Dans votre dernier livre, La stratégie du choc, vous démontrez comment des chocs (catastrophes naturelles, crises économiques, sanitaires etc.) profitent au capitalisme, qui les transforme en opportunités pour se développer et s’étendre. En vous focalisant ainsi sur les chocs, n’y a-t-il pas un risque de passer à côté d’autres formes d’évolution du capitalisme ? Il s’est développé en France, par exemple, sans aucun “choc” depuis la seconde guerre mondiale.

Mon livre |1| ne prétend pas décrire tous les scénarios du développement ou de l’évolution du capitalisme. Je crois qu’il faut le prendre pour ce qu’il est, et le critiquer à partir de l’approche que j’ai choisie.

Mon idée est de proposer une histoire alternative de l’idéologie capitaliste, dont le néolibéralisme est la phase contemporaine, celle des moments de ruptures et de crises. Dans cette perspective, l’absence de crise doit être mise en relation avec l’incapacité du néolibéralisme à s’installer complètement. Je crois que l’imposition de mesures néolibérales se fait souvent au nom d’une « nécessaire gestion de crise ». Mon pays, le Canada, n’est pas pleinement néolibéral. Mais le développement du néolibéralisme y a largement dépendu de la capacité à créer une atmosphère de crise économique. Bien sûr, il n’y a pas eu de crise profonde, tout cela s’est fait sans explosion. Mais le néolibéralisme canadien n’est pas très « explosif » non plus.

Mon enquête porte également sur la manière dont ce système se renforce, une fois mis en place, en installant la menace de représailles à venir. En fait, le néolibéralisme ne s’installe pas sans crise ; mais une fois cette étape initiale franchie, il peut se maintenir en agitant des menaces crédibles. Par exemple, si vous avez libéralisé votre marché monétaire, alors vous êtes vulnérables, vous craignez les crises financières : ce que j’avance n’est pas de la paranoïa, c’est bien la réalité. Pour Thomas Friedman, c’est même justement cela qui rend le marché ingénieux. De nombreux chocs ou atmosphères de chocs peuvent être artificiellement créés. Au Canada, les intellectuels et médias de droite sont parvenus à présenter la dette, causée par l’augmentation des taux d’intérêts, comme directement liées à nos programmes sociaux. Aucun statisticien informé ne pouvait croire à cette version de l’histoire, mais peu importe, c’est cette information que les médias ont relayée.
En avançant dans ma recherche, je n’ai cessé de trouver de nouveaux exemples de ce que j’étudiais. Je ne voulais pas faire un livre qui expliquerait qu’une même et unique stratégie était à l’œuvre dans tous les pays du monde. J’ai choisi les cas que j’étudie pour leur intensité. Des chocs de moindre ampleur qui jouent un rôle similaire. On le voit en Bolivie, avec l’hyperinflation, en Pologne, avec la transition politique, en Afrique du Sud, etc.
Mais je crois que la meilleure définition de la thérapie du choc est celle d’un état d’exception politique.

Mais le capitalisme n’a pas besoin d’être toujours aussi extrême. Il est donc également indispensable de l’étudier à travers ses petits changements, comme les dérégulations de faible ampleur qui contribuent aussi à son développement…

Comme je l’ai dit, ce livre raconte une histoire alternative des grands bonds en avant de ce capitalisme.
Je crois que ce choix est justifié, et qu’il permet de lever de nombreux malentendus. Prenez le chapitre sur la Russie. Quand j’ai commencé à travailler dessus, je n’en croyais pas mes yeux : alors que j’avais moi-même intégré la version officielle de l’histoire, je suis tombée sur des textes établissant un parallèle direct avec le Chili. J’ai alors compris la corrélation totale entre les attaques contre le Parlement et la thérapie de choc imposée. C’est une version de l’histoire que nous avons besoin de comprendre |2|.
Est-ce pour autant une analyse exhaustive de la manière dont nous nous retrouvons en prise avec le néolibéralisme ? Non, assurément pas. Mon but est de proposer une vue d’ensemble qui soit le pendant de celle que Francis Fukuyama ou Milton Friedman nous ont vendu sur la démocratie et la liberté.

