Dans différents contextes urbains, face aux injustices sociales et spatiales, des réseaux de soutien technique, juridique ou politique intervenant aux côtés d’habitant·es se développent. Aux Nords comme aux Suds, les collaborations qui en résultent, alliant mobilisation habitante et contre-expertise technique ou universitaire, incarnent une alternative face à des politiques urbaines imposées ou peu concertées. La recherche franco-brésilienne Copolis montre que les mobilisations d’habitant·es issues de quartiers populaires sont le terrain d’émergence, depuis un demi-siècle, d’expériences singulières de co-production des savoirs et de co-production urbaine.
Au croisement de la recherche-action et des enjeux de droit à la ville ou de justice spatiale, des expériences de co-production des savoirs à partir d’alliances entre universitaires, professionnels de l’urbain, acteurs·trices associatifs et habitant·es organisé·es de quartiers populaires se développent. En explorant l’évolution de ces pratiques, en France et au Brésil, cet article interroge les possibilités et modalités d’une coproduction des savoirs sur et dans l’espace urbain. Aux Nords comme aux Suds, la recherche-action-collaborative se situe à une confluence entre production théorique et action sociale et politique. Son histoire universitaire est inséparable des trajectoires militantes et des initiatives citoyennes qui la mettent en œuvre au sein de mobilisations sociales. À l’aube des années 1970, une génération de chercheur·es et de praticien·nes engagé·es systématise un mode de construction des connaissances qui associe l’approche théorique et les « savoirs pratiques ».1 L’Amérique du Sud joue un rôle clé dans ce courant, notamment avec les travaux du sociologue Orlando Fals Borda2 en compagnie de la Rosca de Investigación y Acción Social (Cercle de recherche et d’action sociale), en Colombie, ou de la pédagogie des opprimés de Paulo Freire3 au Brésil. Ce dernier identifie la production de connaissances comme un processus nécessairement « dialogique » entre éducateurs·trices ou élèves, enquêteurs·trices ou enquêté·es, travailleurs·ses ruraux ou universitaires. Il appelle à une radicalisation des pratiques pédagogiques et à une réelle prise en compte des savoirs populaires par les institutions responsables de la production et dissémination du savoir. Fortement influencé par les travaux de Freire, Fals Borda propose de nommer recherche-action-participative le dispositif associant production de connaissance et engagement en faveur d’une transformation sociale. Les travaux de cette génération font alors écho à d’autres expérimentations, issues de chercheur·es et militant·es qui entendent donner une portée sociale nouvelle aux sciences humaines : de la history from below britannique4 à la conricerca (ou “co-recherche”) italienne5.
Parfois affichée comme objectif à atteindre dans le cadre des « sciences citoyennes », en particulier au travers des recherche-action-participatives (RAP), parfois expérimentée dans des pratiques collaboratives sans être nécessairement issues de la recherche, la co-production des savoirs est un champ en construction au sein des sciences sociales. Dans la continuité du projet de recherche franco-brésilien Copolis6, nous identifions les mobilisations d’habitant·es issues de quartiers populaires comme le terrain d’émergence, depuis un demi-siècle, d’expériences singulières de co-production des savoirs et co-production urbaine. En France comme au Brésil, les savoirs construits dans ces coopérations s’inscrivent notamment dans des situations de contestation qui imposent des temporalités et conflictualités spécifiques. Cette configuration centrée sur les mobilisations collectives se différencie des projets de croisement des savoirs dans la lutte contre la pauvreté et la discrimination ou des recherches participatives à visées émancipatrices qui placent davantage au cœur de leur pratique la transformation des régimes de connaissance.7 Pour qualifier la coproduction, le projet Copolis s’inspire du référentiel du « faire avec » lié aux pratiques coopératives de développement au Sud et d’une recherche-action située dans une démarche de production de réponses collective à des problèmes d’injustice urbaine (allant de l’aide au co-diagnostic, à des formes d’interpellation, de projet urbain alternatif…).8 Cette approche fait écho à d’autres travaux récents, tels que ceux, en France, de Pascal Nicolas Le Strat et Louis Staritzky9, qui explorent une « recherche-action expérientielle » auprès de groupes d’habitant·es. Au Brésil, où des approches analogues sont observées dans de nombreux quartiers périurbains, c’est le terme de « soutien technique » (assessoria tecnica)10 qui prévaut. Si ces pratiques, leurs degrés d’institutionnalisation et les stratégies adoptées varient, toutes défendent un engagement des acteurs·trices issu·es de la recherche universitaire dans des actions collectives de mobilisation, en faveur d’un partage et d’une construction de savoirs, réflexifs et opérationnels.
Qu’il s’agisse des mouvements pour le droit au logement au Brésil et des organisations et mouvements de soutien aux luttes urbaines en France, tous sont traversés par la conviction commune que les savoirs « citoyens »11 ou « savoirs urbains »»»12″, 28 juin 2013. « ] sont, à l’instar des droits, négligés voire menacés. Au Brésil cette menace se manifeste – et ce depuis plus d’un siècle maintenant – par la relégation d’une large part de la population urbaine dans l’informalité et par conséquent dans la prévalence du risque (sanitaire, environnemental, résidentiel). Des quartiers entiers auto-construits sont maintenus dans une précarité foncière voulue, par une absence de reconnaissance légale par l’État couplée à diverses formes de discrimination. En France, le ciblage des quartiers populaires par des programmes de rénovation urbaine implique un cortège de dérogations au droit commun malgré une législation qui impose la co-construction des projets urbains. Ces politiques de démolition-reconstruction s’accompagnent d’un déni de reconnaissance de l’existant et de ce que les citadins sont capables d’entreprendre.13 Dans les deux pays, nous identifions trois types de savoirs collectifs articulés particulièrement malmenés par ces injustices spatiales et urbaines : les savoirs citoyens (savoir se mobiliser et défendre une cause démocratique) ; les savoirs de l’urbain (intervenir de façon autonome sur le bâti, aménager collectivement le milieu habité ou juger des transformations souhaitables) et les savoirs relationnels (savoir développer et maintenir un tissu local).
