Traduit de l’anglais par Isabelle Saint-Saëns  (une version anglaise de cet article est parue en deux parties sur Open Democracy en octobre 2020)

Le « Nouveau pacte pour la migration et l’asile » proposé par la Commission européenne est en réalité un pacte contre les migrants. Bien qu’offrant un nouveau mécanisme de “partage des charges” flexible entre les États-membres de l’UE, il reste fondé sur l’impératif d’empêcher la plupart des migrants du Sud d’accéder au territoire Européen. Il n’offre aucune perspective pour mettre fin au conflit de mobilité qui oppose les mouvements des migrants illégalisés aux politiques migratoires restrictives de l’UE. Il est urgent de conclure un nouveau pacte avec les migrants, qui parte de la réalité des mouvements de migrants et offre un cadre pour leur déploiement, tout en s’attaquant aux conditions systémiques qui poussent les gens à fuir leur foyer, ainsi qu’aux causes profondes du racisme en Europe. Faute d’une telle politique, persisteront souffrances humaines et crises politiques, et les acteurs non gouvernementaux continueront à se mobiliser pour défendre les migrants et être solidaires avec eux.

Le 23 septembre 2020 a été présenté le “Nouveau pacte pour l’immigration et l’asile”, annoncé par la Commission en juillet 2019[1]. Très attendu, il devait être un “nouveau départ pour la migration en Europe”, reconnaissant l’échec du régime Dublin[2], mais aussi l’impasse où se trouvaient les négociations entre les États-membres pour trouver un système qui puisse le remplacer. L’incendie du camp de Moria, à la suite duquel plus de 13 000 personnes ont été abandonnées à la rue, a offert un symbole criant de l’échec de l’actuelle politique européenne. Devant le tollé public qu’il a provoqué et la solidarité qui s’est manifestée dans toute l’Europe, la Commission a été forcée de réagir en publiant le Pacte. Étant donné l’évolution des politiques migratoires de l’UE au cours des dernières décennies, la position particulière de la Commission au sein de la structure du pouvoir européen et la conjoncture politique actuelle de positions massivement hostiles aux migrations en Europe, on ne pouvait s’attendre à ce que la proposition de la Commission aborde de manière constructive le conflit de mobilités qui sous-tend la crise des politiques migratoires. De fait, la principale promesse du Pacte est de gérer les positions divergentes des États-membres grâce à un nouveau mécanisme européen de “solidarité flexible” dans le partage de la “charge” des migrants parvenus sur le territoire européen. Cependant il demeure fidèle à l’impératif au cœur des politiques migratoires Européennes des dernières décennies : empêcher la plupart des migrants du Sud global d’accéder au territoire Européen. Le “Nouveau Pacte” est donc en fait un pacte entre les États européens contre les migrants. Ce pacte, qui sera examiné et éventuellement adopté par le Parlement européen et le Conseil dans les prochains mois, confirme ainsi l’impasse dans laquelle trois décennies de politique européenne de migration et d’asile nous ont conduits, et l’absence de toute imagination politique digne de ce nom.

L’architecture défaillante du régime migratoire de l’UE

L’architecture actuelle du régime des frontières européen repose sur deux piliers principaux et interdépendants : la Convention d’application de Schengen (SIC, ou Schengen II) et la Convention de Dublin, toutes deux signées en 1990, et progressivement mises en application dans les années qui ont suivi[3]. Conçues initialement en dehors du contexte de la Commission et de l’UE, elles sont devenues les piliers du régime migratoire européen émergent après leur incorporation dans le droit de l’UE par le Traité d’Amsterdam (1997/1999). Schengen a institué le territoire de l’UE une zone de libre circulation pour ses citoyens, avec pour conséquence directe de renforcer l’exclusion des citoyens du Sud global et de repousser le contrôle aux frontières extérieures. Cette profonde transformation des frontières européennes n’a cependant rien changé aux relations systémiques déséquilibrées entre l’Europe et le Sud global, dans lesquelles s’inscrivent les mouvements de migrants. Ce changement de politique n’a donc pas empêché les migrants d’atteindre l’UE, mais a illégalisé leur mobilité, les forçant à recourir à des stratégies de migration précaires et générant une main-d’œuvre facilement exploitable, caractéristique permanente et à grande échelle des économies de l’UE. Plus de 40 000 décès de migrants enregistrés aux frontières de l’UE par les ONG depuis la fin des années 1980 : tels sont les résultats mortels de ce conflit de mobilité qui oppose les mouvements de migrants illégalisés aux politiques migratoires restrictives de l’UE.

