionnant raid policier sur le groupe Standard, qui édite l’un des deux plus importants quotidiens du pays et abrite la chaîne de télévision privée KTN. Au-delà de la continuité législative et constitutionnelle, c’est celle du contrôle du pouvoir économique et des réseaux de redistribution, notamment au sein de l’élite kikuyu, qui caractérise le régime de Kibaki. Elle était potentiellement menacée par l’éventuel accès d’Odinga (originaire de l’ethnie luo) à la présidence.

Par ailleurs, Kibaki est lui-même présent dans la vie politique kenyane depuis les années 1960. Opposant au régime de Moi dans les années 1990, il n’en fut pas moins son vice-président de 1978 à 1988. Plusieurs piliers du régime, dont George Saitoti, étaient également très proches de l’ancien dictateur D.A. Moi |2|. Ce dernier garde une influence importante dans la vie politique du pays. En août 2007, il appela les Kenyans à voter pour son ancien adversaire Kibaki, illustrant par là le fort nomadisme partisan qui caractérise les élites politiques kenyanes.

Une campagne électorale sous surveillance

Le déroulement de la campagne électorale contraste avec la violence des affrontements actuels. En effet, si des violences ont été rapportées, notamment dans la région du Mont Elgon (Ouest du pays), ces affrontements relèvent d’entreprises politiciennes locales et se greffent sur des conflits fonciers anciens |3|. Globalement, la campagne électorale s’est déroulée dans le calme. Elle s’est caractérisée par une implication importante des organisations de défense des droits de l’homme. Comme les associations d’éducation civique, elles ont multiplié les appels à la non-violence et découragé le recours aux critères ethniques dans le choix des dirigeants. La Kenya National Commission on Human Rights (KNCHR) et notamment son président Maina Kiai ont investi les médias pour dénoncer régulièrement les dérives de différents partis. Ils ont notamment pointé du doigt l’utilisation des ressources gouvernementales par les membres du Party of National Unity (PNU), qui soutient le président.

La couverture de la campagne par les médias privés fut par ailleurs relativement équilibrée. Bien que laissant apparaître les penchants partisans de certains journalistes ou éditorialistes (qui reflètent parfois les sympathies des propriétaires de presse envers tel ou tel homme politique), elle a respecté un équilibre formel de temps d’antenne, de volume de texte et d’espace photographique entre les trois principales formations politiques (même si l’ODM-Kenya du troisième homme, Kalonzo Musyoka, fut parfois délaissée). Les autres partis, quant à eux, furent laissés de côté |4| . Cet équilibre a reproduit les tendances énoncées par les sondages, qui ont pris une importance inédite au Kenya. Ces derniers donnaient continuellement Odinga en tête de plusieurs points dans les 4 semaines précédant le vote. Les incessants débats sur la couverture médiatique de la campagne et les éventuels biais dans les sondages sont autant d’indicateurs de la vigilance d’observateurs et d’électeurs soucieux que de veiller à l’égalité de traitement entre les deux principaux candidats. Bien qu’institutionnellement dépendant du gouvernement, le président de la Commission électorale kenyane (ECK), Samuel Kivuitu, a d’ailleurs fait preuve d’une certaine liberté de ton, en relayant notamment les accusations de la KNCHR et dénonçant les allégeances de certains fonctionnaires au PNU.

Cependant, avant même les élections, les craintes d’une fraude commanditée par le gouvernement étaient élevées |5|. L’ODM a régulièrement saisi la commission électorale sur des allégations de fraude (inscriptions multiples de certains électeurs ou de personnes décédées, impression de faux bulletins de vote, etc.). Quatre jours avant le scrutin, des listes électorales étaient retrouvées dans un immeuble de Nairobi, déclenchant des soupçons de trucage des listes, notamment à Lang’ata, la circonscription de Raila Odinga.