Leur version de l’histoire est fondamentale, parce que le néolibéralisme a besoin d’une base électorale. Dans les pays démocratiques au moins, il doit faire face au problème du suffrage populaire.
C’est ce que Thatcher avait compris lorsqu’elle a décidé de privatiser le parc immobilier de l’état : les gens ont alors commencé à penser comme des propriétaires. Dans les années quatre-vingt-dix, nous avons beaucoup ri de la culture boursière et de ce qu’elle impliquait, de la spéculation comme nouveau sport… Mais son impact sur la manière dont les gens pensent a été très important. L’origine de la crise financière actuelle est que les néolibéraux sont parvenus à faire penser les gens comme des propriétaires : ils ont investi leurs petites économies boursières dans des maisons… et se retrouvent aujourd’hui à la rue.

On pourrait vous opposer une autre critique : vous parlez du capitalisme, comme s’il n’en existait qu’une forme. On peut au contraire considérer que coexistent différents modèles, japonais, français, rhénan, etc.

J’ai choisi de me concentrer sur un phénomène particulier, le néolibéralisme, que l’on peut définir comme la phase contemporaine du capitalisme. J’ai fait ce choix, parce qu’il me semble que, pour l’instant, nous l’avons insuffisamment analysée. Y compris David Harvey, dont les analyses m’ont beaucoup appris, ne traite pas suffisamment de la question de la violence. C’est cela que mon livre propose : une approche fondée sur une analyse des liens entre néolibéralisme et violence.
Cette absence de réflexion sur les liens entre néolibéralisme et violence explique en grande partie pourquoi, ce que certains appellent le “mouvement antiglobalisation” a perdu de son importance après le 11 septembre et la guerre en Irak. Il n’était pas à même de proposer une analyse suffisamment profonde de la violence dont le néolibéralisme a historiquement besoin pour s’imposer.

À cette époque, je vivais en Argentine. Les Argentins ont un réel sens de la continuité. Ils parvenaient à rapprocher ce qui se passait alors en Irak de ce qu’ils avaient eux-mêmes vécu dans les années soixante-dix. À l’inverse, si vous prenez les manifestations anti-guerre en Amérique du Nord, vous aviez l’impression d’être face à quelque chose de complètement nouveau. J’ai ressenti le besoin de proposer un schéma qui permette de relier les analyses que nous proposions dans le mouvement altermondialiste avec ce qui se passait et se passe encore en Irak. Je me souviens qu’au Canada, les militants se sont assez nettement divisés. Il y a d’une part ceux qui ont choisi de continuer à se concentrer sur l’économie, la dérégulation, pour la plupart des membres d’ONGs réticents à parler de la guerre contre le terrorisme, car ce n’était pas leur domaine. Et, d’autre part, il y a le mouvement anti-guerre, dont les acteurs ne s’intéressent pas à l’économie, en dehors de quelques discussions sur le pétrole. Du coup, ceux qui se sont concentrés sur le commerce ne peuvent pas s’adapter à une ère de guerre et de torture, tandis que le mouvement anti-guerre a complètement laissé de côté les analyses économiques. C’est ce constat qui m’a poussé à écrire ce livre.

Pensez-vous que ce que vous écrivez est valable pour le capitalisme en général et s’applique potentiellement au monde entier ?

Je crois que l’élément le plus significatif de notre époque, c’est l’extension globale de cette idéologie radicale par la libéralisation des flux de capitaux, ce que nous avons appelé la globalisation, J’en propose une histoire alternative. Bien entendu, ces histoires sont différentes dans chaque endroit du monde…

En fait, la critique de mon livre dans laquelle je me retrouve le plus est qu’il est trop clément sur les rapports des modèles économiques keynésiens à la violence. Nous devrions vraiment en tenir compte. Dans une période de réchauffement climatique et de raréfaction des ressources, n’importe quel modèle économique qui repose sur l’extraction des ressources naturelles et la croissance continue a besoin de la violence pour se maintenir – y compris un modèle keynésien. On le voit clairement en Équateur ou au Venezuela. En Équateur, Rafael Correa, qui est pourtant un président de gauche, est en conflit avec les communautés indiennes qui ne veulent pas payer le prix social et écologique qu’implique l’exploitation de nouveaux gisements pétroliers. Correa veut qu’une partie des bénéfices du pétrole soit utilisée pour financer les programmes publics d’éducation et de santé ; les Indiens réclament que le pétrole reste où il est : sous terre !
Si on se demande ce qui est opérant pour nous, aujourd’hui, je crois qu’il faut penser à autre chose qu’à un retour vers le keynésianisme. Je pense que l’affrontement entre keynésianisme et capitalisme extrême des années soixante et 70 a été une bataille importante à cette époque. Mais nous ne devons pas oublier que les discours sur l’âge d’or du capitalisme occultent de nombreuses violences, de nombreux abus.