Le deuxième pilier de l’architecture migratoire de l’UE, la Convention de Dublin, traite des demandeurs d’asile et de leur répartition entre les États-membres. Pour les empêcher de déposer des demandes dans plusieurs pays de l’UE – ce que l’on appelle péjorativement le “shopping de l’asile” – le règlement de Dublin de 2003 prévoyait que le premier pays où entraient les demandeurs d’asile dans l’UE serait responsable du traitement de leurs demandes. Dublin a donc créé une géographie européenne inégale de l’(ir)responsabilité, qui a permis aux États-membres non directement situés à l’intersection des frontières européennes et des routes des migration d’échapper à la responsabilité qui leur incombe d’offrir abri et protection, et a chargé d’un “fardeau” plus lourd les États situés aux frontières extérieures de l’UE. Cette architecture déséquilibrée, autour de laquelle l’ensemble du régime d’asile européen commun (RAEC) a été construit, a vacillé dès qu’a augmenté le nombre de personnes arrivant sur les côtes de l’UE, entraînant des réponses politiques de crise pour empêcher l’effondrement du régime de migration sous la pression du refus des migrants d’être affectés à un pays qu’ils n’avaient pas choisi et des conflits entre les États-membres qui en ont résulté.

Le développement d’une politique européenne en matière de frontières, de migration et d’asile a en conséquence été mu par la crise. C’est particulièrement le cas pour la dernière décennie, lorsque les mouvements massifs de migrants vers l’Europe, à la suite des soulèvements arabes de 2011, ont mis le régime migratoire de l’UE en crise permanente et ont provoqué des réformes hâtives. À partir de 2011, l’Italie a autorisé les Tunisiens à quitter son territoire, ce qui a entraîné la réintroduction de contrôles aux frontières par des États comme la France, tandis que, la même année, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme a mis un terme aux déportations Dublin vers la Grèce en raison des épouvantables conditions d’accueil et de vie. À partir de 2013, le refus croissant des demandeurs d’asile de laisser prendre leurs empreintes digitales – moyen principal de mise en œuvre de Dublin – a contribué à déstabiliser le régime de migration.

L’instabilité s’est encore accrue lorsqu’en avril 2015 plus de 1 200 personnes ont péri dans deux naufrages consécutifs, obligeant la Commission à publier en mai 2015 son “Agenda européen pour la migration”. Il annonçait la création du système de hotspots dans l’espoir de rééquilibrer le régime migratoire européen par une intervention ciblée des agences européennes aux frontières de l’Europe. L’essentiel de cette approche était de proposer un marché aux États-membres : l’enregistrement des migrants dans des structures européanisées (les hotspots) par les “États de première ligne” – réintroduisant ainsi Dublin – en échange du transfert d’une partie des migrants vers d’autres pays de l’UE – déchargeant ainsi les États de première ligne d’une partie de leur “fardeau”. Les arrivées massives de l’été 2015 et le passage des frontières européennes par les migrants ont condamné ce plan avant même qu’il puisse fonctionner. Parallèlement, il a été boycotté par plusieurs États-membres qui ont refusé les relocalisations et continuent de s’y opposer en fomentant un programme explicite de lutte contre l’immigration dans les institutions de l’UE. Si les contrôles aux frontières ont rapidement été réintroduits, les relocalisations n’ont jamais significativement repris dans les années qui ont suivi.

