Dans les années d’après-guerre, les Algériens de métropole ont fait l’objet d’une surveillance et de violences policières d’une intensité exceptionnelle. Cette police d’exception a suscité des réactions diverses, des manifestations aux émeutes, en passant par la construction d’une contre-société FLN dotée de ses propres organisations disciplinaires, ou par la structuration d’espaces de protection relative comme les bidonvilles. À l’heure où se multiplient, sous l’effet de l’action policière, des camps informels de migrants dans les villes européennes, Mouvements revient sur cette histoire française avec Emmanuel Blanchard1, spécialiste de l’immigration algérienne et président de Migreurop (un réseau euro-africain d’associations, de militants et de chercheurs dont l’objectif est de lutter contre la généralisation de l’enfermement des étrangers et la criminalisation de l’émigration).2

Mouvements (M.) : Dans vos travaux sur la police des Algérien·nes en Ile-de-France après-guerre, vous montrez qu’iels faisaient l’objet d’une attention et d’une répression très particulière de la police nationale. Quelles ont été les réactions de la communauté algérienne de métropole et de ses organisations face à cette police d’exception à la fois arbitraire et violente ?

Emmanuel Blanchard (E. B.) : Les réactions ne sont pas tout à fait les mêmes en 1954 et en 1962. Il faudrait aussi distinguer les réactions des dirigeants du FLN et celles de personnes, parfois intégrées à l’appareil du FLN au niveau de la base, mais aux modes d’action différents. La première forme d’organisation pratiquée par le FLN est la construction d’une sorte de contre-société, un peu en miroir de la répression policière. Les policiers contrôlaient, enregistraient, fichaient les Algériens. Pour faire rentrer ses cotisations, le FLN cherchait également à enregistrer l’ensemble des Algériens. Pour ces derniers, refuser de verser ou même d’être enregistrés, c’était se mettre en porte-à-faux par rapport à la société FLN. Ce qui fait que dans un certain nombre d’hôtels de Paris, on avait d’un côté la hiérarchie du FLN, souvent incarnée par l’hôtelier lui-même, chargée de recenser les Algériens pour les cotisations, et de l’autre la police, qui venait à la fois contrôler et disperser les habitants des hôtels pour qu’ils échappent au contrôle du FLN. Il y avait donc des personnes qui allaient d’hôtel en hôtel et l’enjeu pour le FLN était de réussir à les retrouver à chaque fois qu’elles changeaient d’hôtel sous l’effet de la répression policière. C’est notamment pour cela qu’a été mise en place une « police du FLN », qui avait une double fonction fiscale et disciplinaire.

Le rôle primordial de la fédération de France du FLN était d’alimen- ter les caisses du gouvernement provisoire de la République algérienne. Donc au-delà de son rôle politique, l’accent était mis sur la rentrée des cotisations avec un consentement assez, voire très fort d’une grande par- tie de la population. Mais un certain nombre de personnes voulaient échapper à la cotisation, à l’impôt suivant le terme utilisé par le FLN pour affirmer sa légitimité et justifier une emprise parfois coercitive : à par- tir du moment où on incarne un État on est obligé d’arriver à obtenir un consentement à l’impôt. À cette fonction fiscale s’ajoutait une fonction disciplinaire, à différents niveaux. En direction des cotisants et des sympathisants, pour faire en sorte qu’ils respectent les interdits d’alcool et de tabac mis en place à certaines époques. Même si ces interdits étaient assez peu appliqués car il fallait ménager les cafetiers qui étaient une des bases du FLN, on avait là un contrôle disciplinaire. Et cette police était aussi politique, chargée des mesures de rétorsion contre les militants messalistes du Mouvement national algérien (MNA). Ce n’était pas une police de la pensée, mais bien plus une police de l’action contre ceux qui n’adhèraient pas, que cette non-adhésion soit une forme d’exit ou une adhésion à un autre groupe.

