« Dans un pays ayant une forte tradition d’institutions démocratiques, une crise constitutionnelle ne devrait jamais se produire sauf si son peuple et ses institutions sont conquis par une puissance étrangère. » (J. Rawls, Libéralisme politique, PUF, 1995, p. 418)

Dans les débats récents sur l’état d’urgence, on s’est souvent focalisé sur deux types de risque : le risque que ferait courir la menace terroriste sur nos existences, mais aussi le risque, pour nos démocraties, de maintenir un état d’exception qui viendrait se substituer à l’état de droit et rogner les libertés démocratiques. La question de la constitutionnalisation de l’état d’urgence (ou de certaines dispositions cherchant à en réguler l’usage) a vu se déployer ce type d’arguments, venant marquer la frontière entre les pour et les contre. Dans ces débats, il a été assez peu question d’aborder ces deux options de front, sous la forme d’une synthèse qui interrogerait en un même mouvement existence et existence démocratique. Il a été assez peu question en définitive d’une philosophie de la démocratie qui définirait cette dernière comme constitutivement fondée sur un travail d’acceptation du risque –pour nos existences individuelles–, au nom de la défense de la liberté démocratique et des garanties politiques et juridiques de celle-ci, seules à même de préserver notre existence de citoyen.ne.s. Cette voie, certes ardue, qui articule exigences démocratiques et existence individuelle, est une voie classique dans l’histoire de la philosophie politique. Elle peut être résumée par la formule qu’utilise Rousseau au chapitre 4 du livre I du Contrat social : « On dira que le despote assure à ses sujets la tranquillité civile. Soit ; mais qu’y gagnent-ils, si les guerres que son ambition leur attire, si son insatiable avidité, si les vexations de son ministère les désolent plus que ne feraient leurs dissensions ? Qu’y gagnent-ils, si cette tranquillité même est une de leurs misères ? On vit tranquille aussi dans les cachots ; en est-ce assez pour s’y trouver bien ? »[1]. Dans cette optique, Vincent Bourdeau montre qu’il peut être intéressant de mettre en lumière certains aspects de la pensée du philosophe américain John Rawls, dans la mesure où, comme l’ont montré certains travaux, sa philosophie politique est un long commentaire sur le sens même de l’existence individuelle en démocratie et sur ce qu’implique, pour nos sociétés et leurs membres, d’être des sociétés démocratiques[2].

Existence de la liberté et valeur de la liberté

Dans la Théorie de la justice (et Rawls poursuivra dans toutes ses œuvres une telle ligne de pensée) Rawls définit deux principes de justice comme étant les plus susceptibles de satisfaire à la fois la coopération sociale – soit la dimension démocratique de nos sociétés et de nos existences – et les projets de vie individuels. Ces principes sont les suivants : un même système de libertés égales pour tous et un principe de différence (qui veut promouvoir (1) une égalité équitable des chances et tolérer (2) des inégalités si elles sont à l’avantage des plus désavantagés)[3]. Le premier principe a priorité sur le second. Cette architecture des principes de la justice est insérée dans un contexte institutionnel qui est celui de la démocratie : c’est au nom d’une visée démocratique qu’elle est défendue par Rawls. La liberté des citoyens est ainsi défendue prioritairement en vertu du fait que le statut de citoyen.ne est perçu comme le socle d’une existence individuelle librement déterminée. La liberté n’est donc pas une abstraction qu’il faudrait défendre abstraitement, mais un système de libertés très concrètement inscrit dans les textes à teneur politique ou juridique qui sont au fondement de la démocratie. Pour le dire autrement une démocratie ne peut être véritablement libérale, selon Rawls, que si elle est d’abord et avant tout une démocratie. Cet agencement se retrouve dans la distinction que Rawls établit entre existence de la liberté et valeur de la liberté. Cette distinction nous permet de saisir ce que l’on doit entendre par liberté en démocratie : la « valeur » de la liberté, renvoie à la traduction effective pour tel ou tel individu ou groupe social de l’existence de la liberté. La valeur de la liberté « pour les personnes et les groupes dépend de leur capacité à favoriser leurs fins dans le cadre défini par le système » (Rawls, 2009, II, chap. 4, §32 : p. 240). Il ne faut donc pas la confondre avec l’existence de la liberté qui renvoie au système des libertés de base, les mêmes pour tous. On notera ainsi la précision de Rawls « dans le cadre défini par le système ». Il ne s’agit pas de sacrifier le premier principe (un même système de libertés égales pour tous comme condition d’exercice de la citoyenneté) au nom d’une maximisation de la valeur de la liberté, ce qui serait contradictoire, car la valeur dépend de l’existence de la liberté et non l’inverse. En revanche, c’est bien sur les modalités de réalisation de cette liberté (sa valeur) que des compensations peuvent être opérées, conformément au second principe (et une société bien ordonnée pour Rawls est une société dont la structure de base embrasse les deux aspects). Une démocratie défend prioritairement l’existence de la liberté ainsi entendue, non sa valeur, sur quoi elle n’intervient qu’en second lieu. Il est probable que lorsque nous en appelons à la suspension de certaines libertés en vue de défendre des modes d’existence individuels, nous confondons, suggère Rawls, existence et valeur de la liberté.

