En pleine affaire de l’Arche de Zoé, le dossier Darfour publié par Mouvements en juin 2007 propose une lecture analytique de la campagne de mobilisation internationale autour du conflit.

Erreurs factuelles, contre-sens, contre-vérités, petits mensonges et grandes exagérations s’accumulent, mettant en alerte une opinion publique mal informée sur la réalité du conflit qu’elle pense dénoncer.

Rencontre avec les associations, annonce d’une réunion à Paris fin juin réunissant représentants d’Etats africains, du G8 et de la Chine, proposition de mise en place d’un « couloir humanitaire sécurisé » : les premières initiatives de Bernard Kouchner au Quai d’Orsay auront été pour le Darfour. Les modalités d’une intervention extérieure dans cette région soudanaise en proie à une guerre meurtrière depuis 2003 (envois de casques bleus ? présence de troupes françaises ? renforcement du dispositif de l’Union africaine ?) font aujourd’hui débat, entre un ministre des Affaires étrangères soucieux d’avancer vite sur un dossier à ses yeux prioritaire et des ONGs inquiètes d’un risque d’amalgame entre l’humanitaire et le militaire.

Massacres de civils, pillages, stratégies de terreur, politiques de déplacement de populations : les violences de masse que subissent les Darfouriens suscitent désormais l’intérêt de la communauté internationale. Médias et activistes n’hésitent pas à convoquer le génocide rwandais pour sommer la communauté internationale à ne pas attendre « qu’il n’y ait plus de Darfour pour agir ». Mais, au fil des semaines et de l’essor d’une vaste campagne de communication, erreurs factuelles, contre-sens, contre-vérités, petits mensonges et grandes exagérations s’accumulent, dans un tourbillon d’images brandies hors contexte et de raisonnements réduits au martèlement de slogans. Ainsi mise en alerte, une opinion publique se forme et, de marches de la paix en soirées caritatives, les manifestations publiques de dénonciation se multiplient, au nom du refus de leurs participants d’être « complices ». Mais de quoi exactement ?

Les attaques les plus meurtrières à l’encontre des civils ont déjà eu lieu au début de la guerre entre 2003 et 2004. Le nombre de morts a fortement diminué depuis, même si on meurt toujours au Darfour (la mission des Nations Unies au Soudan décompte en moyenne 200 morts civils par mois depuis le second semestre 2006). Les milices Janjawid soutenues par l’armée gouvernementale ont mené une campagne de terreur contre les populations civiles non arabes du Darfour : pour Khartoum il s’agissait de lancer une contre-offensive contre les mouvements rebelles partis en guerre contre son autorité en 2003. Si le conflit a cristallisé une fracture identitaire entre ceux qui se revendiquent comme Arabes et les autres (Four, Zaghawa, Massalit…), il ne s’agit pas pour autant d’une guerre raciale entre « Africains » noirs et Arabes blancs. Présents sur le sol africain depuis des siècles, les Arabes du Darfour sont largement métissés avec les non-arabes.

Il est urgent de déconstruire la catégorie « Janjawid » : la mobilisation de ces milices n’est pas le résultat d’une haine ancestrale entre deux catégories délimitées de population au Darfour, mais plutôt celui d’une instrumentalisation de conflits fonciers par le pouvoir central. Les milices Janjawid ne comptent pas que des Arabes, et surtout elles ne comptent pas tous les Arabes. Les nomades qui les composent comptent sur le conflit pour acquérir du pouvoir et des terres.

La qualification de génocide utilisée par certaines associations, et reprise à son compte par George Bush, suscite la prudence des observateurs les plus familiers du conflit (la commission d’enquête de l’ONU, en février 2005, a préféré parler de crime de guerre et de crime contre l’humanité) car elle peut faire l’objet de toutes les instrumentalisations. Il ne s’agit pas non plus d’une guerre de religions : les rebelles du Darfour sont musulmans, et une bonne part des élites non arabes du Darfour ont longtemps soutenu le projet islamiste soudanais.