M. : Vous parlez d’une fonction disciplinaire, plutôt que répressive…

E.B. : Il y avait bien sûr les deux. Pour la majorité des Algériens, cette fonction disciplinaire a été relativement peu violente : s’ils cotisaient, s’ils respectaient les interdits, pendant le ramadan en particulier, ils étaient peu la cible des militants FLN, qui étaient alors une simple force de rappel. La force violente n’était appliquée qu’au bout de plusieurs rappels à ceux qui avaient refusé de cotiser et de payer les amendes, qui cherchaient systématiquement à déménager sans se faire connaître, et plus fortement encore contre ceux qui étaient connus comme militants du MNA. Là, la fonction pouvait être répressive, mais cette police était articulée à des commissions de justice. Les sanctions violentes, le fait par exemple d’être passé à tabac ou d’être privé de liberté pendant quelques jours dans la cave d’un hôtel, émanaient d’une commission qui se présentait comme une commission de justice. Mais il faut distinguer le FLN tel qu’il se présentait et revendiquait son action d’une part, et le FLN au concret tel qu’il agissait à la base, dans un contexte de répression policière extrêmement forte. Le modèle affiché du parti marxiste-léniniste entièrement clandestin ne tient pas, sauf pour les éléments les plus enga- gés dans la lutte armée qui pouvaient être véritablement clandestins.

Le FLN, en s’organisant comme contre-société, devait fournir un cer- tain nombre de services non seulement à ses militants mais à tous ceux qui cotisaient, qui étaient sympathisants, sachant que l’immense majorité des Algériens n’avait pas forcément le choix. Donc il y avait des commissions de justice qui n’étaient pas simplement des commissions de justice pénale, mais qui organisaient également les transactions commerciales ou les divorces. L’administration française étant considérée comme une administration de surveillance, il fallait éviter que les Algériens aient affaire avec des agents qui cherchaient à « conquérir les cœurs et les esprits », pour reprendre l’expression utilisée à l’époque. En particulier dans l’administration d’exception organisée pour les Algériens, assistance et surveillance étaient complètement liées.

M. : Comment fonctionnaient ces commissions de justice lorsqu’une des parties n’était pas un cotisant du FLN ?

E.B. : Si un Algérien voulait par exemple vendre son commerce ou se séparer de sa femme, il devait passer par les commissions de justice du FLN. Le simple fait de ne pas se faire connaître, de ne pas être cotisant constituait une faute. Mais hors des régions parisienne et lyonnaise, le FLN n’avait pas toujours les moyens d’organiser ces commissions. Sa priorité était de faire rentrer les cotisations. Il n’a pu organiser des commissions de justice que dans les endroits où il était très fort. Il en allait de même pour les commissions d’hygiène : pour éviter que les locataires des garnis algériens aillent se plaindre des conditions d’existence – les marchands de sommeil étaient aussi très souvent des Algériens – les commissions d’hygiène du FLN étaient censées faire respecter des normes minimales. Ici, la question de la police participait donc d’une démarche plus générale consistant à limiter au maximum les contacts entre les Algériens et l’administration française, même si ces contacts ne pouvaient pas être totale- ment rompus par les personnes qui voulaient circuler notamment entre les deux rives de la Méditerranée. C’est d’ailleurs pour cela que l’État français, cherchant à garder une emprise sur la population, a mis en place des cartes d’identité délivrées dans les commissariats de police, sans les- quelles il n’était pas possible de traverser la Méditerranée. Comme l’a bien montré Pierre Piazza, l’histoire de la carte nationale d’identité est en grande partie liée à la guerre d’indépendance algérienne3.

M. : Ces fonctions policières du FLN ont-elles été jusqu’à la création de forces de sécurité pour les espaces algériens, dans Paris intra muros ou dans les bidonvilles de banlieue ?

E.B. : On ne peut pas parler de forces de sécurité au sens strict, dans le sens où il n’y a jamais eu la capacité à évacuer complètement les forces françaises de ces lieux. Même dans les bidonvilles de Nanterre, lieux emblématiques, la police entrait régulièrement, mais l’espace était suffisamment quadrillé par les militants du FLN pour qu’elle ne puisse y entrer qu’en force et n’ait pas les moyens d’y faire du renseignement. Le grand regret des services de police, c’était justement que ces espaces étaient dits « impénétrables », autrement dit sans possibilité d’y entretenir des contacts durables avec les populations. Bien sûr la police avait des informateurs – il y avait environ 200 000 Algériens en région pari- sienne – qu’elle pouvait manipuler. Elle était ainsi capable de suivre dans la durée l’évolution de l’appareil FLN mais pas de démanteler durablement ses échelons opérationnels.