Le régime de Dublin étant paralysé et l’UE incapable de s’entendre sur un nouveau mécanisme de répartition des demandeurs d’asile en Europe, l’UE a eu recours aux politiques, vieilles de plusieurs décennies, qui avaient façonné le régime européen des frontières et de la migration : maintenir les migrants à l’extérieur à tout prix grâce à des contrôles frontaliers mis en place par les États-membres ou les agences européennes, ou bien externalisés à des pays tiers. Compte tenu de la crise profonde dans laquelle la turbulence des migrations avait plongé l’UE à l’été 2015, aucune mesure n’a paru excessive : ni l’acceptation tacite d’expulsions et de refoulements violents par l’Espagne et la Grèce, ni l’externalisation du contrôle des frontières échue aux tortionnaires libyens, ni la collaboration éhontée avec des régimes dictatoriaux comme la Turquie. Sous le prétexte de “s’attaquer aux causes profondes de la migration”, l’aide au développement a été détournée et utilisée pour imposer des accords d’externalisation des frontières et d’expulsion. Mais la dimension externe du régime migratoire de l’UE s’est avérée tout aussi instable que sa dimension interne – comme l’a montré la réouverture des frontières par la Turquie en mars 2020. Les mouvements de migrants illégalisés vers l’UE n’ont jamais pu être entièrement contenus, et ceux qui atteignaient les côtes de l’Europe étaient de plus en plus relégués dans des infrastructures de détention. Même si le maintien de milliers de migrants bloqués dans l’enfer de Moria ne faisait peut-être pas partie du plan initial des hotspots, il a certainement été le résultat des blocages internes de l’UE et a joué un rôle dans la stratégie de dissuasion de l’UE.

Le “nouveau pacte” : Poursuivre la politique de fermeture de l’UE en dépit de son échec

Aujourd’hui le “Nouveau pacte”, promis pour le printemps 2020 et apparemment oublié au plus fort de la pandémie de Covid-19, a été relancé dans la précipitation pour répondre à la destruction du hotspot de Moria. Bien que l’analyse détaillée des réglementations qu’il propose dépasse le cadre de cet article[4], les intentions générales du pacte sont claires. Malgré toute sa rhétorique humaine et humanitaire, voire certaines critiques sur l’absence manifeste de l’État de droit aux frontières de l’Europe, c’est un pacte contre l’immigration. Prenant acte de l’impasse persistante en termes de répartition des migrants au sein de l’UE, il réaffirme l’objectif central de ces dernières années : réduire, massivement, le nombre de migrants parvenant à mettre pieds sur le continent. Il s’engage à y parvenir en poursuivant la mise en place des chaînes de contrôle externalisé des frontières sur l’ensemble des trajectoires des migrants (ce que la Commission appelle “l’approche par l’ensemble du parcours”). Ceux qui arrivent devraient être rapidement contrôlés et triés dans des infrastructures de détention le long des frontières de l’Europe. Les rares qui parviendront à inscrire leur vie dans le cadre de législations sur l’asile toujours plus limitant, seront relocaliser dans d’autres pays de l’UE, en fonction d’un mécanisme de répartition basé sur la taille de la population et la richesse des États-membres.

S’il reste à savoir si cela va effectivement corriger les déséquilibres du régime de Dublin[5] ; cette clé de relocalisation est l’une des rares mesures positives du Pacte, car elle se rapproche de la “clé de relocalisation” des migrants, sans toutefois accorder aux demandeurs d’asile la liberté de choisir leur pays de protection et de résidence[6]. La majorité des demandeurs d’asile déboutés – déterminés comme tels sur la base d’une conception élargie de la notion de “pays tiers sûr” – doivent être dirigés vers les États de l’UE refusant la relocalisation, qui seront chargés de les expulser. La Commission espère que les expulsions soient facilitées par la nomination d’un « coordinateur européen des retours » qui aura su faire pression sur les pays d’origine pour qu’ils acceptent leurs ressortissants, en utilisant la carotte de l’aide au développement et le bâton des sanctions en matière de visas. La Commission semble croire qu’avec moins d’arrivées attendues et moins de migrants finissant par rester en Europe, et grâce au mécanisme de “solidarité flexible” permettant une participation sélective des États-membres aux relocalisations ou aux retours (demandé depuis 2016 par le groupe Visegrad),[7] elle peut tout à la fois combler le fossé entre les intérêts des États-membres et pousser à une européanisation plus profonde de la politique migratoire, qui rendra son propre rôle plus central.

