François Partant, de son vrai nom François Roche, a été banquier, puis haut responsable à la Caisse centrale de coopération économique (ancêtre de l’actuelle Agence Française de Développement), en charge des pays « sous-développés » selon la terminologie de l’époque. Son passage à la Banque ottomane en Iran et sa rencontre avec les opposants au shah ont été déterminants. Envoyé pour diriger une société d’investissement à Madagascar durant 4 ans, il travaille au « développement » de l’île, qui le laisse insatisfait. Il revient un peu avant mai 1968, événement dont il dira qu’il lui a fait le plus grand bien. Une opportunité au Sud-Yemen lui offre l’occasion d’essayer ce qu’il appellera ensuite la « Centrale économique ». L’incompréhension des autorités le contraindra à renoncer.
En 1971, Partant est contacté par le gouvernement de la République Populaire du Congo, afin d’étudier le financement du Plan de « développement » de ce pays. Rendu méfiant par ses précédentes expériences, il s’y rend d’abord en touriste. Consterné par ce qu’il découvre, Partant rédige une note critiquant les fondements du Plan, qui constituera la base de son livre La guérilla économique, paru en 1976. Il quitte le Congo et revient à Madagascar pour voir des amis. Arrivé à la veille du « mai malgache » de 1972, il se mouille dans les événements révolutionnaires. L’étude qu’il a rapportée du Congo circule jusque dans les ministères. Il analyse la situation pour la presse malgache ou pour le Monde Diplomatique, sous plusieurs pseudonymes. Ayant reçu des menaces de mort, Partant rentre en France après un bref séjour en Tanzanie.
Il se consacre alors à l’écriture d’articles et de livres, collaborant occasionnellement à bon nombre de revues. Il publie en 1978 Que la crise s’aggrave, un livre qui s’emploie à bousculer les tabous. Cet ouvrage, comme le précédent, se vend mal. Partant cherche alors une autre façon de faire passer ses idées. Cela donne Le pédalo ivre, paru en 1980, qui raconte la découverte de la société idéale au milieu du Lac de Genève, mélange de roman philosophique à la Voltaire et d’utopie libertaire. En 1982 parait son livre le plus connu, La fin du développement, où, après avoir longuement enterré le développement, il cherche à théoriser ce qui pourrait être une alternative au vieux monde finissant.
Avant de mourir, en 1987, à l’âge de 61 ans, Partant travaillait sur un nouvel ouvrage, resté inachevé. Mis en forme par un groupe d’ « amis parisiens de François Partant », ce manuscrit est paru en octobre 1988 sous le titre de La Ligne d’horizon, nom qu’a pris l’association qui promeut les thèses de l’auteur depuis plus de dix ans www.lalignedhorizon.org. Depuis sa création l’association a organisé plusieurs colloques (sur le travail, sur l’imposture économique, etc.). En 2002 elle a organisé à l’UNESCO un colloque international sur « l’après développement » qui a connu un important succès et donné lieu à la publication d’un livre intitulé Défaire le développement, refaire le monde, paru chez Parangon. La Ligne d’Horizon est devenue un lieu important de créativité intellectuelle.
L’une des premières phrases de l’ouvrage de François Partant situe sa manière originale de poser le problème des finalités que poursuit le monde contemporain : « c’est par sa dimension sociale que le développement se distingue de la croissance |…| il y prend une connotation franchement biologique » (p. 15). Le développement est, pour Partant, une idéologie, une « métaphysique » au sens que lui donnait Clément Rosset. C’est une thèse sur la nature humaine et la nature en général. Cette thèse affirme que l’humanité est une espèce qui se spécialise peu à peu en développant la division du travail, en détruisant le travail manuel et en créant un ensemble nouveau de besoins. L’humanité est dès lors divisée en « développés » et en « primitifs » avec, entre les deux, diverses formes de « sous-développement ». Les primitifs vivent de « croyances » et de « superstitions ». L’idéologie n’accorde pas la moindre crédibilité à leurs modes de vie ni à leur parole. D’où des jugements tels que « le Mali vit au Moyen-âge ». Selon Alvin Toffler, l’histoire de l’humanité serait structurée suivant trois « vagues » successives : agricole, industrielle et informatique. Toffler porte la métaphysique occidentale à son point le plus extrême. Dans la tradition occidentale c’est le progrès technique qui marque les étapes, avec l’idée que les « développés » sont engagés plus loin dans une voie ouverte à tous. L’humanité tout entière aurait progressé quand un Américain a mis le pied sur la Lune – pour prendre une photo. Partant constate que les élites du Tiers-monde sont attachées aux notions « d’avance » et de « retard ». Face à cette croyance, les « critiques » marxistes se sont montrés bien peu lucides, voire même entièrement complices. Ils ont aussi entériné l’idée que notre rapport aux choses peut être dissocié de notre rapport aux gens. Le point commun aux deux partis, marxiste et néolibéral, est de renforcer le pouvoir du capitalisme et de l’Etat, l’un n’ayant jamais été sans l’autre. Nationalisations et dénationalisations sont purement idéologiques et sans grandes conséquences concrètes pour les peuples. D’ailleurs l’arrivée de la gauche au pouvoir en France n’a pas fondamentalement changé la donne. Le marxisme a repris à son compte le projet capitaliste. Marx affirme aussi que la rareté est à l’origine de la violence et que l’abondance amènerait l’harmonie sociale. Les marxistes évitent la contradiction entre leur revendication d’augmentation du niveau de vie au Nord et leur désir d’arrêt de l’impérialisme au Sud. Les intérêts du capital et du travail ne sont pas antagoniques mais relativement contradictoires. L’identification entre lutte sociale et lutte des classes est abusive, elle a éteint les autres luttes. Lénine avait été séduit par Taylor et l’autogestion a longtemps visé à augmenter la productivité. Les « gains de productivité » doivent nécessairement être appropriés par le capital, sans cela ils disparaîtraient – le capital ne capitaliserait plus, il se dévaluerait.
