En 2010, après plus d’un siècle de fonctionnement, la prison Jacques-Cartier, située au sud de la gare de Rennes, ferme ses portes. À l’image de nombreux établissements pénitentiaires construits au début du siècle et considérés comme trop vétustes, cette maison d’arrêt est remplacée par un établissement moderne, à la périphérie de la ville. En 2021, Rennes Métropole achète cette prison avec l’ambition d’en faire « un lieu culturel et citoyen ». Le projet de transformation s’appuie sur une démarche « participative » de consultation citoyenne (ateliers d’urbanisme participatif), initiée en 2023, afin de définir les futurs usages du lieu. C’est dans ce contexte propice à l’émergence de paroles sur la prison que naît la recherche participative PriMem consacrée à l’histoire orale de la maison d’arrêt (1903-2010) et aux enjeux de la médiation scientifique, en histoire et en sciences sociales, au sein de l’espace public.1 Les débats sur les futurs possibles de la prison et les enjeux pluriels qui les composent (économiques, urbanistiques, écologiques, sociaux, démocratiques, etc.) tissent la toile de fond de ce projet qui considère, de manière empirique, la participation habitante et citoyenne comme une opportunité déjà existante, à saisir par la recherche, plus que comme une méthodologie qu’elle devrait initier.
Avant le lancement du projet PriMem, une association locale, Champs de Justice, était déjà engagée dans une collecte de témoignages sur l’histoire de la prison, notamment autour de de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Dans un premier temps, notre projet de recherche visait donc à mettre en place une collaboration avec cette association ainsi qu’avec d’autres structures du Collectif Prison Rennes2, pour réaliser une vaste collecte de sources orales sur l’histoire de la prison et constituer un corpus à déposer aux Archives départementales. Afin de faciliter l’horizontalité des échanges avec les associations rennaises et de simplifier les collaborations avec les collectivités territoriales, nous avons choisi, en mars 2022, de structurer le projet sous une forme associative : Cartier Libre.
Les Journées Européennes du Matrimoine et du Patrimoine (JEMP) de septembre 2023 furent l’occasion d’une première expérience de médiation animée par des membres de Cartier Libre et des citoyens intéressés (membres de Champs de Justice, étudiant.es, participant.es à la consultation citoyenne). Présents à l’extérieur du bâtiment de détention, les « médiateurs citoyens » répondaient aux questions des visiteur·euses sur l’histoire de la prison, en s’appuyant sur un corpus de documents d’archives (plans, cartes postales, extraits de registres d’écrou). Ce dispositif de médiation était aussi une occasion de communiquer sur le projet d’enquête orale et de collecter les contacts d’ancien·nes acteur·ices de la prison.
Durant ces deux jours, plus de 8000 visiteurs ont traversé la prison. Parmi eux, d’anciens détenus ont spontanément pris la parole afin de raconter leurs expériences aux proches qui les accompagnaient ou aux médiateur·rices rencontrés sur le site. Certains d’entre eux ont accepté d’élargir le cercle de leurs interlocuteur·rices en s’adressant à d’autres visiteur·euses qui s’arrêtaient, en nombre, pour les écouter. Face à ces situations, les membres de Cartier Libre ont saisi l’opportunité de transformer la médiation en une intermédiation in situ entre le public et ces mises en récit plus ou moins spontanées.3 Il ne s’agissait donc plus uniquement de donner des informations sur la prison mais de mettre en relation les ancien·nes acteur·ices avec les visiteur·euses en créant le cadre de l’échange. De petits groupes se sont donc faits et défaits, autour de ces prises de parole singulières, permettant de répondre aux questionnements des visiteur.euses sur la vie quotidienne en cellule, les conditions du travail pénitentiaire et les relations sociales au sein de l’espace carcéral. Au terme de ces journées, une évidence s’est imposée : les murs ne parlent pas seuls (sans médiation, ils résonnent parfois avec les fantasmes et les représentations préexistantes). Il devenait alors nécessaire de repenser simultanément le dispositif de médiation et le protocole de l’enquête orale en intégrant anciens détenus et anciens surveillants à la démarche de recherche.