Ainsi, la tentative de la Commission européenne de quadriller le cercle des intérêts conflictuels des États-membres a abouti à un pacte européen contre la migration, qui perpétue les promesses de la politique (anti-)migratoire de l’UE au cours des trois dernières décennies : externalisation, renforcement des frontières, procédures d’asile accélérées, dissuasion des migrants du Sud global par la détention et les expulsions. Elle cherche à conclure un autre accord entre les États-membres européens, sans consulter les migrants – et à leurs dépens. Alors que la plupart des outils proposés par le Pacte n’ont rien de nouveau, et n’ont jamais réussi à mettre durablement fin à l’immigration illégalisée – créant au contraire une importante population précarisée au cœur de l’Europe – nous ne voyons pas comment ils pourraient aujourd’hui. Les migrants illégalisés continueront d’arriver, et beaucoup resteront bloqués dans les États de « première ligne » ou dans d’autres États de l’UE où ils attendront leur expulsion. Le résultat du pacte (s’il est accepté) amènera probablement à perpétuer et généraliser le système des hotspots, alors même que l’incendie de Moria l’a révélé comme intenable au point de rendre nécessaire un Nouveau Pacte. Contrairement à ce dont voudrait nous persuader la Commission avec son “plus jamais Moria”[8], les ruines de Moria sont l’image du futur autant que du passé du Régime d’Asile Européen Commun si la Commission arrive à ses fins.

Il est consternant que l’Europe ait laissé passer une nouvelle opportunité de revoir de fond en comble sa politique de fermeture, qui est en complète contradiction avec la réalité des déplacements à grande échelle dans notre monde inégal et interconnecté. Il est consternant que cet échec politique annonce encore plus de souffrances et de crises politiques. Il faut une approche entièrement différente des migrations, qui désamorce et transforme le conflit de mobilité. Une approche qui parte de la réalité des mouvements de migrants et leur offre un cadre, plutôt que de chercher à les entraver et à les nier.

Vers un pacte avec les migrants

Imaginons un instant que la Commission européenne veuille et puisse vraiment réorienter la politique migratoire de l’UE : à quoi pourrait ressembler son pacte avec les migrants ? Il reposerait sur trois prémisses fondamentales. Premièrement, reconnaître que toute politique en contradiction avec les pratiques sociales ne peut que générer des conflits et, en fin de compte, échouer : une politique migratoire doit partir de la réalité sociale de la migration et lui fournir un cadre pour se déployer. Deuxièmement, reconnaître qu’aucun conflit ne peut être résolu unilatéralement : tout processus de transformation des conflits doit réunir les parties en conflit et chercher à répondre à leurs besoins, à leurs intérêts et à leurs valeurs afin qu’ils ne s’opposent plus les uns aux autres. En particulier, les migrants du Sud global doivent être inclus dans la définition des politiques qui les concernent. Troisièmement, reconnaître, comme l’a dit Tendayi Achiume, que les migrants du Sud ne sont pas étrangers à l’Europe[9] : ils ont longtemps été inclus dans les vastes réseaux de l’empire. La migration et les frontières sont ancrées dans ces relations inégales, et il est impossible de mettre fin au conflit des mobilités sans les transformer fondamentalement. Sur la base de ces prémisses, le pacte de l’UE avec les migrants pourrait contenir les quatre mesures principales suivantes.

1. Justice mondiale et prévention des conflits

Au lieu de prétendre s’attaquer aux “causes profondes” de la migration en instrumentalisant l’aide au développement et en la détournant vers le contrôle des frontières, le pacte mettrait fin à toutes les relations politiques et économiques européennes pouvant contribuer à des crises conduisant aux migrations forcées sous toutes leurs formes. L’UE cesserait tout soutien aux régimes dictatoriaux, interdirait les exportations d’armes, mettrait fin à toutes les interventions militaires déstabilisantes. Elle annulerait les accords commerciaux injustes et les dettes des pays du Sud. Elle mettrait fin à ses émissions massives de carbone qui contribuent à la crise climatique. Ce faisant, elle ne prétendrait pas mettre fin à la migration perçue comme un “problème” pour l’Europe, mais elle contribuerait à permettre à davantage de personnes de vivre dignement où qu’elles se trouvent et à diminuer la migration forcée, qui est certainement un problème pour les migrants. Un véritable engagement en faveur de la justice mondiale, pour la prévention et la résolution des conflits est nécessaire si l’Europe souhaite limiter les facteurs qui conduisent trop de personnes sur les chemins de l’exil, dont seule une partie infime atteint les côtes européennes.

2. Combattre les “causes profondes” du racisme européen

La soi-disant “approche globale” de l’UE en matière de migration, est en réalité unilatérale en se concentrant exclusivement sur la migration en tant que “problème” plutôt que de s’attaquer aux processus qui sont à l’origine des politiques européennes d’exclusion. Le pacte avec les migrants s’attaquerait avec audace aux “causes profondes” du racisme et de la xénophobie en Europe. Il proposerait des politiques conçues pour adresser le passé et le présent colonial de l’UE et les imaginaires raciaux qu’elle a fait naître, affirmerait une vision positive de la vie en commun dans des sociétés ouvertes, et établirait en Europe un système économique plus inclusif et plus juste pour diminuer le ressentiment des populations européennes, habilement canalisé contre les migrants et les personnes racisées.