Mais le progrès n’a pas été au rendez-vous. La voie des pays industrialisés est fermée par les intérêts économiques et les enjeux écologiques. Au contraire de ce qui était annoncé, la rareté croît, elle touche maintenant l’eau et l’air, autrefois abondants. La recherche est au service d’un processus technoéconomique incontrôlable qui, après avoir provoqué le « sous-développement » des deux tiers de l’humanité, provoque la décomposition des nations. Les soi-disant « primitifs » en savent souvent plus pour vivre conformément à une éthique et en bonne harmonie avec leurs voisins et leur milieu. L’Occident mène au contraire le monde dans une crise économique et écologique majeure, par des rites encore plus extravagants que ceux des Papous – François Partant cite l’exemple de la mode et celui de l’obsolescence accélérée, mais le thème le plus saisissant est peut-être la peur, pour l’homme européen, de « revenir en arrière », dès qu’on lui propose autre chose qu’une technique « moderne ». Même la réduction du temps de travail n’est plus une solution car le « temps libre » est entièrement colonisé par la consommation. L’abondance est une chimère car le seuil de pauvreté s’élève avec le niveau de vie. « L’avancée de la technologie » est un principe d’exclusion car l’augmentation corrélative des coûts de R&D aboutit forcément à des technologies
inaccessibles au plus grand nombre.
Comment expliquer l’aveuglement de l’Occident ? Par la volonté de domination, certes, et en effet les notions « d’avance » et de « retard » ont la commodité de faire oublier les inégalités sur la base d’une égalité théoriquement possible mais en pratique toujours à venir. Cela n’explique pas tout. La domination doit s’ancrer dans quelque chose qui est désiré – et l’humanité n’a pas toujours désiré suivre la technologie qui avance. François Partant montre que le développement est un choix culturel fondamental fait au siècle des Lumières. Les Européens pensent qu’ils sont l’incarnation de l’homme véritable, ce qui est le lot de tous les peuples, mais leur originalité et de se mettre au centre de la hiérarchie. L’impossibilité d’imaginer autre chose que le développement technique, et son corollaire, la division du travail, est au coeur de l’impasse dans laquelle se retrouve l’Occident : « aussi longtemps que nous assimilerons l’évolution de notre société à celle de l’humanité avançant vers un terme à la fois idéal et indéfiniment futur, aussi longtemps que nous verrons, dans nos progrès scientifiques et techniques, la preuve de cette évolution d’ensemble, nous ne parviendrons même pas à imaginer un projet politique nouveau ». Nous resterons englués dans cette « crise » qui n’en est pas une pour les classes dirigeantes, qui sont d’autant plus nombreuses que la division du travail est étendue. C’est l’idée que la croissance reviendra qui permet de croire à l’existence d’une crise. Elle laisse croire que la période de croissance, exceptionnelle dans l’histoire de l’humanité, pourrait revenir – et que la période sans croissance actuelle est une période exceptionnelle. La croissance cessera et ne reviendra jamais. La croissance est le corollaire du développement et du caractère inimaginable, pour les Européens, de tout « retour en arrière ». L’avenir est totalement obstrué par les tabous européens.