Ce glissement d’une participation des associations locales à une participation des anciens acteur·ices de la prison nous a permis de sortir de la logique mémorielle et patrimoniale du recueil de témoignages pour établir un double déplacement, théorique et pratique, et élaborer un nouvel espace de recherche fondé épistémologiquement. Ce double déplacement a consisté à passer d’une collecte de témoignages à une enquête d’histoire orale et de passer de la participation « citoyenne » initiée par la Métropole à une participation à l’enquête scientifique permettant une co-construction des savoirs historiques. L’enjeu d’une participation élargie est notamment apparu central au regard des effets d’asymétrie provoqués par l’écrasement des histoires illégitimes. Alors que la mémoire des résistants de la Seconde Guerre mondiale, les souvenirs des ancien.nes voisin.es de la prison, des anciens surveillants et des intervenants extérieurs avaient été énoncés dans les espaces « institutionnels » de la consultation citoyenne (ateliers d’urbanisme participatif), l’absence relative des détenus de droit commun tendait à rejouer, dans le présent, les effets d’exclusion, de marginalisation et d’invisibilisation de l’enfermement passé.4 Le projet PriMem, redéfini par nécessité et par opportunité, s’est dès lors pensé dans le cadre d’une co-construction de l’enquête historique en lien avec les enjeux démocratiques qui traversent les multiples dimensions de l’objet carcéral et des configurations de pouvoir associées.
Des « participants » aux « co-chercheur·euses »
Dans le but de bénéficier du croisement entre savoirs académiques et savoirs d’expérience, nous avons décidé d’associer, à toutes les phases de la recherche, chercheur·euses académiques et ancien·nes acteur·rices de la prison appelé·es co-chercheur·euses (anciens détenus, anciens membres du personnel pénitentiaires et de santé, bénévoles associatifs). Il s’agissait de mesurer « ce que la participation fait à la recherche»5 dans le cadre d’une démarche expérimentale et réflexive en histoire orale. Le corpus de sources orales ainsi recueilli par un duo composé d’un·e chercheur·euse et d’un.e co-chercheur·euse, vise non seulement la production de travaux scientifiques sur l’histoire de la prison mais également la mise en place, à plus court terme, de dispositifs de médiation (expositions, visites guidées, ateliers scolaires). Ainsi, par leur participation, les co-chercheur·euses sont censés être directement impliqué·es.dans la manière dont l’histoire de la prison et de ses acteur·rices sera représentée et mise en mots dans l’espace public.
Pour mener à bien cette recherche, nous avons constitué un groupe composé d’une douzaine de chercheur·euses de métier et de co-chercheur·euses se réunissant à intervalle régulier. Des entretiens individuels ont été réalisés en amont avec tous les co-chercheur·euses sur leur propre trajectoire biographique. L’objectif était évidemment de collecter des données historiques mais également de vivre une expérience partagée permettant d’établir un langage commun et de permettre un basculement réflexif du statut d’enquêté.es à celui d’enquêteur·rice. Par la suite, entre décembre 2023 et juillet 2024, quatre ateliers ont eu lieu, réunissant entre 10 et 19 personnes. Ces ateliers ont été l’occasion de discuter du protocole de collecte (cadrage méthodologique, juridique et éthique), d’organiser concrètement la recherche (formation des binômes, recueil de contacts) et de faire des retours sur les premiers entretiens. Cette approche attentive aux conditions de l’entretien s’inscrit dans le renouvellement méthodologique que connaît l’histoire orale qui engage à intégrer le contexte et les « à côtés » comme partie prenante de l’enquête.6
La recherche a tout d’abord été organisée en faisant coïncider les expériences du co-chercheur et celles de la personne rencontrée dans le cadre de l’entretien (à titre d’exemple, un ancien détenu participe à l’entretien avec un ancien détenu). Il s’agissait ainsi de bénéficier du savoir d’expérience du co-chercheur pour enrichir les questionnements, en d’autres termes d’ « allonger le questionnaire »7 non plus par les savoirs accumulés par l’historien·ne mais par les connaissances d’expérience des acteurs sociaux. Plusieurs groupes ont ainsi été définis en fonction du profil du co-chercheur·se et de celui des personnes à interroger (anciens détenus, anciens membres du personnel pénitentiaire, anciens professionnels de santé, intervenants extérieurs). Entre janvier et décembre 2024, une quinzaine d’entretiens ont été préparés et menés selon ce protocole : ont été interrogés 5 anciens détenus, 6 anciens membres du personnel (surveillants, professionnels de santé, directeurs) et 5 intervenants extérieurs (bénévoles associatifs, enseignante, formatrice, aumônier). En lien avec les enjeux mémoriels liés à la période de la Seconde Guerre mondiale, un groupe spécifique a été constitué autour de cette thématique (il réunit un historien et des membres de Champs de Justice et il s’est entretenu avec 4 descendant.es de résistants incarcérés).