Deux jours plus tard, les médias ont rapporté le départ de Nairobi d’une vingtaine d’autobus, remplis d’agents de la police administrative (AP). Suspectés d’être des outils d’intimidation et de trucage électoral, trois d’entre eux furent violemment extraits de leur chambre d’hôtel et lynchés par la foule, la nuit précédant les élections, dans la région de Nyanza, dans l’Ouest du pays. Cependant, le jour du scrutin à proprement parler (le 27 décembre) a été particulièrement calme et marqué par des taux de participation record, à l’image de ceux des élections de 2002. Les constations de fraudes dans les bureaux de vote ont cependant été rares. Ce sont bien les soupçons d’une fraude généralisée à des échelons bien plus élevés, au moment du décompte, qui ont déclenché les premières violences.

Le « changement », malgré tout

Les résultats des élections législatives sont les plus significatifs. Ils marquent le désir d’une véritable alternance autant que le rejet du règne d’une certaine classe politique sur le pays. En effet, les trois fils de l’ancien président Moi, qui se présentaient sous l’étiquette du parti de Kibaki ont tous été battus : dans le fief paternel de Baringo pour l’aîné, à Rongai et Eldama Ravine (province de la Rift Valley) pour les deux autres. Les anciens pontes du régime Moi, au premier rang desquels le terrifiant Nicholas Biwott, se sont vus infliger des défaites cinglantes, souvent face à des nouveaux venus en politique, qui se présentaient sous les couleurs de l’ODM. De même pour 18 ministres de l’actuel gouvernement Kibaki, très proches alliés du président, qui ont perdu leur siège au Parlement. Parmi eux, le vice-president Moodi Awori ; le ministre des Affaires étrangères Raphael Tuju ; le ministre du Gouvernement local Musikari Kombo ; le ministre de l’Information Mutahi Kagwe ; le ministre du Service public Moses Akaranga ; le Ministre de la santé Paul Sang ; le ministre des Routes Simeon Nyachae ; le ministre de la Défense Njenga Karume ; le ministre de l’Environnement Newton Kulundu ; le ministre de l’Agriculture Kipruto Kirwa ; le ministre du Tourisme Morris Dzoro ; le ministre des Terres Kivutha Kibwana.

Autrement dit, les résultats des législatives se sont avérés désastreux pour le camp de Kibaki, la quasi-totalité de son état-major de campagne étant boutée hors du Parlement par l’opposition. Au total, sur 210 circonscriptions, l’ODM a remporté 97 sièges, contre seulement 33 pour le PNU (le résultat de plusieurs circonscriptions n’est toujours pas connu – ou n’a pas encore été diffusé –, comme par exemple ceux de Kajuado en pays Maasai). Plusieurs autres formations mineures (dont l’ODM-Kenya de Kalonzo Musyoka), ou alliées des deux grands partis en lice, se partagent les autres sièges.

Les résultats des élections législatives marquent donc un renouvellement profond de la classe politique kenyane. Parmi les rescapés de la « vague orange », se trouvent le ministre des Transports Ali Mwakwere, le ministre des Finances Amos Kimunya et le ministre de l’Education George Saitoti, réélu de justesse à Kajuado Nord. Cependant, de forts soupçons pèsent sur la régularité de l’élection de ce dernier, après la découverte de plusieurs urnes dont le sceau officiel de la commission électorale avait été remplacé par du sparadrap.

La très forte polarisation régionale du vote doit également être soulignée tant aux législatives qu’à la présidentielle (même en se basant sur les résultats truqués). La quasi-totalité des élus PNU proviennent de la Province centrale (à forte majorité kikuyu, l’ethnie du président) et de la province de l’Est. Dans la Province centrale, Mwai Kibaki recueille en sa faveur une moyenne de suffrage supérieure à 95 %. Les élus ODM et Raila Odinga sont très fortement majoritaires dans cinq provinces : le Nyanza (plus de 90 % pour Raila, 100 % de députés ODM), la Rift Valley, l’Ouest, Nairobi, et la Province du Nord-Est. De telles disparités géographiques prouvent que l’establishment ne garde de soutiens que dans ses fiefs traditionnels et rendent compte de la volonté d’écarter du pouvoir les élites politiques sortantes, en particulier le leadership kikuyu.