3. Instituer la liberté de mouvement universelle[10]

En s’attaquant aux causes des déplacements à grande échelle et des politiques migratoires d’exclusion, l’UE désamorcerait le conflit des mobilités, et proposerait ainsi une politique accordant à tous les migrants des voies légales d’accès et de séjour en Europe. Conséquence immédiate de l’instauration du droit à la mobilité internationale[11], les migrants n’auraient plus besoins d’avoir recours aux passeurs, ne risqueraient plus leur vie en traversant la mer – et n’auraient donc plus besoin d’être secourus. Le recours à des moyens de déplacement sûrs et légaux permettrait également aux migrants, à l’heure de la pandémie de Covid-19, d’adopter toutes les mesures sanitaires de protection, pour eux et pour ceux qu’ils rencontrent. N’étant plus contrôlée par des moyens militaires, la migration apparaîtrait comme un processus normal et ne génèrerait plus de peur. Le budget de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, serait coupé. L’agence limiterait ses activités à la détection des menaces réelles pour l’UE plutôt que de construire comme “risques” des populations vulnérables. Dans un monde moins inégalitaire et où il serait possible de mener une vie digne où qu’on se trouve, la liberté de mouvement universelle ne mènerait pas à une “invasion” de l’Europe. Les mouvements circulaires seraient plus fréquents que l’installation permanente. Le statut juridique des migrants empêcherait les employeurs de dégrader les conditions de travail. Un système d’asile européen continuerait d’exister, pour accorder protection et soutien à celles et ceux qui en ont besoin. Les anciens hotspots et centres de détention serviraient de ministères de l’accueil, qui enregistreraient les requérants d’asile et les redirigeraient vers le lieu de leur choix. Cet enregistrement prouverait ainsi seulement qu’un premier pas a été fait vers la citoyenneté européenne, qui deviendrait une véritable institution post-nationale, horizon que les traités européens actuels ne font qu’entrevoir.

4. Démocratiser les frontières

Toutes les politiques européennes de migration ont jusqu’à présent été fondamentalement antidémocratiques – en tant qu’elles ont été imposées à un groupe de personnes – les migrant.es – qui n’ont pas eu leur mot à dire dans le processus législatif et politique définissant les lois qui régissent leurs mouvements. Le pacte avec les migrants serait le résultat d’un important processus de consultation avec les migrants et les organisations qui les soutiennent, ainsi qu’avec les États du Sud. Suivant la suggestion d’Étienne Balibar, il proposerait de démocratiser les frontières de façon permanente en instituant “un contrôle multilatéral et négocié de leur fonctionnement par les populations elles-mêmes (y compris, bien sûr, les populations migrantes)”, au sein de “nouvelles institutions représentatives” qui “ne soient pas seulement territoriales, et certainement pas purement nationales”[12]. Dans un tel pacte, la promesse initiale de l’Europe comme projet post-national serait enfin relancée.

On peut certes voir dans cette orientation politique un pur fantasme. Et pourtant, il nous semble évident qu’elle est la seule réaliste. Les citoyens européens et les décideurs politiques doivent comprendre que la question n’est pas de savoir si les migrants exerceront leur liberté de franchir les frontières, mais à quel coût humain et politique. Il est donc bien plus réaliste de s’attaquer aux processus générateurs du conflit des mobilités que de chercher à interdire la mobilité humaine. “Pas de justice, pas de paix” : le slogan de Black Lives Matter, résonnant dans les rues du monde entier ces derniers mois, nous rappelle que sans justice en matière de mobilité[13] on ne pourra mettre fin au conflit des mobilités.

Les défis à venir pour les mouvements de solidarité avec les migrants

Nos propositions politiques, parfaitement réalistes du point de vue des mouvements de migrants et des processus qui les façonnent, ne sont bien sûr pas à l’agenda de l’Europe néolibérale et nationaliste. Si la Commission européenne a gâché une nouvelle occasion de réorienter la politique migratoire de l’UE, c’est tout bonnement parce que cette Europe, du fait des États-membres et des hommes politiques qui la gouvernent, n’a plus aucune audace pour offrir des visions de démocratie, de liberté et de justice. Qu’une version du pacte soit adoptée ou pas dans les mois à venir, nous avons de toute façon peu d’espoir de voir une réorientation fondamentale des politiques de l’UE : bien plutôt la perpétuation du conflit des mobilité, avec son cortège de souffrances humaines et de crises politiques.