Rawls permet d’éclairer cet aspect dans un paragraphe important de la Théorie de la Justice qui porte sur « la tolérance à l’égard des intolérants » (Rawls, 2009, II, chap. 4, §35). La position de Rawls sur ce point est très claire (elle est conforme à ce qu’il avait indiqué dans le paragraphe précédent sur la « liberté de conscience ») : « [d]es citoyens justes devraient s’efforcer de préserver la constitution et toutes les libertés égales pour tous aussi longtemps que la liberté elle-même et leur propre liberté ne sont pas en danger » (Rawls, 2009, II, chap. 4, §35 : p. 255, je souligne). Reste la difficulté –que pour le coup une théorie de la justice peut difficilement prendre en charge– de mesurer ce danger. Si les deux principes de la justice ne suffisent pas à évaluer le danger en lui-même, ils fournissent cependant une boussole dans la manière de l’appréhender. Ils nous disent qu’il faut soupeser les mesures à prendre non du point de vue de la valeur de la liberté, mais du point de vue de l’existence de la liberté, raison d’être de la démocratie. Cette dernière doit toujours être privilégiée, sauf circonstances de vacillement de la démocratie elle-même. C’est ce qu’indique la citation, extraite de Libéralisme politique, que nous avons placée en exergue de cet article. Cela pose la question du point jusqu’où peut être tenue cette exigence fondamentale de la priorité de la liberté.

