« 13 décembre 2029, la conférence climat de Copenhague doit se réunir dans deux jours. L’ordre du jour : trouver une alternative à l’échec du protocole Kyoto 3 destiné à stopper la croissance des émissions de gaz à effet de serre ratifié dix ans plus tôt et jamais appliqué. Faute d’une mobilisation des classes moyennes et riches du monde entier, débats sur le statut des habitants qui ont fui une bonne partie des îles du Pacifique, débats sur les causes de la rupture massive des digues au Pays-Bas l’année dernière, entraînant la disparition de la moitié de la population, sur les tensions en Inde, confrontée à un afflux massif de réfugiés venant du Bengladesh, sur la situation en Asie du Sud-Est, où la récolte est de nouveau d’une par an en moyenne, en raison de l’extrême variabilité du climat, malgré les tentatives des agronomes pour mettre au point une variété capable de pousser sous l’eau. Retour sur les affrontements qui au Brésil ont mis aux prises paysans sans terres, coupeurs de bois et les gardes de l’ONG américaine Save the planet qui avait obtenu du gouvernement de Brasilia une concession de conservation portant sur le dernier grand territoire de forêt amazonienne. Retour sur le conseil des ministres de l’économie de l’Union Européenne qui vient, après deux ans de polémique sur une taxation unifiée des carburants fossiles, d’abandonner cette demi-mesure pour imposer un rationnement des dérivés du pétrole. Retour sur le dernier rapport du PNUD qui compte près de trois cents millions de réfugiés climatiques “statutaires” heureusement pour la plupart en exil intérieur en Afrique et en Asie centrale…. ».

Les riches peuvent-ils échapper aux désastres écologiques dont ils sont les premiers contributeurs ? Les pauvres sont-ils condamnés à dégrader l’environnement ? Est-ce que « riche » et « pauvre » a encore un sens à une époque où l’on parle de « post-matérialisme » et de « nouveaux indicateurs de richesse » ? Riche de quoi ? Pauvre de quoi ? Amartya Sen disait que toutes les théories de la justice reposaient sur une forme ou une autre d’égalité – égalité des chances, égalité des droits etc.
Beaucoup a déjà été écrit sur la difficile convergence de l’écologie et du social, y compris dans Mouvements. À la différence des dossiers classiques sur l’incompatibilité entre réduction des inégalités sociales et prise en compte des biens et services écologiques, celui-ci porte sur les inégalités écologiques. Celles-ci sont bien sûr le fait de l’inégale exposition aux pollutions du fait des conditions du travail industriel et de l’habitat ou du transfert des déchets produits par les plus riches. Elles sont évidemment – comme la gauche l’a toujours dit – liées aux inégalités d’accès aux ressources naturelles, à leur exportation et à leur consommation massives qui conduisent à leur disparition rapide. Mais elles sont aussi le fait des politiques écologiques, de leurs conséquences très différentes selon qu’on est pauvre et riche, homme ou femme, Européen ou Africain.

Sur le plan de la prise de conscience écologique, les choses sont entendues : la situation a bien changé. Si les scénarios catastrophistes étaient hier balayés du revers du bras, ils sont aujourd’hui pris au sérieux. L’enjeu s’est clairement déplacé sur le « Que Faire ? ». Car si les rapports se succèdent et rencontrent un consensus général pour « sauver la planète », y compris lors de la prochaine négociation sur le climat, à Copenhague, à la fin de l’année, la moindre mesure d’ampleur semble devoir inéluctablement finir, à l’image de la taxe carbone, en nouveau « fromage » administratif, sans aucun effet sur les tendances qui étaient visées. Pourquoi ? La taxe carbone l’a très clairement montré : pas de politique authentiquement écologiste sans, comme diraient les économistes, des « effets redistributifs importants » – à la manière de l’inflation, par exemple. Pour éviter ce débat difficile, qui exigerait de « parler vrai », nos dirigeants utilisent toutes sortes de procédés dont le plus connu est celui de la « croissance verte » (ou « sélective », « qualitative » etc.). Si l’on transpose ici ce que disait Pierre-Noël Giraud de la finance moderne |1|, la croissance verte n’est autre qu’une spéculation sur l’avènement de techniques qui permettront de rester dans la zone de compréhension de l’économie contemporaine, celle de la Pareto-optimalité. Elle promet d’avoir plus (de biens et services) et de consommer moins (de ressources). Et pour cela elle joue sur la foi moderne dans le progrès technique. Pourtant en regard de l’état réel des choix techniques, il est à craindre que cette création de papier-monnaie, ces « droits sur la richesse à venir », ne soit qu’un rideau de fumée destiné à faire en sorte que la question de la répartition ne soit pas abordée. Comme le dit fort élégamment Jean Gadrey au sujet de l’accueil des résultats de la Commission Stiglitz par le gouvernement : « Nicolas Sarkozy a retenu trois grands principes du développement durable : récupération, réutilisation et recyclage. Il les applique essentiellement… aux idées des autres. Cela lui assure de petits succès médiatiques à court terme, autre chose étant ce qu’il en fait dans la durée |2| ». Dans la durée, l’œuvre de Sarkozy est la conservation… de l’ordre existant.