Ce que le keynésianisme peut nous enseigner, c’est que des “chocs positifs” sont possibles. La crise de 1929 en est un exemple, de même que le programme de la Résistance et l’instauration de l’État providence à l’issue de la seconde guerre mondiale.

Effectivement. Dans mon livre, je parle de 1929 comme de l’archétype du choc positif. Le problème avec le capitalisme du désastre, c’est qu’il est une stratégie de contournement de la démocratie, pour s’imposer quoi qu’en pensent les citoyens.
Réagir politiquement à une crise n’est pas le signe d’un opportunisme mal placé. Au contraire : les crises sont des avertissements, des injonctions à agir autrement. La gauche, par le passé, a également utilisé certaines crises pour contourner la démocratie.
Mais une crise comme 1929 a eu un effet inverse : elle a débouché sur un “progressisme du désastre”, un “collectivisme du désastre”, ou encore un “socialisme du désastre”. C’est l’exact inverse du processus que je décris dans le livre. En lieu et place de la centralisation du pouvoir, la démocratie s’est étendue. Cet exemple permet de remettre en cause une idée fausse : les victimes traumatisées d’un choc ne seraient pas en mesure de faire face d’elles-mêmes. Parler de choc est alors une arme pour priver les citoyens de leur droit à participer aux décisions qui les concernent.

Au Sri Lanka, après le tsunami, certaines ONGs ont construit des camps où personne ne pouvait vivre : les matériaux utilisés n’étaient pas adaptés, il faisait donc trop chaud pour y vivre. À l’inverse, j’ai rendu visite à une communauté, dans laquelle les habitants s’étaient organisés seuls, avec des fonds qu’ils avaient eux-mêmes collectés. Ils étaient sans ONG ni logo, ce qui est rare, au Sri Lanka, où tout est sous licence d’ONGs. L’autonomie de cette communauté était indispensable pour guérir du traumatisme. Ces gens avaient perdu leurs enfants, leurs proches, mais ils avaient conservé leur capacité à dire “non, nous voulons que notre village soit reconstruit comme nous l’entendons, pas comme les ONGs le souhaitent”.
Vivre en Argentine pendant la crise de 2001 a été une expérience unique pour moi : c’était le chaos, mais les gens se rencontraient à chaque coin de rue et organisaient des assemblées populaires, de débat et d’entraide. C’est un exemple vraiment parlant de ce qu’est un choc positif : un choc qui ouvre l’espace démocratique bien plus qu’il ne le ferme.

L’actualité récente pourrait nous offrir d’autres exemples de chocs positifs : tremblement de terre en Chine, cyclone en Birmanie…

Le cas de la Chine est vraiment intéressant. Il me fait penser au Mexique, qui est un très bon exemple de “démocratie du désastre”. Pour les historiens spécialistes du Mexique contemporain, le tremblement de terre de 1985 a ouvert la voie à la démocratisation : il a permis de mettre au jour les inégalités et la corruption dans le domaine du logement et de l’urbanisation. On pouvait clairement voir que les logements publics s’étaient effondrés, tandis que les bâtiments officiels et les immeubles privés étaient encore debout. Quelque chose de similaire se passe actuellement en Chine, où plus de 10 000 enfants sont morts sous les décombres de leurs écoles. On peut voir les mêmes images qu’au Mexique : une école détruite et, juste à côté, un bâtiment intact. Sachant que la politique de l’enfant unique imposée par l’État renforce le mécontentement des familles des enfants morts sous les décombres de leur école, la situation politique y est très volatile.