Au fur et à mesure de l’enquête et des échanges, des pistes de recherche ont émergé et ont été par la suite intégrées aux grilles d’entretien. Revenant chez la plupart des interlocuteurs.rices, l’opinion selon laquelle la « prison a changé », qu’elle était « mieux avant », est ainsi devenu un objet de l’enquête : est-ce que tout le monde met les mêmes « changements » derrière cette expression utilisée par d’anciens détenus, d’anciens surveillants et d’anciens intervenants ? Par ailleurs, les premiers entretiens ont fait émerger l’idée d’un « tabou carcéral », définissant les espaces où l’on ne parle pas de la prison. Ont donc été ajoutées aux grilles d’entretien des questions sur les moments, les lieux et les sociabilités où chacun·e évoque la prison. Au terme de cette première phase, si le protocole s’est avéré plutôt concluant pour certains profils de personnes interrogées, il a montré ses limites pour d’autres.
Le premier entretien auprès d’un ancien détenu, réalisé selon le protocole de recherche, a eu lieu en février 2024. Il avait été préparé par un binôme formé par une historienne et Serge D., incarcéré à la fin des années 1970 en tant que mineur puis en tant que majeur quelques années plus tard. Ce binôme s’est entretenu avec un ancien détenu ayant également connu l’incarcération en tant que mineur et en tant que majeur à une période antérieure. Deux séances de travail ont permis de co-construire la grille d’entretien, ce qui a donné lieu à des réflexions portant sur la manière de présenter l’objectif de l’entretien, le binôme de chercheurs, les thématiques à aborder (par exemple : la première nuit en prison, un moment qui semblait particulièrement important à Serge D.) et les manières de formuler les questions. Lors de ces séances préparatoires, le fait que Serge D. ait pu expérimenter quelques semaines plus tôt la situation d’entretien en répondant aux questions des historiennes lui a permis de faire un retour concret sur la grille de questions. Pour lui, cet échange plus informel a aussi été l’occasion d’aborder des dimensions de son expérience personnelle qui n’avaient été pas mentionnées lors de l’entretien préalable et d’enrichir la grille. Dès le début de l’entretien, un climat de confiance s’est instauré entre le co-chercheur et la personne interrogée en raison de leurs expériences partagées, non seulement de la prison, mais également d’une enfance dans un quartier rennais et de connaissances communes. Ainsi, quand Serge D. a demandé à l’ancien détenu s’il pouvait le tutoyer, celui-ci lui a répondu : « On va se tutoyer entre anciens des colonies », une image reprise par Serge D. au fil de l’échange. Par ailleurs, si l’entretien a été majoritairement conduit par l’historienne, les interventions du co-chercheur ont permis de faire émerger des lignes de rupture et de continuité entre des expériences carcérales éloignées dans le temps. Les deux anciens détenus ont tous deux fait l’expérience de la transformation des parloirs, tout d’abord avec, puis sans dispositif de séparation (hygiaphone), influençant de fait les relations entretenues avec les proches. Quant aux conditions d’enfermement au « mitard », elles divergent selon les expériences (avec ou sans matelas, avec ou sans vêtements, avec ou sans changement de cellule après isolement). L’évolution des formes et des pratiques de punitions a pu initier une lecture historique de l’expérience punitive et du pouvoir discrétionnaire des surveillants. Le cadre formé par le trinôme a ainsi permis d’amorcer des pistes d’analyse dès la situation d’entretien. Par ailleurs, le co-chercheur a également pu jouer le rôle de traducteur notamment quand la personne interrogée a mobilisé la langue romani pour évoquer la prison, (« Parce que là-bas, tu apprends à parler avec les gens du voyage quoi, tu racaves[parles] le romanesc »). Certaines questions pouvant apparaître comme touchant à la sphère de l’intime (« Est-ce que tu as déjà pensé aux victimes ? ») ont été posées par le co-chercheur moins enclin à l’auto-censure en raison d’une communauté d’expérience avec la personne interrogée et d’un cheminement personnel sur sa responsabilité morale. Finalement, et cela s’est confirmé lors des entretiens ultérieurs menés selon le même protocole, le co-chercheur peut adopter plusieurs rôles au cours de l’entretien : co-enquêteur, co-témoin et traducteur. Cette navigation entre différents pôles rend la situation d’entretien particulièrement mouvante, le trinôme se formant et se reformant au gré des échanges.