M.: Dans la mesure où les bidonvilles algériens étaient « impénétrables » par la police, comment s’opérait la police de ces territoires ?

E.B. : Je ne sais pas si on peut parler d’une police de ces territoires. Les régulations internes étaient clairement dépendantes de contraintes répressives extérieures : ces espaces étant régulièrement détruits par la police qui pouvait venir y mener des arrestations. Et, dans le même temps, il y avait un retrait de l’État qu’on n’observait pas dans d’autres bidonvilles. Par exemple dans le bidonville portugais de Champigny, une distribution du courrier était assurée, un assainissement avait été mis en place, autant de politiques qui n’ont pas été mises en œuvre dans les bidonvilles algé- riens, où il y avait une volonté que ces espaces soient abandonnés à la force policière. C’est là un paradoxe : les policiers se plaignaient qu’il était difficile de faire régner la loi dans ces espaces, où ils n’entraient qu’en force, mais cette situation résultait d’un retrait de l’État. À l’intérieur du bidonville, il y avait des transactions commerciales : les baraques s’achetaient, un certain nombre de règles de vie commune étaient appliquées, et il était difficile d’échapper à l’emprise du FLN. Les Algériens qui souhaitaient le faire évitaient d’ailleurs ces espaces. C’était paradoxal aussi pour le FLN : ceux de ses militants qu’il savait les plus recherchés n’allaient pas non plus y habiter. Pour échapper aux contrôles de la police, un Algérien devait habiter dans les quartiers dits européens, où il était beaucoup plus facile de se fondre et de disparaître. Pour ses militants clandestins de l’organisation spéciale, le FLN avait des stratégies de recrutement basées sur les compétences linguistiques, l’apparence physique et surtout il les installait de façon à ce qu’ils vivent de façon relativement isolée des autres Algériens, dans des quartiers plutôt bourgeois.4

M. : Il y a donc ce paradoxe : les bidonvilles sont impénétrables par la police, mais être dans le bidonville est une forme de risque pour les activistes du FLN.

E.B. : Exactement. Quand la police dit qu’un lieu ou un groupe est « impénétrable », cela renvoie à une idée d’altérité radicale, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas comprendre ce monde, qu’il est d’autant plus incompréhensible qu’il échappe à la loi commune. Mais si de tels espaces apparaissent radicalement différents, ce n’est pas dû à la volonté de ceux qui y résident. Si des Algériens s’entassaient dans les bidonvilles, c’est parce il n’y avait quasiment pas de logements prévus pour les familles algériennes, notamment dans le logement social auquel elles avaient très difficilement accès. Donc pour vivre en famille, il était plus simple de s’inventer des conditions de vie un peu moins mauvaises dans ces espaces que dans les hôtels.

M. : Résider dans ces territoires était donc un choix contraint pour les travailleurs algériens et leurs familles. Mais était-ce aussi une manière de se protéger contre les violences policières ?

E.B. : Non. Il faut d’abord rappeler que le bidonville était un habitat minoritaire, qui n’a jamais regroupé plus de 10 % des Algériens. Et ces lieux faisaient l’objet de contrôles policiers exceptionnels. Le terme utilisé à l’époque pour décrire ces lieux est celui de « médinas » et dès qu’il y a un événement agonistique, manifestation ou attentat, les descentes de police s’y opèrent avec une grande violence. Ce ne sont donc pas des lieux où l’on est protégé de la police, mais où il est possible, dans des conditions de très grande précarité économique et juridique – même si les Algériens sont à l’époque citoyens français – de s’inventer une vie familiale et où l’entre-soi donne une forme de capacité à agir.

M. : Quelles formes d’organisation et d’action collectives, au-delà de l’action propre du FLN, les violences policières ont-elles suscité ? Peut-on par exemple concevoir l’émeute de la Goutte d’Or de 1955, sur laquelle vous avez écrit5, comme une forme de réaction collective aux violences policières ?