Face à cela malheureusement l’opposition est bien en panne d’idées. Le crash de la planète finance lui offre un boulevard, et pourtant rien. Le projet de taxe carbone, qui aurait pu être utilisé pour enfoncer le clou en matière de redistribution, n’a fait l’objet que de dénonciations. Ce fut un bien triste révélateur. Où est l’internationalisme ? Ne faut-il pas le refonder à nouveaux frais ?

La question des inégalités écologiques se pose en effet avec une acuité particulière lorsqu’il s’agit des pays du Sud, du fait de leur place dans la distribution mondiale des richesses et surtout de la situation faite à leurs habitants les plus pauvres. Si l’impasse de la gauche est de sans cesse oublier que le SMIC représente 50 % de l’empreinte écologique française moyenne, laquelle correspond à l’équivalent de trois planètes. C’est aussi oublier que cette empreinte est sans commune mesure avec celle d’un Africain dont les besoins essentiels, ceux dont personne ne viendrait contester le caractère légitime, ont été totalement négligés par la société de croissance et d’échange inégal. En dépit de la réussite industrielle et commerciale récente de quelques pays émergents dont l’Inde, la Chine et le Brésil, les inégalités sociales et écologiques entre Nord et Sud restent tout aussi massives et brutales que durant les Trente Glorieuses. Pire, la conjonction entre crise écologique globale et mondialisation néo-libérale a renforcé l’inégalité pour rendre les populations d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine encore plus vulnérables.
En privilégiant la question des inégalités écologiques, ce dossier abordera deux zones de turbulence d’une possible convergence écosocialiste. La première est la cosmopolitisation des sociétés. C’est désormais devenu une banalité : le paradigme « statonational » ne vaut plus. Nos vêtements viennent de Chine, nous mangeons dans des restaurants « indiens » qui n’existent pas en Inde etc. Les modes de vie sont transnationaux. Et leurs conséquences aussi. Et les critères de l’égalité, qui étaient traditionnellement déterminés dans les limites d’une communauté définie, sont mis en question. Avec le même salaire, on peut être pauvre en France et riche au Maroc, à trois heures de vol – autant que ce qu’il faut pour aller de Paris à Marseille. « Local » et « global » sont intimement liés, définir les critères universaux de l’égalité devient, sur certains points, difficile.
La seconde zone de turbulence a trait à l’évolution des définitions de la richesse. Après avoir longtemps été dominées par une conception matérielle de la richesse, nos sociétés commencent à s’intéresser (ou se réintéresser) à d’autres formes de richesse, notamment les « biens environnementaux ». La question de l’inégalité d’accès à ces biens, dont la liste va grandissant : aménités environnementales (forêts, bois, parcs etc.) mais aussi res communis planétaires (climat, « éviers », voire ressources souterraines) a de fait acquis droit de cité. Les tensions entre ces biens et les biens sociaux n’en disparaissent pas pour autant. Rendre à la nature pour préserver le bien commun environnemental, c’est aussi parfois prendre à autrui, l’empêcher de se servir des biens donnés par la nature pour les transformer par son travail et ainsi s’insérer dans la société moderne. En témoignent cette multiplication des conflits mis en rapport avec un nouvel « éco-impérialisme » et touchant les politiques de conservation au Sud, les interventions des ONG environnementales ou encore les grands projets « verts » des institutions de la gouvernance globale.