Pour la Birmanie je suis plus réservée. Je crois que la situation est beaucoup plus proche de la thérapie du choc que d’autre chose. Les opposants au régime le disent : alors qu’ils avaient l’intention de mobiliser pour voter non au referendum, le cyclone les a empêchés de mener campagne. De plus, l’aide internationale risque de renforcer la junte : avant le cyclone, les désertions augmentaient de manière constante, à tel point que la menace principale était une césure au sein même du régime. Les soldats étaient très mécontents de leur situation. Du coup, la junte utilise aujourd’hui l’aide pour remonter le moral des soldats, plutôt que de la distribuer à ceux qui en ont vraiment besoin. Le cyclone va sans doute permettre de pousser des réformes néolibérales et de transformer la Birmanie en nouvel espace d’investissement pour capitaux étrangers…

Comment analysez-vous la crise financière actuelle ? Il n’apparaît pas clairement qu’elle peut être un choc positif, mais, dans le même temps, elle semble devoir entraîner des transformations durables du capitalisme néolibéral : l’État est appelé au secours, les banques centrales sont sommées d’intervenir et d’injecter des capitaux, etc. ?

Cela pourrait être un choc positif, dans la mesure où elle renforce l’idée d’une crise idéologique du capitalisme. Dès lors que les néolibéraux enfreignent leurs propres règles, ils ouvrent une brèche… d’autant plus qu’ils disent :”nous ne pouvons pas aider les gens qui ont perdu leur maison, mais nous pouvons aider Blackstone”. Mais pour que cela soit un choc positif, il faudrait que la gauche ait une feuille de route claire, qu’elle puisse proposer une alternative… et elle n’est actuellement pas en mesure de le faire.
En une d’un numéro récent de The Economist, on peut voir un dessin représentant des hordes de prolétaires à l’assaut des coffres d’une banque. Le titre donné à ce dossier est “les Barbares à l’assaut des coffres”. Les assaillants portent des banderoles comme “régulation maintenant”, “limitons les salaires”, etc.

C’est très intéressant, c’est une preuve de la paranoïa actuelle de l’élite. En voyant cette une, je me suis dit que cela aurait tout à fait pu être celle de the Nation ! Ce que représente cette une pourrait avoir lieu, mais cela n’aura pas lieu. On a simplement affaire au schéma classique : lorsque le capitalisme est en crise, le secteur privé pille le secteur public. La dette privée est transférée dans le secteur public, alors que les profits ne suivent pas ce même mouvement.

Quelle serait l’alternative ?

Je ne sais pas pourquoi personne ne parle de nationaliser Total, par exemple. On pourrait faire de nombreuses propositions de ce genre, très audacieuses. L’industrie pétrolière réalise des profits incroyables. Il y a de réelles préoccupations autour du réchauffement climatique, et nous savons bien qu’aucun investissement n’est réellement réalisé dans le domaine des énergies alternatives… Pourtant, nous restons passivement à dire, “gardez vos milliards de dollars”… Ce serait fantastique de revendiquer la nationalisation des compagnies pétrolières, pour s’assurer que tous les profits soient dédiés à la recherche d’alternatives énergétiques. Ce n’est pas une demande folle ou irréaliste dans le contexte actuel.

La solution serait-elle de nationaliser ? Ne serait-il pas plus pertinent de proposer de socialiser l’économie, en s’inspirant des coopératives ? C’est ce qui s’est passé aux USA après la crise de 1929…

C’est une très bonne question. Dans le contexte des USA, l’idée de nationaliser une firme comme Exxon est plutôt absurde… Qu’est-ce que cela signifie ? Que l’administration Bush devrait la diriger ? C’est déjà pratiquement le cas aujourd’hui…
Les compagnies pétrolières dépensent énormément d’argent en communication pour nous faire croire qu’elles investissent dans les énergies alternatives, alors qu’elles ne font rien… Elles investissent au contraire dans l’exploitation de nouveaux gisements.
Les nationalisations ne se font plus que quand les compagnies se détruisent elles-mêmes, et non lorsqu’elles mettent en danger le bien commun : Northern Rock est nationalisée comme un ultime recours, mais personne ne veut que Northern Rock soit nationalisée… L’objectif serait de nationaliser ces firmes lorsqu’elles réalisent des milliards de bénéfice, pas lorsqu’elles sont en faillite, pour pouvoir en tirer des avantages.

Les nationalisations peuvent poser des problèmes, c’est vrai. En Bolivie, le gouvernement de Morales remporte quelques victoires, mais c’est l’un des éléments du problème : ils ne sont pas vraiment en capacité de gérer ces compagnies au niveau national. La socialisation, incluant une forme d’éco-socialisation, apparaît comme une bonne alternative. C’est ce que proposait Upton Sinclair, le journaliste américain muckraker et militant progressiste, dans les années trente.