E.B. : Il y a d’abord eu des tentatives pour dénoncer les violences, notamment la torture, par des canaux classiques : appel à la presse, tracts, liens avec les groupements politiques plus ou moins proches, tout ce répertoire classique a été utilisé. Ensuite, on peut observer deux formes de réaction, disons, plus spontanées et populaires, sans cependant opposer militantisme encadré et réaction spontanée populaire. Ce sont d’abord les réponses aux violences policières par des formes de confrontation physique. C’est notamment le fait d’Algériens qui appartiennent au mouvement syndical – celui des années 1947-52 où l’opposition à la police fait partie de la « gymnastique révolutionnaire », pour reprendre le vocabulaire de l’époque –, qui sont habitués à ce type de confrontation violente dans le cadre des manifestations ou des distributions de tracts aux sorties d’usine. Ce qui se pratique aussi régulièrement à l’époque, de façon relativement organisée, puisque l’histoire du nationalisme algérien ne commence pas avec le FLN, c’est d’aller devant un commissariat réclamer la libération d’un vendeur de journaux, d’un distributeur de tracts : c’étaient des modalités d’action relativement courantes des militants messalistes notamment. On est donc là dans des formes d’action classiques pour une partie du mouvement ouvrier, notamment des anarcho-syndicalistes qui étaient fortement implantés dans le Nord et l’Est parisien, et non de ce qui a par la suite été labellisé « émeute ».

S’agissant de l’émeute de 1955 à la Goutte-d’Or, il est impossible de dire s’il s’est agi d’un mouvement organisé ou spontané. C’est une réaction à une action policière dont on ne sait pas exactement si elle a simplement ciblé des marchands à la sauvette ou aussi des personnes considérées comme des militants politiques. Une réaction dont les formes – cortèges et affrontements avec la police – font écho à ce qui s’observait régulièrement dans les bidonvilles et les médinas de Tunisie ou du Maroc6 (mais moins en Algérie qui était un espace très quadrillé). On a donc un type de réaction qui s’ancre dans une configuration sociale et urbaine particulière – marquée par l’illégalité de la vente de biens à la sauvette, l’occupation de l’espace public –, mais sûrement attisée dans le cas de la Goutte d’Or par la conscience d’une condition politique qui est celle d’être colonisé. On est donc là dans un espace où se rejoignent l’histoire du vieux Paris ouvrier, marqué par des affrontements réguliers avec les forces de l’ordre, et celle des mouvements qui ont lieu dans des villes coloniales à la même époque.

L’autre forme de réaction demandée par la base du FLN, c’est l’investissement de l’espace public par des manifestations. À Paris, les Algériens, encadrés par le mouvement nationaliste, ont manifesté de façon très forte jusqu’à la tuerie du 14 juillet 1953 place de la Nation, où les forces de l’ordre ont ouvert le feu et tué six manifestants algériens.7 À partir de cette date, manifester à Paris devient très difficile pour le mouvement algérien mais aussi pour le mouvement ouvrier. Le MNA continue de manifester, mais le FLN qui se définit comme un mouvement clandestin refuse les manifestations, objets de surveillance et d’arrestations. Il demande à ses militants de cotiser doublement pour ces journées mais de ne pas se joindre aux défilés. À partir de 1961, face à l’intensification des contrôles et des violences policières, il y a une volonté de réaction qui remonte de la base, c’est-à-dire des militants du FLN mais aussi de simples habitants algériens, qui font savoir qu’il n’est plus possible de subir sans réagir. D’un côté, on a des groupes armés qui demandent de réagir par des attentats, ce à quoi le Gouvernement provisoire de la république algérienne était très réticent, considérant que c’était prendre le risque de se couper de la population parisienne, avec des attentats à l’aveugle. De l’autre, il y avait une demande de boycott du couvre-feu qui avait été instauré par le préfet Papon. C’est ce qui va conduire aux « démonstrations de masse » du 17 octobre 1961 qui sont un boycottage massif et encadré de ce couvre-feu. Il s’agit d’ailleurs d’une marche, une marche de la fierté algérienne, plutôt que d’une manifestation classique. Il n’y avait d’ailleurs pas de pancartes, peu de slogans, pas de cortèges…