Bien au-delà d’une polarisation ethnique en soi du scrutin (du type « Tous contre les Kikuyu »), c’est davantage le bilan de Kibaki et de ses alliés qui est en jeu. Le parti du président sortant paie sans doute sa politique favorisant la croissance économique des réseaux kikuyu au détriment de l’unité nationale. En effet, malgré une croissance moyenne de 6 % depuis 2002 et la chute de Moi, de nombreuses régions du Kenya n’ont pas bénéficié des fruits de la reprise économique (comme par exemple les provinces du Nyanza ou de la Rift Valley). Face à cela, Raila Odinga, issu du Nyanza, et élu des bidonvilles luo de Nairobi (il est député de la circonscription de Lang’ata dont une grande partie recouvre Kibera) incarne la promesse inédite d’un rééquilibrage – au moins géographique – des inégalités du pays.

La fraude

Le véritable scandale de ces élections est évidemment le processus de décompte et d’addition des votes. Relayé en temps réel par les différentes chaînes de télévision, qui bénéficiaient d’un réseau étendu de correspondants dans les bureaux de vote, il a mis en évidence plusieurs anomalies. Elles ont confirmé les soupçons pesant sur l’Electoral Commission of Kenya (ECK), dont 18 commissaires sur 21 ont été nommés par le président Kibaki.

Les élections ont eu lieu le jeudi 27 décembre, et les résultats ont été définitivement proclamés le dimanche 30 au soir. Les premiers résultats significatifs se sont dégagés dès le lendemain du vote. Pour le scrutin présidentiel, Raila Odinga (Orange Democratic Movement – ODM) bénéficiait d’une avance considérable, même si seuls 50 % des votes étaient alors comptabilisés (soit 3,3 millions de voix pour Odinga, et 2,4 millions pour Kibaki le 28 décembre au soir). Raila Odinga demanda alors à Kibaki de reconnaître sa défaite. Le lendemain, l’écart s’est progressivement réduit à 30 000 voix, alors que parvenaient à l’ECK réunie au Kenyatta International Conférence Centre (KICC) de Nairobi, des résultats de circonscriptions massivement favorables au président sortant.

Raila Odinga et l’ODM ont alors manifesté leur désir de vérifier les dossiers officiels parvenus à l’ECK. Le président de l’ECK, M. Kivuitu, a accédé à leur requête en autorisant deux représentants par parti à consulter les documents de décompte, pendant la nuit de samedi à dimanche. Au même moment, des émeutes éclataient à Kisumu, Kericho et Nairobi, les manifestants réclamant une annonce rapide des résultats et accusant l’ECK de trucage électoral.

Le lendemain, dimanche, Raila Odinga a organisé une conférence de presse au cours de laquelle il déclare avoir la preuve d’irrégularités dans le décompte de 48 circonscriptions, sur 210 : de formulaires de résultats manquants ou corrigés à la main, non signés, photocopiés ; taux de participation aberrant (il atteint 120 % dans certaines circonscriptions de la Province centrale). Il prouve également que les résultats annoncés dans les circonscriptions par les représentants régionaux de l’ECK – et transmis aux médias par leurs correspondants depuis les bureaux – différaient largement de ceux proclamés à Nairobi : ils étaient modifiés par les commissaires de l’ECK. Un membre de l’ECK a d’ailleurs confirmé la véracité de ces accusations.

Les personnes présentes à l’annonce des résultats ont alors vivement protesté contre cette triche généralisée. Le président de l’ECK, M. Kivuitu, a appelé la police anti-émeute, qui a violemment procédé à l’évacuation de la salle, tandis que les observateurs étrangers et les médias étaient priés de quitter le KICC et que la police paramilitaire (le General Service Unit), cernait le bâtiment. Quelques minutes plus tard, sur KBC (la télévision gouvernementale), seule autorisée à rester dans les lieux, M. Kivuitu annonçait que Mwai Kibaki était vainqueur de l’élection présidentielle, avec 250 000 voix d’avance (4 584 millions de voix pour Kibaki, 4 352 millions pour Odinga). Moins d’une demi-heure plus tard, la même chaîne diffusait des images la cérémonie d’investiture de Mwai Kibaki, devant un parterre de proches alliés du régime. Au même moment, le ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique, John Michuki, émettait alors une directive interdisant aux médias de diffuser toute information politique en direct, alors que les émeutes touchaient différentes villes du pays.