Priorité de la liberté et paternalisme institutionnel

Rawls défend la priorité de la liberté, d’un point de vue philosophique, en l’associant à une définition kantienne de l’autonomie. Cette définition repose sur une séparation stricte, proposée par Kant notamment dans Qu’est-ce que les Lumières ?, entre autonomie et état de tutelle, état dans lequel nous acceptons d’être dirigés par un autre que nous-mêmes (situation d’hétéronomie). Lorsque nous nous en remettons à des institutions publiques pour assurer notre sécurité et notre bonheur, nous courrons le risque d’un paternalisme démocratique, qui se trompe sur le sens même de ce que doit être un Etat : ce dernier doit viser, selon Kant, à assurer les libertés publiques, non le bonheur individuel[4]. Rawls reprend cette thèse qu’il désigne sous le nom de paternalisme institutionnel. Ayant fait sienne une telle définition de l’autonomie et de l’état de tutelle, Rawls souligne l’importance d’une priorité de la liberté sur tout autre principe de justice : « Par la priorité de la liberté, j’entends la priorité du principe de la liberté égale pour tous par rapport au second principe de la justice » (Rawls, 2009, II, chap. 4, §39 : p. 280). Deux formes d’entorses à la liberté (au nom de la liberté, ce qui est un réquisit initial) peuvent être envisagées : d’abord une limitation de l’extension des libertés de base égales pour tous, ensuite une forme d’inégalité dans l’attribution de ces libertés (dans ce dernier cas « la liberté de ceux qui ont moins de liberté doit être mieux protégée », Ibid. : p. 281). Le contexte de restriction de liberté peut revêtir plusieurs formes : soit des « limitations et des accidents naturels de la vie humaine », soit des « contingences historiques et sociales » (Rawls, 2009, II, chap. 4, §39 : p. 281). Clairement le contexte d’attentats terroristes nous place dans la seconde situation : nous avons affaire à des événements historiques qui, aux yeux des dirigeants, rendent nécessaires une suspension des libertés démocratiques, au nom de la liberté. Cela veut dire, de façon plus triviale, que ceux qui sont en charge du pouvoir exécutif pensent qu’il est nécessaire de reprendre la main sur les affaires de la cité, sans doute provisoirement, au nom de la sauvegarde des libertés de ceux et celles dont normalement ces affaires relèvent (les citoyen.ne.s). En ce sens, toute entorse à la priorité de la liberté, dans la mesure où elle repose sur la justification liminaire incontournable « au nom de la liberté », implique une forme de paternalisme politique ou ce que Rawls appelle un paternalisme institutionnel. La distinction entre pouvoir législatif et pouvoir exécutif, l’indépendance d’un pouvoir judiciaire, ne sont pas simplement des réquisits institutionnels, comme nous l’apprend Rawls dans ces réflexions, mais plutôt la traduction sur le plan institutionnel d’une définition de ce que veut dire, pour un individu en régime démocratique, être citoyen ou démocrate et donc accéder à une forme d’autonomie politique – c’est-à-dire ne pas être soumis purement et simplement à l’arbitraire d’une décision de surplomb, émanant d’institutions publiques hors de tout contrôle. Cette architecture institutionnelle est en fait l’échafaudage même qui permet l’existence démocratique, c’est-à-dire une existence fondée sur l’idée d’autogouvernement qui est le nom politique de l’autonomie[5].

Selon Rawls, toute entorse au principe de priorité de la liberté pose la question du paternalisme institutionnel et de sa légitimité : « Les décisions paternalistes, écrit-il, doivent être guidées par les propres préférences et intérêts bien établis de l’individu en question dans la mesure où ils ne sont pas irrationnels ou, si on les ignore, par la théorie des biens premiers » (Rawls, 2009, II, chap. 4, §40 : p. 286). Les biens premiers, il faut le rappeler, incluent en premier lieu « les droits, les libertés et les possibilités offertes à l’individu » (Rawls, 2009, I, chap. 2, §11 : p. 93). Ils renvoient donc à la possibilité d’adosser toute trajectoire individuelle à un statut de citoyen : en un certain sens, ils fondent l’existence individuelle et ses choix particuliers sur la présence effective, en chacun.e, d’un.e citoyen.ne. C’est pourquoi d’ailleurs – du point de vue des citoyen.ne.s – Rawls met l’accent, dans la liste des biens premiers, sur le « respect de soi ». Ainsi tout paternalisme politique ou institutionnel contrevient-il frontalement au projet démocratique d’une société, c’est donc toujours l’intégrité de la personne (citoyen et individu) et le bien des plus désavantagés qui doivent guider – et donc restreindre – l’usage de ce paternalisme : la priorité de la liberté est l’expression philosophique de cette restriction du paternalisme. Ce qui donne une reformulation du premier principe qui prend la tournure suivante : « Premier principe. Chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système de libertés pour tous. Règle de priorité. Les principes de la justice doivent être classés en ordre lexical et, par conséquent, la liberté ne peut être limitée qu’au nom de la liberté elle-même. Il y a deux cas : (a) une réduction de la liberté doit renforcer le système total de la liberté que tous partagent, et (b) une inégalité des libertés doit être acceptable pour les citoyens ayant une moindre liberté » (Rawls, 2009, II, chapitre 4, §40 : p. 287). Cette reformulation permet de comprendre que tout paternalisme institutionnel doit se justifier par sa propre négation[6].