M. : Une Algerian pride…

E.B. : Selon moi, c’est exactement cela, notamment parce que ces personnes sortent des espaces où elles ont été confinées et, par leur irruption, revendiquent un « droit à la ville ». Le couvre-feu avait institutionnalisé et renforcé le confinement, qui préexistait mais de façon plus lâche. À partir de sa proclamation, il est devenu impossible d’aller travailler le soir sans être contrôlé, d’aller au cinéma ou dans les espaces de loisirs. La nature des lieux investis apparente bien le 17 octobre 1961 à une « marche de la fierté algérienne » : il s’agit d’aller se montrer dans le Paris central, sur les grands boulevards, à Saint-Michel et non dans le Paris algérien… Ce qui permet à la fois de répondre aux attentes d’habitants algériens de la région parisienne, qui veulent sortir de ces espaces confinés et, pour le FLN qui encadre et organise ces « démonstrations de masse », de montrer qu’il est capable de tenir la capitale française. C’est en cela que ce n’est pas simplement une manifestation. Dans les rapports faits au FLN, les participants disent clairement leur « fierté » d’être allés se balader, d’être partis en « promenade », de s’être affichés, et non pas d’être allés à une manifestation. Ce n’est pas le vocabulaire de la manifestation qui est utilisé. On voit bien la volonté d’aller dans les espaces qui sont ceux de la police et de sortir des espaces où cette dernière voudrait les confiner.

M. : Vous réinscrivez l’émeute de 1955 dans l’histoire longue des révoltes du Paris populaire du XIXe siècle, histoire qui se prolonge avec les émeutes des grands ensembles à partir de la fin des années 1970. Pour autant, cela a-t-il un sens d’établir comme le font certain·es auteur·es, un lien entre la police des Algérien·nes de l’après-guerre, dans un contexte colonial, et la police des minorités ou la police des migrant·es dans le contexte post-colonial contemporain ?

E.B. : La police des minorités et la police des migrants relèvent de logiques en partie distinctes, même si par moments, il y a des façons de faire qui se retrouvent, notamment autour du répertoire de la rafle. Y a-t-il continuité coloniale ? Pour les historiens, il est difficile de documenter les continuités8 : sont-ce les mêmes personnes qui agissent ? Selon les mêmes consignes ? Avec le même type de représentations ? Les répertoires que l’on retrouve aux différentes époques obéissent-ils exactement aux mêmes logiques ? Sur les contrôles d’identité par exemple, je pense qu’on peut sérieusement documenter une histoire coloniale et une histoire algérienne du contrôle d’identité. On a parlé de l’existence de la carte d’identité, de sa généalogie : dans le Paris populaire, jusqu’à la guerre d’indépendance algérienne (si l’on excepte la période de la Seconde Guerre mondiale), il n’y a pas de contrôle d’identité, ce n’est pas la modalité d’entrée en action ou en confrontation utilisée par la police. Il me semble que l’apparition de ce type d’entrée en contact, d’emprise est passée par l’histoire coloniale. On peut l’affirmer en s’appuyant sur l’histoire de la carte d’identité mais aussi en revenant sur la façon dont, dans les années 1960-70, sous l’effet d’une politique d’expulsion d’un certain nombre d’Algériens, le contrôle d’identité a été remis en place et s’est trouvé au cœur de ces tensions entre police et habitants dans les cités de transit et les grands ensembles, avec ce qu’on a d’abord appelé les « rodéos » puis les « émeutes ».

Pour autant, peut-on établir un lien de continuité entre la situation des habitants de ces quartiers populaires et celles des Algériens il y a un demi-siècle ? Ces derniers relevaient d’une condition de citoyenneté diminuée : le colonisé est un citoyen diminué car il a un certain nombre de droits, mais qui sont en pratique difficiles à faire valoir du fait de représentations sociales et raciales. Quand l’Algérie était française, un Algérien était un Français et quand il était à Paris, il était normalement en situation d’égalité des droits. Mais dans les faits, l’altérité l’emportait, ce statut juridique était une fiction qui avait pour seule fonction de fournir un répertoire justificatif de la colonisation qui ne pouvait plus être légitimée dans les termes du XIXe siècle ou des années 1930. Et comme d’habitude, la police est là pour ramener à zéro l’écart entre le droit et les représentations sociales. Il n’a jamais été écrit que les femmes n’avaient pas le droit de sortir dans la rue, mais à la fin du XIXe siècle la police est là pour que les femmes qui sont dans l’espace public sans justification soient ramenées à la condition de prostituées, ce qui est possible jusqu’à la fin du règlementarisme prostitutionnel en 1945. De même pour les homosexuels, en dépit de l’absence de pénalisation de l’homosexualité (hormis la période de Vichy et, jusqu’en 1981, la question de l’âge de la majorité sexuelle9) : ceux qui sont perçus comme tels étaient ramenés, dans l’espace public, au répertoire de la rafle, à des violences, etc., c’est cela que j’appelle des « citoyens diminués ». Nombre de Français racisés vivent aujourd’hui cette condition de citoyens diminués et subissent les « cérémonies de dégradation » afférentes.10