Sur les violences et les « affrontements inter-ethniques »

La nature de cette violence, factuellement bien relayée dans la presse française, est assez équivoque. Les événements de ces derniers jours tendent à montrer, certes de manière bien paradoxale, que beaucoup de Kenyans ont intégré les normes démocratiques du vote bien mieux que leurs propres élites. Cette extrême brutalité est d’abord un signe de frustration vis-à-vis d’un scrutin volé. En témoigne la « charge » lancée dimanche contre State House, partie de Kibera et étouffée dans le sang. Mais la seule composante politique ne semble pas pouvoir expliquer cette recrudescence de violence contre des cibles qui souvent n’ont rien à voir avec le scrutin : la mise à sac des supermarchés de Kisumu, l’incendie des commerces et du Toi Market de Kibera, de même que les nombreux cas de viols attestent une criminalisation de la haine politique.

Bien au-delà des clivages identitaires, le « coup d’Etat civil » de Kibaki et de son entourage a anéanti l’espoir d’une réhabilitation sociale des plus pauvres dans leur ensemble (et non ses seuls Luo) que portait Raila Odinga. Plusieurs bandes luos de Kibera ont effectué des raids contre les Kikuyu du quartier de Kawangware à Nairobi, alors que les milices de la secte kikuyu Mungiki leur répondaient par des raids punitifs.

Le trucage des élections a été assimilé par beaucoup à une tentative de mainmise des Kikuyu sur le pouvoir. Cette lecture « ethnique » de la violence, si elle ne doit pas être mise de côté, ne tient pas compte de la répression policière et de la dimension sociale de la révolte. Cette dernière est pourtant primordiale, bien qu’elle soit parfois attisée par des rivalités plus profondes, foncières en particulier, qui cristallisent des identités conflictuelles, sur des lignes de fracture géographiques et ethniques déjà anciennes. La mémoire des « nettoyages ethniques » contre les Kikuyu, opérés au début des années 1990 par le régime Moi sur fond de conflits fonciers, est ainsi particulièrement vive dans la Rift Valley.

Cependant, le saccage de Kibera a touché indifféremment habitations et habitants, indépendamment de leur groupe ethnique. L’interprétation des conflits en cours sur un registre purement « ethnique », aux relents essentialistes, est donc erronée. Elle a été facilitée par l’emploi de ce registre d’interprétation par les politiciens kenyans, de l’ODM d’abord, puis du camp présidentiel. Raila Odinga a ainsi su jouer d’un lexique du « nettoyage ethnique » propre à mobiliser l’attention des médias et de la communauté internationale sur un pays et un régime dont la dérive autoritaire s’effectuerait sinon dans une relative indifférence. C’est cette habile opération de communication que les médias français et internationaux ont souvent relayée, sans le recul nécessaire.

Malgré le peu d’informations disponible au Kenya (beaucoup de faits, très peu de sens) la violence semble loin d’être le signe précurseur d’une « guerre interethnique » : elle demeure très localisée, circonscrite à certaines agglomérations et à certains quartiers. Surtout, elle ne doit pas être interprétée de manière univoque et globale. Elle n’est d’ailleurs pas relayée niveau politique, au contraire : tous les leaders, sans exception, appellent au calme et condamnent les émeutes. Bien que Odinga et Kibaki se renvoient la responsabilité des échauffourées, aucun leader d’envergure nationale n’a intérêt à ces violences. De fait, la « guerre civile » promise aujourd’hui par des médias tels que CNN apparaît davantage comme un fantasme politique insalubre que comme une réalité tangible.