À l’inverse, les entretiens menés auprès d’anciens membres du personnel pénitentiaire par un binôme composé par une historienne et Alain H., ancien surveillant, ont créé des situations d’entretien très différentes. La participation du co-chercheur, qui avait été par ailleurs le supérieur hiérarchique de certaines des personnes interrogées, ne semble pas avoir facilité la prise de parole de ses anciens collègues et ce malgré les liens personnels existants toujours entre ces surveillants à la retraite. Les entretiens ont montré à quel point il pouvait être inhabituel, pour ces hommes, de mettre en mots leur pratique et leurs expériences personnelles et professionnelles. Ces entretiens, entrecoupés par des silences et des soupirs, ont suscité la frustration du co-chercheur qui s’est interrogé sur la pertinence de sa présence et sur le décalage entre le discours qu’il a lui-même construit sur son métier et les silences de ses anciens collègues. Ces situations – analysées au sein du binôme puis collectivement dans les ateliers PriMem – ont permis de mesurer la complexité de la recherche participative et la pluralité des savoirs imbriqués qu’elle mettait en lumière. L’enjeu de cette collecte de sources orales auprès des anciens membres du personnel pénitentiaire a fait émerger trois pistes de recherche à la fois liées et distinctes : une piste de recherche en histoire sur l’ethos professionnel des surveillants et leur lien au silence et à la parole, une piste de recherche en méthodologie de l’histoire orale sur les effets des conditions d’entretien et une piste de recherche sur ce que l’on entendait par « savoirs d’expérience » dans le protocole et sur les conditions de possibilité de leur mise en narration.
Co-enquêter pour produire quels savoirs ?
Quels types de savoirs s’élaborent par cette démarche participative ? Pour poser la question différemment : comment et à quels moments des savoirs sont-ils collectivement produits par la recherche participative ? Dans cette troisième partie, nous voudrions proposer un retour réflexif sur la production des savoirs en partant du cas de l’enquête menée auprès des anciens membres du personnel pénitentiaire. Lors de son entretien individuel préalable, Alain H. a retracé sa longue carrière au sein de la prison Jacques-Cartier, carrière qui lui a permis d’occuper une variété de postes. Ce premier entretien est « classique » puisqu’il s’est déroulé en face à face avec une historienne. La deuxième étape du protocole d’enquête a donc consisté en une série d’entretiens menés conjointement. Ces deux types d’entretiens produisent des sources permettant de recueillir des informations diverses sur le fonctionnement ordinaire de la prison, l’évolution des usages de l’espace, l’organisation du travail, etc. Il s’agit donc ici de produire une histoire de la prison Jacques-Cartier à partir des mémoires multiples de celles et ceux qui y ont travaillé. Ces sources orales, peuvent donner lieu à la formulation d’un premier type de savoir : historique. Mais, comme la partie précédente le montre déjà, l’enquête commune ne se limite pas au moment de l’entretien. En amont et en aval, les discussions formelles (préparation et échanges autour des entretiens, ateliers collectifs) et informelles (trajet pour se rendre aux entretiens, préparation des médiations in situ, moments de sociabilités) nourrissent la réflexion, réorientent la recherche. La frustration d’Alain H. face aux silences et aux difficultés à « faire parler » ses anciens collègues de leurs expériences passées est aussi une piste intéressante à explorer. Cette frustration interroge à la fois la méthodologie d’enquête (comment neutraliser les effets des anciennes relations professionnelles hiérarchiques lors de l’entretien ?) et suggère de nouvelles orientations (faire de l’ethos professionnel un objet de réflexion). En témoignant de sa frustration, Alain H. explique qu’il est à la fois étonné et déçu de constater que ses anciens collègues n’ont pas le même recul sur leurs pratiques. Ce rapport différencié à la mémoire d’un lieu ne traduit pas un attachement plus ou moins grand à la prison mais plutôt des liens contrastés avec un passé professionnel commun. Là où Alain H. met en avant sa réflexion sur le sens de la peine, sur la mission des surveillants et plus généralement sur le rôle de la prison dans la société – intérêt qui justifie, à ses yeux, la nécessité de s’engager pour la préservation de la mémoire de Jacques-Cartier – d’anciens collègues mettent plus facilement en avant les souvenirs de camaraderie et de sociabilité dans l’enceinte de l’établissement. L’étonnement d’Alain H. laisse percevoir, à rebours, qu’à l’époque de leur activité professionnelle commune, ce type de discussions – sur le sens de l’enfermement et le rôle de la prison– n’était sans doute pas très courant. Sa déception suite aux premiers entretiens suscite des interrogations qui nourriront ceux à venir (« sur quoi portent les discussions ordinaires entre agents de la pénitentiaire ? » ; « le rôle de la prison faisait-il partie des échanges entre collègues ? », « pouviez-vous parler de vos appréhensions et de vos peurs et à qui ? », etc.). Dans le même temps, être embarqué dans une recherche participative fait faire à Alain H. un pas de côté qui produit une sensation courante de l’enquête – l’étonnement – sur un monde qu’il pensait pourtant parfaitement connaître.