Il me semble cependant qu’à l’époque contemporaine, les citoyens diminués qui partagent le plus la condition des Algériens de l’époque coloniale ne sont pas forcément d’anciens colonisés : ce sont notamment les personnes dites Roms, perçues comme Roms, c’est-à-dire, pour le dire très vite, les pauvres des pays pauvres de l’Est de l’Europe. Pourquoi sont-ils des citoyens diminués traités comme l’ont été en grande partie les Algériens à l’époque où les Algériens étaient des colonisés ? Parce que ce sont des citoyens européens, et quand bien même un certain nombre de limitations à leur droit à résidence ont été émises, ils ont le droit de circuler et ne relèvent pas vraiment de la police des étrangers, comme les Algériens ne relevaient pas de la police des étrangers. Seulement, le fait que ces personnes puissent venir en Europe est une concession à la construction européenne, comme le fait que les Algériens étaient français était une concession nécessaire au maintien de la colonisation. Et quand ils arrivent, ils sont des « indésirables », comme les Algériens étaient des « indésirables ». Et qui est en charge de réguler la présence des « indésirables » ? C’est bien sûr la police, cela ramène même à l’essence de la police et à son rôle en matière d’infradroit : la plupart de ces personnes qui sont là ont le droit d’être là, et quand elles n’ont plus le droit d’être là, elles peuvent certes être chassées mais elles ont le droit de revenir. On a donc à quelques décennies de distance des situations relativement proches, qui génèrent des violences très fortes puisque les Algériens de 1962 comme les Roms de 2017 sont des « gibiers de police11 » : seule la police, par les contrôles et la violence, peut les ramener à leur condition d’infériorité sociale et raciale.

M. : L’une des limites à ce parallèle, c’est qu’il y avait un mouvement national puissant côté algérien, qui n’existe pas aujourd’hui côté Rom.

E. B. : Non, bien sûr ; c’est d’ailleurs pour cela que les Algériens étaient soumis à des violences policières qu’aucune autre population n’a connu en France – je pense au massacre policier à grande échelle du 17 octobre 196112 – sauf à revenir à la Commune mais c’est quand même une autre histoire. Les Algériens subissaient un niveau d’emprise et de violence policières qui est la marque de la colonialité même, c’est-à-dire du sur- plus de violence qu’il est possible d’appliquer au corps. Un colonial, par exemple dans l’Indochine des années 1900, c’est quelqu’un que l’on met dans les fers et dont les sévices font l’objet de cartes postales largement diffusées. Certes, les Algériens avaient des droits, du fait même de cette fiction juridique qui emportait tout de même un certain nombre de conséquences. Ils avaient aussi des capacités d’organisation importantes liées à leur nombre. Des mouvements anti-coloniaux capables de s’organiser dans la capitale impériale, c’est rare ! Le cas algérien est de ce point de vue singulier voire exceptionnel. On ne trouve pas la même chose en Grande-Bretagne par exemple. Bien sûr, on a des leaders anticoloniaux présents à Londres mais la lutte n’est pas menée jusqu’au cœur de la capitale impériale sauf avec le cas irlandais mais qui correspond à une histoire différente à bien des égards. Donc ce n’est pas parce qu’on est en capacité d’agir qu’on ne subit pas les violences les plus fortes, parce que ce qui se joue ici c’est la cardinalité politique à la fois de la question colo- niale et de la question algérienne.

M. : Si l’on en revient à la situation contemporaine, marquée par la reconstitution de bidonvilles et de camps de migrant·es dans les villes françaises, est-ce qu’il vous semble qu’il y a là des parallèles à établir, s’agissant des modalités de l’intervention policière dans ces camps ou des formes de régulation interne ? Est-ce qu’il existe des formes de police communautaire ou endogène de ces espaces, à l’image de ce qui pouvait exister dans les bidonvilles algériens ?