Mais le rêve d’Upton Sinclair s’est évanoui, du moins dans les pays occidentaux : nous n’avons plus vraiment d’usines… alors, que peut-on socialiser ?

Upton Sinclair ne proposait pas de transformer les firmes existantes en coopératives, mais de créer des coopératives. Il voulait que l’argent public vienne soutenir des projets communautaires plutôt que de privilégier la charité privée. Dans un contexte de chômage élevé, son idée était de créer de nouveaux emplois, par le développement de coopératives.

Des tentatives de socialisation des ressources naturelles, des sous-sols, etc. existent à l’heure actuelle.

Oui, et c’est une piste vraiment intéressante. Se pose ensuite la question de la manière dont une communauté peut parvenir à gérer ses ressources… Il y a quelques exemples, en Bolivie notamment.

Cette question se pose dans un autre domaine, celui du service militaire et de la conscription… Il est difficile de plaider pour revenir à ce système, mais en même temps, vous montrez très clairement la dynamique de privatisation à l’œuvre dans tout ce qui a trait à la défense, et notamment dans l’armée…

C’est une question compliquée, en effet. C’est d’ailleurs l’une des différences avec 68 et la guerre au Vietnam : la suppression de la conscription a entraîné la disparition du lien entre les personnes qui participent à la guerre et celles qui la pensent. Supprimer la conscription, c’était une idée de Milton Friedman : à ces yeux, c’était une forme de socialisme. Il était au contraire favorable à ce que l’armée fonctionne selon les principes de l’économie de marché. Et à cette époque, il avait un petit protégé, membre du Congrès, dont le premier acte politique d’ampleur fut justement d’abolir la conscription. Ce petit protégé, c’était Donald Rumsfeld. Trente ans plus tard, la boucle est bouclée : la guerre en Irak est privatisée. Ce sont les mercenaires de sociétés privées, comme Blackwater, qui sont envoyés sur le front.
Noam Chomsky, par exemple, plaide pour que la conscription soit réinstaurée. Et je ne suis pas certaine qu’il ait complètement tort. Ce qu’il explique, c’est que si nous devons avoir une armée, autant qu’elle soit démocratique. Et la seule possibilité, selon lui, c’est qu’elle soit publique. Mais, personnellement, je n’en suis pas encore là !

Ceci étant, ce n’est pas la seule différence avec la guerre du Vietnam. Mes parents se sont installés au Canada, en 1968, après que mon père a refusé de combattre au Vietnam. Nous sommes donc devenus canadiens par choix, un choix politique. Mes parents appartenaient à une génération qui a tout fait pour que les médias ne puissent par ignorer le mouvement anti-guerre. Et ils y sont parvenus. Aujourd’hui, la différence, c’est l’extraordinaire capacité qu’ont les médias à rendre toute résistance invisible. Prenez Cindy Sheehan, la militante anti-guerre, dont le fils est mort en Irak. Lorsqu’elle a campé devant le ranch de G. Bush, en 2005, elle a focalisé sur elle l’attention médiatique. Mais ça n’a pas duré. Elle a disparu des journaux, alors même que la résistance ne faiblissait pas… Le mouvement pacifiste des vétérans de la guerre d’Irak grandit chaque jour. Mais il semble mieux connu en Europe qu’aux États-Unis. Ce printemps, une centaine de vétérans a témoigné de leur participation à des crimes de guerre, en Irak comme en Afghanistan. Aucun média n’en a parlé, aux États-Unis. Pourtant, c’était très télégénique : un beau GI, couvert de tatouages, qui arrache sa médaille pour la jeter… L’Irak lui-même a disparu : on n’en parle plus. Les opposants à cette guerre sont cachés, parce que les médias considèrent que les Américains en ont assez… Ainsi, l’Irak est souvent mentionné, mais il n’est jamais montré.

Vous avez parlé à plusieurs reprises d’histoires, de narrations, expliquant notamment que le mouvement altermondialiste avait perdu son histoire après le 11 septembre… Quelle histoire a-t-il perdu ? Et que représente cette perte ?