Dans ce contexte, que peuvent faire les mouvements de défense des droits et de soutiens aux migrants ? Commençons par une réflexion adressée aux mouvements dont nous faisons partie : l’incendie de Moria n’est pas seulement un symptôme et un symbole des échecs des politiques migratoires de l’UE et des États-membres, mais aussi de nos propres stratégies. Depuis que les hotspots ont été proposés en 2015, nous les avons dénoncés sans relâche, nous avons documenté les conditions de vie insupportables qu’ils ont créées. Les ONG ont intenté des procès, mais leurs efforts ont été rejetés par une Cour européenne des droits de l’homme de plus en plus réticente à se positionner sur les questions liées aux migrations, contribuant ainsi à la perpétuation de graves violations par les États.[14] Malgré l’extraordinaire mobilisation de la société civile, alliée avec des municipalités de toute l’Europe qui se sont déclarées prêtes à accueillir des migrants, les relocalisations n’ont jamais atteint un niveau significatif.[15] Après cinq ans de mobilisation ininterrompue, les hotspots sont toujours là, prenant au piège des milliers de demandeurs d’asile. Tandis que les conditions ayant conduit à l’incendie sont encore en cours de clarification, il semblerait que des migrants retenus en otage à Moria aient choisi le geste désespéré de se débarrasser du camp en le réduisant en cendres. Tout en continuant à dénoncer les politiques de l’UE, nos mouvements doivent impérativement réévaluer et réinventer nos propres modes d’action, pour les rendre plus efficaces. Nous n’avons pas de leçons à donner, car nous partageons ces faiblesses. Mais nous pensons que certaines des orientations que nous avons suggérées dans notre utopique Pacte avec les migrants peuvent aussi guider les mouvements de défense des droits et de solidarité avec les migrants, car elles peuvent être mises en œuvre dès à présent depuis la base, et contribuer à raviver notre imagination politique.

La liberté de mouvement n’est pas, ou pas seulement, une utopie lointaine, qui pourrait être instituée par les États à très long terme. C’est aussi un droit et une liberté dont les migrants illégalisés se saisissent au quotidien, lorsqu’ils traversent les frontières sans autorisation et s’obstinent à vivre là où ils le souhaitent. La liberté de mouvement est une précieuse boussole pour orienter et évaluer nos pratiques de contestation et de soutien. Le contentieux reste un outil important pour contrer les multiples formes de violence et de violations auxquelles les migrants sont confrontés tout au long de leur parcours, même si les tribunaux nationaux et internationaux ne sont pas exempts de l’hostilité aux migrants qui prévaut au sein des États. La mise en place d’infrastructures de soutien aux migrants durant leur mobilité – comme l’Alarm Phone de WatchTheMed et la flotte de sauvetage civile – et lors leurs séjours – comme les nombreuses plateformes citoyennes pour le logement – est et restera essentielle. Alors que les États cherchent à mettre en œuvre ce qu’ils appellent une “gestion intégrée des frontières” qui cherche à gérer les turbulentes mobilités des migrants avant, pendant et après le franchissement des frontières, nos réseaux forment une “solidarité frontalière intégrée” certes fragmentée mais interconnectée tout au long des trajectoires des migrants. La criminalisation de nos actes de solidarité par les États prouve bien notre efficacité à perturber la violence des frontières.

Les villes solidaires sont des nœuds importants de ces chaînes, car les municipalités peuvent permettre aux migrants de vivre dignement dans les espaces urbains, et limiter la portée de leurs forces de sécurité par exemple. Leurs voix dissonantes, leurs mots d’accueil ont amplement démontré que des pans entiers de la population européenne refusent d’être complices des politiques de fermeture de l’UE et sont prêts à incarner une relation ouverte de solidarité avec les migrants. Il nous faut cependant reconnaître que la prérogative d’accorder l’accès aux États européens est celle des administrations centrales, et non des municipalités : la volonté d’accueillir les migrants n’a pas suffi à leur garantir un refuge.