Les deux points convergent finalement vers la question du lien social. L’écologie politique a jusqu’ici élaboré une théorie convaincante dans le domaine de la protection de la nature. Elle a par contre échoué à fournir une théorie du lien social. Inversement les analyses critiques du tryptique « classe, genre, race » ont fourni des théories du lien social. Mais aucune n’est parvenue à y intégrer un lien à la nature. Le chantier reste ouvert.
Ce que montre sûrement l’expérience dans le domaine des inégalités écologiques est que le sujet est complexe. Dans une approche modeste mais structurée, nous avons cherché à apporter quelques éclairages qui n’avaient, à notre sens, pas été apportés par la littérature existante |3||, et proposé – dans un second temps – des pistes de solution.
L’interview de Janick Moriceau ouvre la partie de ce dossier consacrée aux « études de cas ». La pêche est un exemple intéressant à bien des égards. Moriceau montre que l’opposition entre pilleurs et protecteurs de la nature n’a pas lieu d’être, puisque ce qui est en jeu c’est le choix entre différents usages de la nature, ceux qui consomment beaucoup, coûtent peu cher et n’ont pas besoin de main-d’œuvre, et d’autres qui renversent cette proposition. Les inégalités ne concernent pas seulement les biens, mais aussi les maux : Cédric Gossart démontre toute l’ambiguïté des flux internationaux de matériel informatique de seconde main, entre aide authentique et déchets camouflés dont on se débarrasse à bon compte. Telle est en effet la face cachée de l’économie « immatérielle » – une promesse aux pieds d’argile qui entretient des relations indéniables avec celle de la reconversion verte indolore.

Mais la Chine, entend-t-on partout, n’est-elle pas la première pollueuse du monde ? Ne faut-il pas s’inquiéter de ce que les pays émergents suivent la même route que nous, qui reste, pour le moment, agréable et désirable ? Frédéric Obringer apporte un éclairage original, quoique partiel, sur ce qu’il advient du projet Dongtan, cette éco-ville exemplaire qui doit être construite à côté de Shangaï. À l’autre bout de la planète, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire du Mouvement des sans-terre au Brésil, Douglas Estevam nous rappelle comment social et écologie ont fini par être liés dans les revendications de terrain. Passant du local au global, Amy Dahan suit la façon dont les pays « en développement » se sont saisis de l’enjeu climatique et met en regard l’importance de la question de l’origine des émissions de gaz à effet de serre avec le caractère global de modèles scientifiques qui de facto l’ignoraient. Dans la même veine, Bastien Sibille montre quant à lui à quel point les systèmes d’information géographique, étant eux aussi des représentations, n’ont pas la neutralité qu’ils prétendent avoir. Enfin Fabrice Flipo nous propose un aperçu relativement complet de ce que les théories de la justice ont à dire au sujet des inégalités écologiques et sociales.
La question des inégalités écologiques exige des prises de position qui nous permettent de sortir du cycle prise de conscience-culpabilisation-impuissance. L’échelle d’intervention globale paralyse les outils habituels de l’action politique et complique les grilles traditionnelles d’analyse. De nouvelles pistes apparaissent dans une effervescence qui les rend difficile à décrypter. Ce dossier de Mouvements propose deux perspectives : Jean-Paul Gaudillière et Fabrice Flipo explorent la piste d’une décroissance sélective, et ses implications en termes d’inégalités ; Denis Duclos, avec l’originalité qui le caractérise, expose les perspectives d’une authentique coexistence pacifique des cultures – et donc des passions -, en particulier dans le domaine technique, dont notre civilisation a beaucoup trop tendance à penser qu’il relève de l’universel, ou en tout cas de l’apolitique.

DOSSIER COORDONNE PAR FABRICE FLIPO
AVEC LA COLLABORATION DE MANUEL DOMERGUE, JEAN-PAUL GAUDILLIERE ET JEAN-LOUIS PEYROUX.


|1| P.-N. Giraud, Le commerce des promesses. Petit traité sur la finance moderne, Paris, Seuil, 2001.

|2| Politis le 17 septembre 2009.

|3| Citons un numéro de la revue en ligne DD&T http://developpementdurable.revues…. et un numéro d’Ecologie & Politique |->http://www.ecologie-et-politi…