Quelle était cette histoire ? En fait, je pense qu’une partie du problème, c’est que nous proposions une analyse plutôt qu’une histoire. Mais dans certaines parties du monde, comme en Amérique Latine, la globalisation était intégrée à une histoire longue, celle de la colonisation. Dans cette vision, le néolibéralisme n’est que la phase moderne d’un pillage de plus long terme : pillage des ressources naturelles et exploitation des populations, puis pillage du secteur public et de l’État. En Argentine, presque tout le monde peut raconter cette histoire. C’est une histoire partagée.
À un certain moment du mouvement altermondialiste, les militants sont parvenus à proposer une histoire de ce qui était en train de se passer : la transformation du monde en marchandise, au cours de laquelle tout, l’eau, l’agriculture, Internet, la culture, etc. était avalé par les accords de libre-échange. C’est une manière très simplifiée de dire les choses. Le manque de perspective historique a relégué cette narration aux oubliettes dès le 12 septembre 2001. Cette narration était pleine de faiblesses et n’avait que peu d’impact. Elle était trop liée à un contexte précis. Quand ce dernier a changé, la narration a semblé dépassée. La méthode a également changé : nous avions identifié certaines institutions comme étant à la racine de cette privatisation du monde, comme l’OMC, les accords de libre-échange régionaux, ou les entités régionales dédiées au libre-échange, comme l’ALCA, l’Union Européenne, etc. Nous avions identifié le G8 comme élément moteur de cette dynamique. Et nous suivions chacune de ces institutions dans leurs réunions, etc. convaincus que si nous nous débarrassions de ces institutions, alors la logique allait s’effondrer d’elle-même. Nous nous sommes trompés. Et c’est là qu’arrive l’« épisode » Paul Bremer. En Irak, il n’y avait ni négociation, ni accord, il n’y avait que Paul Bremer, avec son costume d’homme d’affaires et ses bottes militaires…

Mais l’histoire de long terme dont vous parlez, à propos de l’Argentine par exemple, a survécu…

L’analyse claire des liens entre colonialisme et néolibéralisme, celle des racines violentes du néolibéralisme, a permis de faire en sorte que le 11 septembre comme la guerre en Irak ne soient pas perçus comme des événements complètement nouveaux, qui appelleraient de nouvelles analyses.
Ils ont été perçus comme de nouvelles manifestations d’un processus déjà en cours. C’est pour cela que l’Amérique Latine continue d’être aux avant-postes de la lutte contre le néolibéralisme. Je pense notamment aux pays dont une part importante de la population est indienne, comme l’Équateur, la Bolivie ou encore le Mexique. Leurs résistances sont plus fortes, durables. Je suis allée au Chiapas, en décembre dernier, et j’ai nettement perçu les différences entre les militants d’Amérique du Nord et les Zapatistes. Au Chiapas, le discours n’a pas changé, parce que rien ne justifie de le changer. Bien sûr, les Zapatistes évoluent, ils font face à de nouveaux défis et doivent résister à de nouvelles offensives. Mais le cœur de leur analyse, c’est-à-dire le cœur de leur histoire, ainsi que le cœur de ce que serait une histoire alternative, y est solide et stable.

Comment ces “cosmovisions” peuvent-elles nous servir ? Que peuvent-elles nous enseigner ?

De nombreux militants cherchent à construire des liens avec les cultures indiennes… ce n’est pas nouveau si vous prenez le cas de l’éco-féminisme par exemple. Les approches de ce genre sont nombreuses, mais la gauche marxiste les a dénigrées, considérant qu’elles n’étaient pas révolutionnaires. Je crois que nous allons y revenir.
Ce sont des histoires qui nous enseignent clairement que nous ne pouvons pas exploiter les ressources naturelles en ne nous préoccupant que de questions de redistribution. Nous sommes arrivés à un point de non-retour…