Plus largement, ces dernières élections et l’impasse sur laquelle elles débouchent pour le moment doivent conduire à interroger la nature du régime Kibaki et sa « brutalisation ». La férocité de la répression policière (tirs sans sommation sur les manifestants, interdiction de la cérémonie d’investiture alternative organisée par Raila Odinga à Uhuru Park le lundi 31 décembre et menace d’arrestation de ceux qui s’y rendraient), la brutalité de certaines mesures (interdiction du « direct » politique dans les media, couvre-feu à Kisumu) peuvent surprendre quiconque voyait en Kibaki la promesse d’une rupture démocratique et légale avec le régime de Moi. La criminalisation de l’opposition n’est cependant pas nouvelle. En témoigne la répression, également féroce, de la secte Mungiki l’été dernier, marquée par de nombreuses exécutions extra-judiciaires – une organisation de défense des droits de l’homme a récemment découvert les charniers (500 corps pour la plupart exécutés par balle entre juin et octobre 2007 et retrouvés aux alentours des commissariats de police, il y a deux mois).

Au-delà du caractère de plus en plus répressif de la présidence Kibaki, son futur gouvernement suscite également nombre d’interrogations : avec 97 députés ODM pour 33 PNU, le Kenya connaît sa première « cohabitation ». Autrement dit, le pays est pour le moment ingouvernable, tant il semble improbable que la nouvelle assemblée accorde sa confiance à un président aussi illégitime. Mais Kibaki aurait déclaré que cela n’est pas véritablement un problème, la Constitution kenyane disposant qu’il n’y a pas obligation de réunir le Parlement plus d’une fois par an. Cependant, le refus de Raila Odinga d’entamer toute négociation avec Kibaki tant que ce dernier n’a pas reconnu sa défaite, rend improbable, à court terme, l’hypothèse d’un gouvernement d’union nationale ; sauf à prendre considération la tradition kenyane du nomadisme politique, et à voir un à un les députés ODM « achetés » par le camp présidentiel.

En termes de pratiques politiques, ce dangereux retour en arrière interroge également les nouvelles formes de l’opposition politique. Raila Odinga appelle aujourd’hui à des manifestations pacifiques en sa faveur, et à des mouvements de masse dans tout le pays, sans que l’on puisse encore discerner l’efficacité potentielle de tels rassemblements. Par ailleurs, le refus de certaines télévisions et radios de se plier à l’interdiction d’émettre est rassurant. Comme le sont les déclarations de Samuel Kivuitu, qui affirme désormais qu’il a agi sous pression et qu’il ne sait pas lui-même qui est le vainqueur de la présidentielle. Il y a donc un sentiment assez largement répandu du « juste » politique qui dépasse et critique les émanations d’un régime devenu autoritaire.


Merci à Anne Cussac de l’IFRA pour sa relecture et ses précieux conseils


|1| En référence au fruit, symbole du NON sur les bulletins de vote du referendum. Le OUI était quant à lui représenté par une banane, ce afin de faciliter le vote dans un pays où l’analphabétisme est encore assez courant.

|2| Raila Odinga a également, avant de se rallier à la NARC tenté de négocier une position au sein de la KANU.

|3| Il faut également signaler la mort violente d’une femme politique de l’ODM, Alice Onduto, au début du mois de décembre.

|4| Il y avait en tout 9 candidats à l’élection présidentielle. En ce qui concerne les élections parlementaires et des civiques, 117 partis étaient en compétition. La couverture opérée par KBC, le groupe public qui regroupe plusieurs stations de radio et une chaîne de télévision, était par contre clairement favorable au président sortant. KBC était par ailleurs sujette à la disposition de la loi sur la radiodiffusion publique kenyane (Kenya Broadcasting Corporation Act) qui impose aux médias publics une égalité des temps d’antenne aux différents partis politiques lors des élections.

|5| Dans tous les camps, l’argent a par ailleurs joué un rôle important dans la mobilisation. La rémunération de personnalités, de militants ou d’électeurs sous forme de « per diem » est monnaie courante. Leur influence est cependant difficile à quantifier. On a par ailleurs déjà évoqué l’utilisation des ressources de l’Etat pour la campagne du PNU.