Le conflit du Darfour est une guerre pour le pouvoir et pour la terre, opposant un régime autoritaire et meurtrier peu soucieux des droits de l’homme et défait à plusieurs reprises, à des mouvements rebelles militairement efficaces mais incapables de renverser le régime d’Omar Al-Béchir. Seule la relance d’un processus politique et d’une négociation de paix intégrant tous les acteurs du conflit pourrait mettre un terme aux violences. La communauté internationale n’est plus indifférente au sort du Darfour. En réalité, treize agences de l’ONU et 80 ONGs y sont présentes, dans le cadre de l’une des plus grandes opérations d’aide humanitaire de l’histoire contemporaine. Le Parlement européen s’est prononcé à plusieurs reprises sur le conflit. L’accord de paix d’Abuja, signé en mai 2006, a été parrainé par les Etats-Unis.

L’effort de description du conflit entrepris aujourd’hui par Mouvements, cet état des lieux empirique nourris des témoignages de chercheurs, d’acteurs de terrain et de rapports de l’ONU offre une perspective en bien des points divergente de ce qui se dit, se montre et s’écrit souvent à propos du Darfour. Notre ambition n’est pas ici de trancher les débats sur l’intervention mais de clarifier les faits et de restituer ainsi les conditions indispensables au déroulement informé de la discussion.

Certes la couverture médiatique du conflit n’est pas, dans son ensemble, univoque. Des points de vue contradictoires sont même régulièrement publiés dans la presse. Mais la disproportion est grande entre la place accordée aux comparaisons historiques au poids symbolique écrasant (« Parce qu’il n’est pas plus juste qu’un enfant souffre et meure aujourd’hui au Darfour qu’hier au Rwanda, en Bosnie, au Cambodge ou dans les camps de la mort » écrit le collectif Urgence Darfour en préambule au meeting organisé en mars dernier à la Mutualité) et la prise en compte du déroulement chronologique effectif du conflit ; entre le misérabilisme aux effets exotisants (« Parce qu’un jour, on écrira l’histoire des enfants et vieillards errant sans main sous le feu du Darfour, tués par l’indifférence des gouvernements et des peuples », Urgence Darfour toujours) et la désignation des facteurs politiques et économiques de la guerre ; entre l’injonction à l’action et le travail d’explication.

Dans un grand article publié dans Le Monde (13 mars 2007) – et traduit dans le Financial Times –, l’écrivain et essayiste Bernard-Henri Lévy se réjouit de voir le soldat rebelle qui l’accompagne payer ses produits au marché et non les voler, sans comprendre qu’il se trouve alors dans une zone où sa faction n’a aucun pouvoir. Il s’enthousiasme pour les rebelles au nom de leur attachement supposé à la laïcité, mais c’est parce qu’il n’a pas compris que les mosquées au Darfour sont parfois de simples lignes tracées dans le sable qu’il n’a pas su reconnaître. Il dépeint les rebelles avec un lyrisme romantique alors qu’ils sont aussi responsables de nombreuses exactions. Ainsi, un affrontement cité comme ayant opposé rebelles et Janjawid a en réalité eu lieu entre branches insurgées. Contrairement à ce qu’il écrit, on trouve des enfants et des adolescents dans leurs rangs. Dans Libération (20 mars 2007), il publie une interview d’Abdelwahid Mohamed Ahmed Al-Nour, présenté comme le leader angélique de la rébellion du Darfour alors qu’il n’est que le chef discrédité d’une faction.

Le résultat de cette invraisemblable accumulation d’erreurs, c’est la production d’un scénario hyper pédagogique et très facile à retenir, opposant les bons rebelles aux méchantes troupes pro-Khartoum. Division manichéenne qui, ça tombe bien, recoupe dans l’esprit de l’auteur une séparation entre islam modéré et islam radical, ce « choc des civilisations » qui se produit évidemment « dans
les ténèbres de l’Afrique ».