Nous pouvons essayer de faire le parallèle entre la culture de l’Apocalypse et ce que nous sommes en train de vivre. On peut définir le capitalisme comme l’incarnation de l’Apocalypse en ce monde. Il est significatif que ce livre de la Bible intéresse et attire de plus en plus de personnes aux États-Unis, notamment au sein d’une administration qui semble faire tout ce qu’elle peut pour que l’Apocalypse advienne sur Terre, en refusant par exemple de signer le protocole de Kyôto. Bush et toute son administration sont de fervents chrétiens qui pensent que la fin du monde est proche. Il faut dire qu’ils y contribuent par leur politique ! Ils rendent possible des désastres de plus en plus nombreux, et vont jusqu’à privatiser la réponse aux catastrophes. Je ne dis pas que l’administration Bush le fasse consciemment, et je ne pense pas que leur projet soit de provoquer la fin des temps. Mais je trouve que le parallèle est riche d’enseignements. Dans l’Ancien Testament, le déluge détruit la terre, avant que tout ne recommence. Cette idée, que l’on peut faire n’importe quoi sans se soucier des conséquences, puisque de toute façon on pourra ensuite prendre un bateau pour être sauvé, puis recommencer de zéro, est au cœur de notre rapport à la planète. L’Apocalypse procède de la même logique : on peut abandonner la Terre, la laisser brûler, comme une opportunité de faire le tri entre les bons, qui seront sauvés et les mauvais, qui disparaîtront… Ce sont là les fondements mêmes du colonialisme : partir vers des pays vierges pour tout recommencer. Cette idée du nouveau départ, de la « frontière », de la possibilité d’abandonner son passé, fonde la culture des USA. Une compagne aérienne de luxe, nouvellement créée, a pour slogan « transformez votre ouragan en vacances de luxe ! » C’est exactement cette logique.

Notre culture chrétienne nous enseigne que nous ne sommes pas obligés de vivre avec ce que nous créons, qu’il n’est pas nécessaire d’assumer toutes les conséquences de nos actes… et c’est ainsi que fonctionne notre modèle économique, qui repose sur l’idée qu’il y a toujours un ailleurs que nous pourrons aller piller. Nous sommes bloqués dans cette histoire, que nous réalisons encore et toujours.

Les cosmovisions indigènes en sont l’antithèse. Bien sûr, chaque culture a sa propre narration. Mais il y a une idée commune de connexion entre votre communauté, votre histoire et l’endroit auquel vous appartenez. Il n’y a pas d’échappatoire possible, vous êtes tenus d’assumer les conséquences de votre mode de vie, puisque la vie repose sur des cycles. Vous devez donc vous préoccuper de votre environnement pour sept générations.

Mais ces cosmovisions ne suffisent pas à prévenir l’apocalypse… Jared Diamond montre ainsi, dans L’effondrement, que des civilisations, y compris autarciques, se sont effondrées, parce qu’elles n’ont pas su gérer leur environnement de manière durable…

Cela n’est pas suffisant, mais je crois que cela peut suffire à remettre en cause le modèle économique dominant. Je crois que la thèse de Jared Diamond sur l’effondrement est très pertinente dans le cas d’une situation de rareté des ressources : les prix augmentent, et, très rapidement, le tissu social s’effondre.
Le danger, si l’on fétichise les cultures indigènes et qu’on les présente comme fixes alors qu’elles sont fluides, est de passer à côté du fait que les formes de résilience sont profondément humaines, qu’elles ne sont pas l’apanage d’une culture spécifique. En ce sens, les cosmovisions reflètent la réalité humaine bien plus justement que notre idée qu’un nouveau départ est toujours possible.

S’agit-il d’une nouvelle étape ? Le postmodernisme a fait la critique de toute narration englobante… Insister sur les narrations, sur le story-telling, comme vous le faîtes est-ce une rupture avec la période postmoderne et une manière de retourner aux grands récits ?

Je crois que nous avons besoin que les narrations soient beaucoup plus flexibles que le marxisme n’a pu l’être. Je crois que nous avons conscience des limites du postmodernisme. Mais il ne s’agit pas d’un rejet complet… nous tenons également compte de ses apports, tout en ayant conscience des limites du marxisme.
Je ne considère par exemple pas que mon livre puisse être quelque chose d’équivalent… Ce livre est simplement un exercice qui vise à identifier un schéma : il le définit et étudie comment il se reproduit dans différents contextes. Ce livre ne prétend pas décrire ce que serait une explication valable en tout temps et en tout lieu. C’est une proposition : une fois ce schéma identifié, chacun peut se rendre compte qu’il se répète sans cesse. Ce n’est qu’une simple aide pour mieux lire la presse ! Et c’est là ma seule ambition : aider les citoyens à mieux s’informer.
Donc, il existe des schémas, des modèles. Et il est important de les identifier car si nous ne sommes pas capables de proposer un schéma d’analyse, nous risquons la démobilisation.