Les appels humanitaires et humanistes à l’accueil sont certes importants ; mais il nous faut aussi replacer les migrations et les frontières dans un contexte politique et économique plus large – celui du passé et du présent de l’empire –  afin qu’elles puissent être comprises comme des questions de (in)justice.[16] Nous, militants qui travaillons à défendre et soutenir les migrants illégalisés, ne devons jamais oublier les paroles d’Édouard Glissant : “le fait de devoir traverser les frontières de force en raison de sa misère est aussi scandaleux que ce qui fonde cette misère”[17]. Cette conception peut permettre de nouer bien plus d’alliances aujourd’hui entre les mouvements de solidarité avec les migrants et les mouvements pour la justice mondiale et la justice climatique, ainsi que les mouvements antiracistes, antifascistes, féministes et décoloniaux. Grâce à ces alliances, nous seront mieux équipés pour soutenir les migrants tout au long de leur trajectoire, et transformer les conditions qui les contraignent aujourd’hui.

En définitive, pour sortir de leurs propres impasses, les mouvements de solidarité avec les migrants doivent répondre à quatre grandes questions. Premièrement, quelle politique migratoire voulons-nous ? Les limites prévisibles du pacte de l’UE contre les migrations peuvent être une occasion de forger notre propre programme alternatif. Deuxièmement, comment pouvons-nous non seulement nous opposer à la mise en œuvre de politiques restrictives, mais aussi façonner le processus politique lui-même de manière à transformer nos terrains de luttes ? S’opposer au pacte anti-migrants de l’UE au cours des prochains mois peut permettre de mener de nouvelles expériences. Troisièmement, tant que les politiques qui nient les principes de base de l’égalité, de la liberté, de la justice et de notre humanité commune sont toujours en place, comment mener des actions qui les contrent de manière efficace ? Par exemple, quelles sont les formes d’évacuation non gouvernementales qui pourraient faire rupture avec les politiques d’exclusion et de tri des Etats et aider les migrants à arriver en Europe et à en franchir les frontières intérieures ? Quatrièmement, comment les luttes autour de la migration et des frontières peuvent-elles contribuer à forger un monde plus égal, plus libre, plus juste et plus durable pour toutes et tous ?

Ces prochains mois, durant lesquels le Pacte européen contre l’immigration sera discuté devant le Parlement européen et le Conseil, verront une bataille difficile pour tous ceux qui croient encore en la possibilité d’une Europe d’ouverture et de solidarité. Bien que nous ne nous faisions aucune illusion quant au résultat politique, nous devons nous y engager, non seulement pour affirmer qu’une autre Europe et un autre monde sont possibles, mais aussi pour commencer à les construire à partir de la base.

Charles Heller & Bernd Kasparek

Charles Heller est chercheur associé à l’Institut de hautes études internationales et du développement à Genève. Il est co-directeur du projet Forensic Oceanography basé à Goldsmiths, Université de Londres, et co-fondateur de la plateforme WatchTheMed. Il est actuellement co-président du réseau Migreurop.

Bernd Kasparek est un activiste et un chercheur qui se concentre sur les politiques européennes en matière de migration et de frontières. Il travaille actuellement à l’Université de Göttingen dans le cadre du projet de recherche RESPOND, financé par Horizon2020. Gouvernance à plusieurs niveaux des migrations de masse en Europe et au-delà. Il est membre du réseau d’études critiques sur les migrations et les régimes frontaliers en Allemagne.

[1] https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/promoting-our-european-way-life/new-pact-migration-and-asylum_fr

[2] Outline for reorienting the Common European Asylum System https://www.statewatch.org/media/documents/news/2019/dec/eu-asylum-FoodForThought-GermanNoPaper.pdf

[3] Nous avons proposé une analyse détaillée de cet argument dans plusieurs articles. Voir en particulier : Bernd Kasparek. 2016 “Complementing Schengen: The Dublin System and the European Border and Migration Regime”, in Migration Policy and Practice, Harald Bauder et Christian Matheis eds., 59–78. Migration, Diasporas and Citizenship. Houndmills & New York: Palgrave Macmillan. Charles Heller et Lorenzo Pezzani. 2016. “Ebbing and Flowing: The EU’s Shifting Practices of (Non-)Assistance and Bordering in a Time of Crisis”. Near Futures Online. No 1. http://nearfuturesonline.org/ebbing-and-flowing-the-eus-shifting-practices-of-non-assistance-and-bordering-in-a-time-of-crisis/