Que nous apprend ce décalage entre la description informée des faits et les commentaires « hors-sols », irréels à force d’abstraction spectaculaire ? Qu’à travers le récit du conflit du Darfour, celui qu’aiment se raconter intellectuels médiatiques, responsables politiques en campagne électorale et journalistes en quête de scandale, se fabrique un monde : un univers où « les Arabes » tuent « les Noirs » ; où l’islam arbore un visage sanguinaire ; où l’Afrique éperdue de barbarie n’a plus que l’Occident vertueux pour sauver ses âmes ; où les enjeux politiques s’effacent derrière le poids des « civilisations ».

Relevant les excès rhétoriques de la campagne « Save Darfur » aux Etats-Unis, l’anthropologue et politologue ougandais Mahmoud Mamdani a écrit (London Review of Books, 27 mars 2007) : « Dans leur couverture du Darfour, les journaux sont des pornographes de la violence. Ils semblent fascinés et obsédés par les détails sanglants, décrivent les pires atrocités avec d’écoeurantes précisions, et se plaisent à chroniquer leur augmentation. Ils partagent l’idée que les auteurs des violences agissent pour des motifs biologiques (la race) ou, du moins, pour des raisons de “culture”. Cette approche voyeuriste accompagne un discours moralisateur dont les effets sont d’occulter la nature politique des violences commises et de constituer le lecteur non seulement en observateur impliqué par ce qu’il lit mais en sujet vertueux. »

Sur son site, le collectif Urgence Darfour propose de « visualiser le génocide » grâce à Google Earth, ce programme qui mémorise la cartographie de la planète. Et nous invite à « zoomer sur plus de 133 000 maisons, écoles, mosquées et autres bâtiments détruits par incendie », à grands renforts d’animations graphiques et d’effets de gros plans procurant la troublante sensation de vivre le drame en « live ». A l’occasion du conflit au Darfour progresse la mise en spectacle du monde, et avec elle, la propagation d’une pensée réductrice.

« De l’indifférence des peuples naît l’inaction des gouvernants » met en garde l’association Sauver le Darfour, concurrente d’Urgence Darfour. Quelles conséquences politiques et humaines découleront de la mauvaise information des citoyens ? Tandis que la France, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, promet d’apporter sécurité et aide alimentaire aux déplacés, il est toujours aussi difficile aux Darfouriens demandeurs d’asile d’obtenir des papiers pour s’installer dans l’hexagone.

Dossier coordonné par Florence Brisset-Foucault et Jade Lindgaard

Sommaire :

Choses (mal) vues au Darfour

Quand BHL part en reportage pour Le Monde, d’erreurs en contre vérités, les faits perdent leurs sens au profit d’une vision simpliste et romantique du conflit.

Une mobilisation tapageuse et fragile

Instrumentalisation du thème de génocide, absolutisation du conflit, dimension militaire effacée derrière la rhétorique humanitaire : l’idéologie interventionniste noie la réalité du Darfour sous un fatras compassionnel. Entretien avec Rony Brauman.

Généalogies d’un conflit

La nature du pouvoir central de Khartoum, la dégradation des relations inter-ethniques autour de la question foncière et les tentatives d’instrumentalisation d’une partie de la rébellion par le Tchad voisin jouent un rôle essentiel dans le conflit du Darfour mais largement mésestimé par la communauté internationale. Entretien avec Jérôme Tubiana.

France, impossible terre d’asile

Le parcours du combattant d’Ali, demandeur d’asile du Darfour confronté à une bureaucratie hexagonale mal informée et suspicieuse jusqu’à l’absurde.

Vivre en zone rebelle

Ecole sous les arbres, prière, construction d’abri, puits d’eau improvisé dans le lit des oueds : scènes de la vie quotidienne au Darfour, loin des camps de déplacés. Reportage photo.