E.B. : Pour dire les choses clairement et simplement : ces personnes sont des « gibiers de police », c’est-à-dire que ce sont des populations labellisées comme devant être prioritairement soumises à une action policière et considérées comme en infraction à la fois avec un certain nombre de règles et surtout avec le paradigme dominant des politiques migratoires : elles sont mobiles malgré la volonté de les immobiliser et donc soumises à des possibilités de violence beaucoup plus fortes. Ceci est très bien documenté, en France, en Italie, au Maroc, un peu partout. Je n’insisterai donc pas là-dessus mais plutôt, parce que cela résonne avec des choses qu’on a pu déjà dire, sur le fait que les camps sont le produit de l’action policière. Les migrants comme les Roms ne se déplacent pas forcément en groupe ; ils sont contraints de se regrouper dans les rares espaces où on les laisse aller. C’est ce qu’on cherche à expliquer à Migreurop : le camp ne doit pas être abordé au prisme historique des camps d’internement, c’est-à-dire d’espaces clos dans les- quels sont enfermées un certain nombre de personnes identifiées13. Il y a un camp à partir du moment où les personnes sont à un endroit parce qu’elles ne peuvent pas être ailleurs. Un camp peut parfaitement exister sans être entouré de barbelés. Regardez le square Satragne, qui était un espace de regroupement d’Afghans près de la gare de l’Est au début des années 2000 : la police leur avait abandonné cet espace, tant qu’ils n’étaient pas trop visibles dans d’autres espaces, qu’ils ne posaient pas de problèmes d’ordre public, c’est-à-dire qu’ils ne suscitaient pas trop de réactions sociales. Et ça se rejoue aujourd’hui dans de multiples espaces, avec l’arrivée en Europe de personnes qui sont là sans avoir eu l’autorisation d’entrer dans l’espace Schengen. Pour les gouvernants, il y a deux façons de les « gérer » : la première, c’est de les expulser. Mais c’est une politique extrêmement coûteuse du point de vue matériel, financier et politique. C’est une action extrêmement visible qui cristallise les oppositions. Il est plus facile de réguler ces populations en leur abandonnant un certain nombre d’espaces où elles sont confinées avec comme contre- partie une certaine forme de répit, des possibilités de ne pas être violentées.

M. : Le camp contemporain tel que vous le décrivez renvoie en fait moins à la figure historique du camp d’internement qu’à celle du ghetto.

E.B. : La différence entre le camp et le ghetto, c’est que ces politiques ne peuvent tenir qu’à condition que le camp ne se transforme pas en ghetto. Le dernier camp de Calais a été rasé à partir du moment où il s’est transformé en ghetto, c’est-à-dire qu’il y avait une vie communautaire trop forte à l’intérieur : il y avait trop de commerces, trop de solidarités, trop de militants, il y avait une activité politique, donc là le camp était en train de se transformer en ghetto. Je ne l’avais jamais pensé dans ces termes mais en effet si on revient à Louis Wirth14, c’est ça : le confinement dans un camp est accepté par les pouvoirs publics tant que celui-ci ne se transforme pas en ghetto. C’est un confinement de personnes qui n’ont pas d’histoire dans les lieux, tandis que le ghetto est un confinement de personnes dont l’inscription dans le territoire s’inscrit dans le temps long et s’institutionnalise. C’est ce qui a posé problème à Calais, où il y avait de l’institutionnalisation dans tous les sens du terme, en matière de logement, de solidarité, de loisirs, de santé… Il y avait des lieux de culte, des commerces, une discothèque, des restaurants, donc là cela allait trop loin et le camp a été démantelé. Le confinement strict dans le camp peut s’accompagner de capacités d’action collective mais la limite est la suivante : vous pouvez rester ici que si vous n’agissez pas de manière visible. Vous ne pouvez rester tant que vous cherchez à passer, mais n’essayez pas de vous organiser une vie. On touche là une différence majeure entre les pays dits du Nord et le Sud global, où des millions d’habitants vivent dans ces formes d’organisation informelles. Aujourd’hui, l’Union européenne essaie de faire basculer la Grèce dans ce régime qui est celui du Sud global. Les politiques menées sont en train de transformer la Grèce en archipel de camps dans le double sens humanitaire et répressif. Les Italiens ont subi des pressions identiques mais font en sorte que ces camps se pérennisent de l’autre côté de la Méditerranée, en Libye notamment.