Pour Partant, la crise est donc avant tout une crise générale de la pensée, un gigantesque désordre intellectuel et manque de lucidité. Par conséquent l’enjeu majeur est d’intégrer « la crise » dans un schéma politique. Selon lui, le succès de l’école néolibérale ne peut s’expliquer que par le vide laissé par le reflux de la pensée marxiste, un vide que de nombreux groupes de réflexion, dont les écologistes, ne parviennent pas à combler. Pour « libérer l’avenir », comme disait Ivan Illich, de lourdes ruptures idéologiques doivent avoir lieu. La première des choses à faire est donc d’être lucide : « ne plus adhérer au mythe du développement mais en faire une analyse critique ; arrêter de penser que tous les peuples de la terre ont la même aspiration ; voir que la logique de cette compétition effrénée a montré son incapacité à répondre aux besoins vitaux de la majorité des personnes de cette planète ; voir que la révolution verte, l’agriculture industrielle et le commerce international ont apporté la faim et la misère dans de nombreuses zones du monde. Il ne s’agit plus de préparer un avenir meilleur mais de vivre autrement le présent », comme on peut le lire sur le site de La Ligne d’Horizon.
La lucidité est une urgence, car le niveau d’armement, d’inégalités et de destruction écologique nous pousse au bord du gouffre. Attitude catastrophiste ? Partant estimait que le pire des catastrophismes n’est pas d’annoncer les catastrophes mais de les laisser survenir par le seul fait de n’en avoir pas accepté l’éventualité. Sont « catastrophistes » celles et ceux qui cherchent à rassurer l’opinion, sans en avoir aucunement les moyens.
L’analyse est solide et structurée. La déconstruction des mythes occidentaux est en effet un préalable à tout avenir possible. Mais quid de l’alternative ? Sur quelles bases organiser l’action ? C’est là que l’analyse de François Partant est peut-être la plus critiquable. Il est vrai qu’il n’a guère eu le loisir d’approfondir ce thème, du fait de sa disparition précoce.
A la suite d’une étude sur la modernisation de l’agriculture française en 1976, c’est dans le monde paysan que Partant cherche les signes d’une « révolution idéologique ». Pour lui, les Physiocrates ne se trompaient qu’en partie : l’agriculture reste la base sûre de la prospérité. L’humanité peut se passer de l’industrie mais non de l’agriculture – or l’agriculture tend aujourd’hui à nourrir l’industrie, c’est-à-dire les machines, plutôt que les êtres humains. L’alternative sera forcément économique et culturelle, et de ce fait doit accorder la priorité à l’autonomie et à l’autosuffisance – en premier lieu dans le secteur agricole. De plus l’agriculture présente des caractéristiques que l’activité minière ne présente pas : multifonctionnalité (biodiversité, paysages etc.), entraînant un rapport différent à la propriété, valeur produite par l’homme mais aussi par la nature (renouvelable), dépendance au lieu (il n’existe pas de modèle unique, à l’inverse de l’industrie).
François Partant esquisse ici une vision très originale du changement social, que développeront en particulier Sylvia Perez-Vitoria (Le retour des paysans, Actes Sud) et François de Ravignan. L’espoir est mis dans des mouvements tels que Via Campesina, Les Amis de la Terre et plus généralement le mouvement écologiste au sens large, qui réactualise certains éléments de la vision physiocratique du monde. Ce n’est ni une écologie conservationniste ni une écologie de la wilderness. François Partant voit aussi les limites de l’alternative isolée, sur le modèle hippie. Pour être soutenue, une alternative ne doit pas être une fin en soi, elle doit démontrer par l’expérience qu’elle est de nature à transformer la réalité dans le sens que les autres souhaiteraient. Mettre fin à la domination ne suppose pas forcément de modèle unique, au contraire, cela nécessite de reconnaître le droit pour chacun de vivre conformément à un système de valeurs universalisables, en affirmant concrètement sa solidarité avec tous ceux qui, de par le monde, refusent les objectifs insensés que poursuivent les nations.
Dans la dernière partie de son manuscrit inachevé, François Partant esquisse un scénario utopique dans lequel un milliardaire, convaincu par ses thèses, financerait par don l’ASEM, association pour une alternative socio-économique mondiale. Au début, l’alternative serait un pays autogéré d’un million de personnes issues du chômage, fondé sur une égalité des pouvoirs sans lesquels il n’y a nulle répartition équitable des richesses, régulé par démocratie directe. La liberté d’entreprise serait limitée par la société qui peut refuser les activités malsaines ou inutiles.
L’étonnante utopie semble quelque peu contradictoire avec les propos de l’auteur lui-même. En effet, comment ne pas voir dans le milliardaire le pouvoir fétichisé de l’argent ? François Partant est plus convaincant dans l’analyse des impasses qu’il a été parmi les premiers à identifier que dans la « ligne d’horizon » qu’il esquisse à la fin de sa vie. Cet ouvrage demeure néanmoins l’une des critiques les plus fortes du monde contemporain et en particulier du « développement durable » que l’on promeut maintenant comme solution à tous les problèmes, alors qu’il en est à l’origine.