[4] Pour des premières analyses voir Steve Peers. 2020. “First analysis of the EU’s new asylum proposals”, EU Law Analysis, 25 septembre 2020. https://eulawanalysis.blogspot.com/2020/09/first-analysis-of-eus-new-asylum.html?spref=fb&fbclid=IwAR2-WgD7OL8-40CARxhqkh20nMTZLXuAjOoSEb_QairtMypvxDtKg2hGuSU; Sergio Carrera. 2020. “Whose Pact? The Cognitive Dimensions of the New EU Pact on Migration and Asylum”, CEPS, septembre 2020. https://www.ceps.eu/ceps-publications/whose-pact/

[5] Carrera, ibid.

[6] Pour une discussion de la « clé de relocalisation des migrants’, voir Philipp Lutz, David Kaufmann et Anna Stütz. 2020. “Humanitarian Protection as a European Public Good: The Strategic Role of States and Refugees”, Journal of Common Market Studies 2020 Volume 58. n° 3. pp. 757–775. Pour une comparaison entre les demandes d’asile en Europe ces dernières années avec des clés de relocalisation différentes, voir nccr – on the move, l’outil développé par Etienne Piguet https://public.tableau.com/profile/nccr.on.the.move#!/vizhome/FairShare_0/Symbolic

[7] https://www.visegradgroup.eu/flexible-solidarity

[8] https://finanz.dk/eu-to-step-up-pressure-over-migrant-returns/

[9] Tendayi Achiume. 2019, “The Postcolonial Case for Rethinking Borders.” Dissent 66.3: pp.27-32. https://www.dissentmagazine.org/article/the-postcolonial-case-for-rethinking-borders

[10] Le terme anglais freedom of movement est le plus souvent traduit par « liberté de circulation » en français. Or il nous semble que ces deux termes ne sont pas identiques. Alors que le terme « circulation » implique un degré de canalisation dans un système – pensons à la circulation sanguine –, celui de « mouvement » renvoie à une dimension plus corporelle, multi-échelle et multidirectionnelle. Nous utilisons le terme « liberté de mouvement » pour souligner qu’à travers notre approche nous contestons précisément les logiques de canalisation que les Etats et le capital tentent d’imposer sur le mouvement des personnes et que nous cherchons à nous opposer non seulement à la violence des frontières qui démarquent les limites entre les Etats, mais aussi aux frontières sociales disséminées dans l’ensemble de nos sociétés telles que la classe, la race, le genre. En marquant cette distinction terminologique, nous rejoignons l’analyse de Marie-Claire Caloz-Tschopp, L’Évidence de l’asile (Paris, L’Harmattan, 2016, p. 83). Voir également notre article Charles Heller, Lorenzo Pezzani et Maurice Stierl (2019) Vers une Politique de la Liberté de Mouvement. Communications. no 104.

[11] Antoine Pécoud et Paul de Guchteneire. 2006. « International Migration, Border Controls and Human Rights : Assessing the Relevance of a Right to Mobility », Journal of Borderlands Studies, vol. 21, no 1, p. 75-76.

[12] Étienne Balibar, 2001 “Nous, citoyens d’Europe ? Les frontières, l’État, le peuple” La Découverte coll. Cahiers libres

[13] Mimi Sheller. 2018. Mobility Justice: The Politics of Movement in an Age of Extremes. London: Verso.

[14] Voir le communiqués de plusieurs associations, dont Migreurop, du 7 novembre 2019 : « Pour la Cour européenne des droits de l’Homme, tout va bien dans les hotspots grecs ».  http://www.migreurop.org/article2939.html?lang=fr

[15] Voir Thomas Lacroix, Louise Hombert, et Filippo Furri. (2020) “Migration and municipal militancy in the Mediterranean.” EuroMedMig Working Paper Series, no. 4. http://hdl.handle.net/10230/45349

[16] Tendayi Achiume. 2019, “The Postcolonial Case for Rethinking Borders.” Dissent 66.3: pp.27-32. https://www.dissentmagazine.org/article/the-postcolonial-case-for-rethinking-borders

[17] Edouard Glissant. 2006. “Il n’est frontière qu’on n’outrepasse”. Le Monde diplomatique, octobre 2006. https://www.monde-diplomatique.fr/2006/10/GLISSANT/13999