M. : Dans ces camps qui sont le résultat d’une activité policière mais où la sécurité des personnes n’est pas assurée par la police, comment la violence est-elle régulée ? On entend parfois parler d’une police qui serait faite par les passeurs : est-ce que cela a une forme de réalité ? Est-ce qu’il y a d’autres formes de régulation collective de la sécurité ?

E.B. : Je n’ai pas de réponse précise, n’ayant pas enquêté sur ces questions. Ce qui est sûr c’est que les régulations sont multiples. La violence s’exerce en fonction des hiérarchies internes. Les camps ne sont pas des lieux homogènes, les personnes ne viennent pas des mêmes pays, n’ont pas les mêmes moyens financiers, se hiérarchisent elles-mêmes. Il n’y a pas que la police qui hiérarchise les populations, il y a tout un ensemble d’autres gradations qu’il faudrait décrire finement dans chacun des endroits, mais les personnes qui sont passées nous décrivent toujours des organisations par nationalités. Dans l’espace du bateau, ce sont toujours les mêmes qui prennent place là où c’est le plus dangereux. La domination sociale, raciale, économique, existe aussi à l’intérieur des camps : il y a ceux qu’on appelle dans beaucoup d’endroits les big men, c’est-à-dire qu’ils sont en capacité de réguler, parce qu’ils ont autour d’eux plus de personnes, parce qu’ils ont une histoire, une légitimité, un capital violence… Il y a aussi des formes d’auto-organisation, mais fondées sur quoi ? Sur des objectifs communs ? Sur le passage, sachant que le passage, ça va du bricolage à la traite ? Bien sûr, ceux qui organisent ce passage vont chercher à imposer des règles d’organisation, mais ce ne sont pas eux qui vont réguler le bruit de la discothèque ou l’accès aux lieux de culte. Ils vont réguler le fait que certains cherchent à avoir un ticket gratuit pour passer hors de l’organisation. Donc ils vont essayer d’imposer un monopole, qui n’est pas forcément un monopole de la violence mais un monopole économique.

Ce qui est sûr, c’est que pour que ces lieux puissent tenir, il faut une régulation interne qui fait que la police reste au bord. À Calais les camions de CRS étaient à l’entrée de la Lande, mais les CRS rentraient rarement à l’intérieur du camp. Ils seraient rentrés s’il y avait eu une émeute à l’intérieur, ou si des habitants du coin avaient été en danger à l’intérieur. Je l’ai observé un samedi soir, en décembre 2015 : deux jeunes filles étaient venues passer la soirée à l’intérieur du camp et, manifestement, leurs parents étaient à leur recherche. Est-ce qu’elles étaient en danger ou pas ? Elles ne se considéraient pas comme en danger, elles voulaient rester, mais elles ont été mises dehors : il y avait un attroupement, des per- sonnes criaient en plusieurs langues pour dire qu’il y avait un problème et deux types sont partis à la recherche des jeunes filles. Ils les ont ramenées à l’extérieur pour les remettre aux autorités, avec l’idée que si les parents les réclamaient, la police allait rentrer, ce qui à terme menaçait l’existence même du camp. La précarité du camp c’est qu’à partir du moment où la police y entre régulièrement il est menacé de destruction.

M.: A vous écouter, on réalise que le camp met à l’épreuve le slogan « Police partout, justice nulle part » : les camps sont certes le produit de l’action policière, mais ce sont aussi des espaces dans lesquels la police n’entre pas.

E.B. : Les forces de l’ordre sont tellement présentes à l’extérieur qu’elles n’ont pas besoin de rentrer à l’intérieur. Je suis un foucaldien de base : la fonction première de la police c’est de produire des populations et des territoires15. Après, la police produit aussi des territoires sans police, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’y intervient pas. Que ce soit les quartiers populaires ou les camps, il n’y a pas de territoires en France dans les- quels la police ne rentre pas même si elle est y est peu présente selon des modalités routinières et pacifiées. Il y a une gradation des territoires dans lesquels elle pénètre suivant des modalités et avec un niveau de « violence légitime » variables…