Au fil d’une discussion libre lors d’un repas collectif réunissant toutes les personnes ayant participé à la médiation des JEMP 2024, Alain propose une analyse à sa déception. Il explique avoir investi sa carrière professionnelle comme une opportunité de « s’élever », de s’extraire de son milieu social. Cette volonté s’est concrètement traduite tout au long de sa carrière par sa participation à des formations qui lui ont permis d’évoluer professionnellement. Il dit avoir pleinement investi son métier comme un espace d’ascension sociale et d’accomplissement personnel. A l’inverse, il constate rétrospectivement que nombre de ses collègues, particulièrement au cours des dernières années de son activité, ont vu le travail en prison comme une fonction ne répondant pas à leurs ambitions initiales. Ce qui explique, à ses yeux, le désinvestissement et le manque d’intérêt pour ce métier et pour les questionnements qui y sont liés. Ici encore, l’enquête est nourrie des échanges informels, invitant à porter le regard sur la trajectoire scolaire et professionnelle afin de la mettre en rapport avec l’investissement dans le travail. Cette piste de réflexion invite à explorer l’hypothèse d’une évolution dans le profil des surveillants recrutés selon les périodes d’activité de la prison. On peut également s’interroger sur la nature de l’analyse d’Alain H. Il n’est évidemment pas rare de constater que les analyses d’interlocuteurs-rices d’enquête sur leur monde social ressemblent de près à celles produites par les enquêteurs-rices formé·es aux sciences sociales. La singularité ici est peut-être à chercher dans le fait que c’est la participation à une enquête collective qui produit, d’abord, frustration et étonnement puis recherche de causalité et hypothèse d’interprétation. Autrement dit, le savoir ainsi exposé n’est pas préalable à la rencontre avec des enquêteur-rices (qui pourraient le recueillir ou le faire advenir dans la relation d’enquête) mais est le résultat de l’implication directe dans l’enquête. Ainsi les co-chercheur·euses ne participent pas uniquement à orienter les pistes de recherche, ils et elles proposent des analyses. Il devient dès lors difficile de qualifier ces savoirs d’académique, d’action ou d’expérience. Les frontières se brouillent. Le protocole de recherche et le dialogue qu’il instaure rendent poreuses les démarcations et, particulièrement à ce stade précoce de l’enquête. Nous pourrions sans doute chercher à distinguer ces savoirs au regard de leurs finalités respectives.8 Si cette analyse permet à Alain H. de replacer et repenser son parcours professionnel au regard de celui de ses collègues, elle inviterait l’ « enquête scientifique » à tenter de dégager des typologies d’acteurs et des formes de rapport au métier et aux détenus. Mais ici encore, la co-construction de l’enquête semble enchevêtrer les finalités propres à chacun. Alain H. se trouvera, lors des entretiens ultérieurs, en position de creuser ces pistes et de participer à produire ces typologies. Comme co-chercheur, il est pleinement impliqué dans la logique de l’enquête. Pour le moment, il apparaît donc que la qualification des savoirs produits n’est pas aisée et plus encore peut-être, pas encore nécessaire. Mais à d’autres occasions, lorsque le savoir n’est plus au centre d’une élaboration commune mais dans une phase de restitution, cette distinction devient non seulement utile mais également productive.