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Ce qui se joue ici c’est bien l’acceptation – ou le rejet – de la nature démocratique de nos sociétés, mais – les deux étant liés – aussi de nos existences individuelles. Jusqu’à quel point voulons-nous vivre en démocrates ? Telle serait en somme, jugée au point de vue de Rawls, la question que pose la situation actuelle à nos démocraties lorsqu’elles recourent à l’état d’urgence. Elle nous oblige à trancher, suggère Rawls dans ces passages où il traite du paternalisme institutionnel, entre deux formes de constitutionnalisme : le constitutionnalisme médiéval et le constitutionnalisme moderne. En effet, ce qui distingue le constitutionnalisme médiéval du constitutionnalisme moderne, « c’est que, dans le premier, la suprématie de la loi n’était pas garantie par des contrôles institutionnels. […l]e Moyen Age ne connaissait pas les idées de base du constitutionnalisme moderne, c’est-à-dire l’idée du peuple souverain ayant l’autorité ultime et l’institutionnalisme de cette autorité par des élections et des parlements ainsi que d’autres formes constitutionnelles. » (Rawls, 2009, II, chap. 6, §59 : p. 424-5). Pour le dire autrement, le constitutionnalisme médiéval reposait sur la concentration du pouvoir dans la figure autoritaire du Prince, agissant selon son bon vouloir. Voulons-nous, ou ne voulons-nous pas, vivre sous le régime du constitutionnalisme moderne, qui suppose lui la préservation de la souveraineté populaire ? Ce choix, suggère Rawls, dépend de la valeur que nous accordons aux principes que nous plaçons au fondement de nos démocraties, y compris lorsqu’est suspendu ou contourné le fonctionnement régulier de ces dernières. Ainsi toute suspension du régime ordinaire de la démocratie doit faire « appel aux principes politiques fondamentaux d’un régime démocratique » (Ibid.). En aucun cas, la seule mise en danger du mode de vie des individus ne saurait justifier, si l’on suit cette lecture rawlsienne, la suspension du fonctionnement démocratique. Pour le dire autrement, lorsqu’on est démocrate, on ne peut sacrifier le citoyen au nom de l’individu. Dans nos sociétés démocratiques libérales, la politique n’est pas prioritairement la défense d’un mode de vie, ou de l’existence, mais bien celle de la démocratie. Rawls nous invite ainsi à mener le débat sur l’état d’urgence avec cet arrière-plan philosophique. On comprendra qu’il s’agit là d’un pari démocratique difficile à tenir dans un contexte où ceux qui sont le plus hostiles à l’état d’urgence sont parfois les mêmes qui rejettent comme illusoire la dimension démocratique de nos régimes libéraux, tandis que ceux qui y sont favorables le sont au nom de la défense de nos modes de vie. Dans ce jeu de ping-pong, la démocratie n’est plus qu’un bien fragile et discret. En pensant d’un même geste existences citoyennes et existences individuelles, la philosophie politique de Rawls peut aider à redonner un peu de consistance et de visibilité, dans nos débats, à l’idéal démocratique lui-même.

Vincent Bourdeau (membre du comité de rédaction de la revue Mouvements)

[1] J.-J. Rousseau, Du contrat social, Livre I, Chapitre 4 « De l’esclavage », GF-Flammarion, 2001 (édition établie par Bruno Bernardi).

[2] Sur la centralité de cette dimension démocratique de la théorie de la justice de Rawls, voir : B. Guillarme, Rawls et l’égalité démocratique, PUF, 1999.

[3] Toutes les citations sont extraites de : John Rawls, Théorie de la justice, Seuil / Coll. Points, 2009 [1988 pour la première édition française, 1971 pour l’édition originale], traduction de Catherine Audard.

[4] « (R. n°7955) Ce n’est pas le principe du bonheur universel, mais c’est celui de la liberté selon des lois universelles qui constitue le principe de l’institution étatique ainsi que son idée », Kant, « Réflexions », in Théorie et Pratique. D’un prétendu droit de mentir par humanité. La fin de toutes choses et autres textes, GF-Flammarion, 1993 p. 171.

[5] Une telle visée, celle de l’autogouvernement, n’est évidemment pas incompatible avec l’idée d’assurer la sécurité, dans une voie démocratique, aux citoyens comme aux individus.

[6] Voir dans ce même dossier, l’article de Tristan Storme qui défend l’idée d’une légitimité de l’état d’urgence contenu dans le fait même de sa négation à court terme.