N’importe quelle analyse politique, qu’elle soit féministe, antiraciste, anti-coloniale, etc. propose un schéma, que nous sommes capables d’identifier lorsqu’il se répète. Nous pouvons le nommer, nous pouvons dire “ça, c’est du racisme”.

Mon objectif en écrivant ce livre est similaire : donner la possibilité de nommer un processus en cours, de l’identifier. Ce n’est pas un exercice intellectuel : être capable de nommer un processus est en soi subversif. C’est ce qui explique que le pétrole irakien n’ait pas encore été complètement privatisé, alors même que les multinationales font tout pour qu’il le soit : des militants altermondialistes sont parvenus à construire des coalitions avec des syndicalistes irakiens, pour résister à l’occupation, comprendre ses ressorts, s’organiser pour y faire face, échanger de l’information, etc. Or le projet néolibéral repose sur le manque d’informations et la crédulité des gens.

Barack Obama est le premier candidat noir à l’élection présidentielle américaine. L’ouragan Katrina a-t-il contribué à faire émerger une narration afro-américaine ?

Katrina marque sans aucun doute une rupture, dont l’administration Bush ne s’est jamais remise.
En analysant ce que propose Obama, on comprend que la narration qu’il entend incarner se situe dans le registre du sauveur. C’est aussi peu rationnel que de croire en la magie… Je crains que cela ne débouche sur rien d’autre qu’une désillusion majeure. Bien sûr, je respecte Obama. J’ai par exemple été profondément marquée par ce qu’il a dit sur la race lorsqu’il a été attaqué sur les liens qu’il entretient avec son pasteur… Mais je n’attends pas beaucoup de lui. Je suis très déçue qu’il cherche à protéger les citoyens états-uniens de la vérité. Les USA ont une histoire très dure, celle d’un pays construit sur le vol, par des gens eux-mêmes spoliés. Comprendre l’histoire du colonialisme et de l’esclavagisme permet aux Afro-américains de comprendre ce qui leur est arrivé à la Nouvelle-Orléans. Et l’incapacité des autres citoyens états-uniens à saisir l’histoire du colonialisme et de l’esclavagisme les empêche de comprendre ce qui s’y passe, ou ce qui est véritablement en jeu en Irak. Nous n’avons pas besoin d’hommes ou de femmes politiques qui traitent les citoyens US avec tant de délicatesse, considérant qu’ils ne peuvent pas être confrontés à une vérité si dure. Je suis très déçue qu’Obama ignore complètement la Nouvelle-Orléans. Il n’a même pas prévu d’y aller lors de sa campagne !

Comment expliquez-vous ce refus ?

Je crois qu’il cherche à éviter tout ce qui le rendrait “trop noir”. Et, de ce point de vue, toute proximité avec la Nouvelle-Orléans est risquée pour un homme politique afro-américain. C’est compréhensible, mais c’est aussi très décevant.

La poussée des campagnes militantes sur le changement climatique amène à des prises de conscience plus massives qu’auparavant des questions écologiques. Mais en brandissant le spectre de catastrophes naturelles et humaines à venir, elles construisent un imaginaire terrifiant, funèbre. Cette narration fondée sur une heuristique de la peur n’est-elle pas paralysante ?

Je ne pense effectivement pas que des politiques fondées exclusivement sur la peur puisse être réellement opérantes… Au Texas, la mesure suivante a été proposée : en cas de catastrophes naturelles, l’identité de toutes les personnes qui demandent assistance et se rendent dans les refuges mis à disposition du public sera contrôlée… Les clandestins identifiés devront alors être expulsés. Un choc est ainsi transformé en une opportunité d’organiser la discrimination…
En définitive, nous avons surtout besoin de lancer des alertes sur ce front-là, pour mettre en garde contre les risques d’éco-fascisme. Je ne sais pas si la réponse est de disserter abstraitement ou de trouver des éléments concrets, d’amplifier les alternatives existantes. J’ai personnellement tendance à pencher pour la deuxième option.

Propos recueillis par Nicolas Haeringer, Jade Lindgaard et Najate Zouggari
Photos : Nicolas Haeringer


|1| La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre, est paru chez Actes Sud en 2008

|2| Dans son livre, Naomi Klein fait le parallèle entre les expérimentations sur le lavage de cerveau et diverses formes de torture, d’une part, et la manière dont le capitalisme fait face aux désastres.