Une autre manière de définir la recherche participative pourrait consister à évaluer non plus la nature des savoirs produits mais le type de collectif qui l’élabore.9 Dans le cas de cette recherche participative, six ancien·nes travailleur·es ou détenus sont impliqué·es de manière régulière et stable. Les échéances rapprochées et l’usage de ces savoirs lors de médiations publiques participent pleinement à faire tenir ce collectif. Les JEMP 2024 ont été l’occasion d’organiser des visites co-animées par un membre de l’association et un·e ancien·ne acteur·ice de la prison. Les visites, à destination du grand public, ont été pensées comme une mise en dialogue de deux types de savoirs clairement distingués. Le cadrage historique a été restitué par les chercheur·es de métier tandis que l’ancien·ne acteur·rice de la prison faisait part de son expérience et ses réflexions. Au-delà du fil conducteur de la visite, une large place a été laissée à la spontanéité des échanges entre les co-médiateur·ices et avec le public. A la suite des premières visites, Jean-Luc J., ancien détenu, a déclaré que ce dispositif de médiation lui avait permis de « mettre la prison à sa place » et, en quelque sorte, de rendre sa parole plus libre. Il a expliqué que le cadrage socio-historique lui avait permis de situer plus aisément son récit car la responsabilité de « raconter la prison » ne reposait pas sur ses seules épaules. Il a pu assumer son témoignage d’ancien détenu, car il savait que son discours s’insérait dans un dispositif qui recontextualisait son point de vue (dans le temps et dans une multiplicité d’expériences carcérales). Ce premier retour d’expérience montre bien que la distinction entre les discours et le type de savoirs sur lesquels ils s’appuient est ici primordiale. Non seulement pour le public de ces médiations qui doit nécessairement comprendre d’où chacun·e parle mais également pour les participant·es de la médiation qui voient ainsi reconnus les différents types de savoirs exprimés. Au terme de cette expérience de co-médiation in situ, l’articulation entre médiation, participation et recherche, initialement pensée de manière théorique et intuitive, s’est véritablement imposée comme un axe central et incontournable du projet. La question n’est donc plus seulement de se demander ce que la participation fait à la recherche en histoire, mais également ce que la médiation fait à la participation.
Conclusion : collectif hybride, production scientifique et questionnement éthique
Au terme de notre propos, il convient de conclure sur les réflexions en cours, initiées notamment lors de la rédaction de cet article, uniquement signé par trois chercheur.ses universitaires et donc pensé en dehors des collectifs de recherche hybrides précédemment évoqués (ateliers PriMem et collectif de médiation).10 La singularité de cette recherche participative à deux niveaux (contenu de l’enquête et expérience de l’enquête) ou comme l’appelle Yves Bonny, cette « recherche dédoublée »11, pose en effet la question des différents degrés de participation et de leur explicitation au sein du collectif. Le fait que les différents participants non-universitaires se soient engagés dans le projet de recherche avec comme finalité première la constitution d’un corpus d’archives orales sur Jacques-Cartier ou la co-animation des visites guidées pendant les Journées du Patrimoine n’induit pas automatiquement leur participation effective aux réflexions sur les effets heuristiques d’une enquête participative. L’idée d’une approche réflexive au sein du collectif a toujours été verbalisée et même initiée pendant les réunions ; pour autant, la confrontation à l’exercice rédactionnel nous a menés à nous interroger sur les limites implicites de la participation et donc sur la part effective de la co-construction. Si la rédaction du présent article réflexif représente pour les auteur·rices un intérêt heuristique certain, il constitue également une contribution à nos propres recherches et dès lors, à nos trajectoires professionnelles alors même que le temps et l’effort qu’il supposerait pour les co-chercheur·es ne serait, a priori, que faiblement rétributif dans leur propre espace social. Dans le cadre de ces recherches participatives nous envisageons à des productions collectives qui permettraient d’articuler des formes d’écritures et de narrations plurielles donnant une place à tous les membres du collectif de recherche. Dans la mesure où la démarche intègre une forte part d’incertitude et que le processus se transforme empiriquement sous les effets d’une expérience collective partagée et indéniablement créatrice, la nature de l’explicitation se déploie plus ou moins clairement au fur et à mesure de l’enquête. Ainsi, les diverses pistes de recherche (et donc les productions à venir) ne rassemblent pas toujours les mêmes collectifs de participants. La question éthique d’une contractualisation de la participation croise alors la question épistémologique de la validité des savoirs construits dans une imbrication encore à définir.