Bien que nourries par des circulations internationales d’acteurs·trices et de concepts, ces pratiques collaboratives s’inscrivent dans des contextes singuliers. Nous proposons une réflexion croisée entre ces pratiques et leurs contextes d’émergence en France et au Brésil, comme contribution à une « histoire possible » de la recherche-action.14
La recherche-action vue du Brésil : construire des échanges pérennes entre mouvements sociaux et université
Pour explorer la genèse et la trajectoire des pratiques collaboratives liées à la fabrique urbaine au Brésil, nous nous arrêtons ici sur l’exemple de Belo Horizonte. Au début des années 1960, comme dans la plupart des grandes villes du pays, un dixième de la population y vit dans des quartiers informels auto-construits. Dans le contexte du gouvernement progressiste de João Goulart (1961-1964), la gauche revendique la mise en place de profondes réformes visant à réduire les inégalités structurelles du pays. À Belo Horizonte, cette « réforme urbaine » inspire alors des occupations collectives de terrains par des familles mal-logées, qui prônent ainsi une redistribution du foncier en acte. La consolidation de certains quartiers sur ces terres urbaines désaffectées, tels que la Vila Frei Josafá, est le fruit de collaborations rassemblant des acteurs·trices sociaux divers : des familles mal-logées, incluant beaucoup de travailleurs du secteur du bâtiment de la construction civile, porteurs d’un savoir pratique et technique de la construction de l’espace, des militant·es et religieux·ses de gauche, des étudiant·es ou jeunes praticien·nes issu·es de diverses disciplines (sciences sociales, architecture, médecine) qui mettent leurs connaissances et compétences au service d’un quartier en devenir.15 Mise en difficulté par le Coup d’État militaire de 1964, annonçant le début de la dictature (1964-1985), cette expérience sera suivie par d’autres formes de planification collaborative. Le projet urbain de la favela Brás de Pina (1965-1969), à Rio de Janeiro, élaboré à partir d’une mobilisation habitante, sera le premier de ce type à bénéficier d’un soutien formel des pouvoirs publics.
Ainsi, l’auto-construction de logement et d’infrastructures dans les villes brésiliennes, en tant que pratique autonome et populaire, devient un champ d’expérimentation à partir duquel des étudiant·es, architectes et universitaires vont réinterroger et reformuler leurs manières de faire. Les premières générations d’universitaires qui s’impliquent dans ces expériences sont à la recherche « d’autres coordonnées épistémologiques »16 pour repenser la production et la transmission de connaissances. La production collective de quartiers populaires, aux côtés des habitant·es, incarne pour eux un espace unique où ils côtoient une « rationalité du quotidien »17, ancrée dans un rapport intime au territoire habité. Ces quartiers co-produits sont ainsi le fruit d’une rencontre entre différentes catégories de savoirs, qui rejoignent la typologie proposée précédemment : des savoirs populaires liés aux modes d’habiter des populations les plus pauvres dans la ville brésilienne (associant tactiques d’occupation de l’espace, mobilisation d’un réseau d’entraide, réemploi de matériaux), impliquant des savoirs « pratiques de construction »18 portés par une importante frange des populations mal-logées ayant travaillé dans la construction civile. Ces derniers sont complétés par les compétences portées par les réseaux de soutiens extérieurs, impliquant des savoirs militants, liés notamment à la défense juridique, ainsi que des savoirs scientifiques et techniques.
En parallèle, l’extension universitaire s’institutionnalise au Brésil comme cadre singulier de circulation et valorisation des savoirs à la lisière des mondes universitaires, éducatifs et militants. Répandue en Amérique latine depuis la Réforme universitaire argentine (1918), elle vise initialement à encourager la dissémination du savoir scientifique auprès de la société dans son ensemble. À partir des années 1960, elle commence à être revisitée et radicalisée au Brésil, sous l’influence des mouvements d’éducation populaire et des travaux de Freire. Elle désigne ainsi peu à peu les modalités de production de connaissances associant universitaires et citoyens, pensées comme moteurs de transformations sociales.
Cette nouvelle définition de l’extension universitaire est intégrée comme composante à part entière de la mission de l’université publique, à partir de la fin des années 1980, dans un contexte de re-démocratisation du pays. La fin de la dictature ouvre une nouvelle époque de soutien institutionnel à ce type de pratiques, avec notamment les premières politiques d’urbanisation participative pour la régularisation ou la production de logement populaire. Commence alors à se structurer un champ professionnel du soutien technique aux habitant·es, autour de collectifs d’architectes engagé·es : les assessorias técnicas. À partir des années 2000, tandis que le « droit à la ville » est inscrit comme principe dans la constitution brésilienne, ces pratiques se développent et se radicalisent. Les activités universitaires extensionnistes sont alors redynamisées dans l’ensemble du pays grâce à un soutien institutionnel et financier inédit, dans le contexte du premier gouvernement progressiste de Lula (2003-2011).
Dans le courant des années 2000, la réorganisation du mouvement de mal-logés est à l’origine d’un nouveau cycle d’occupation de terrains urbains à Belo Horizonte. Des liens s’établissent alors entre ces mouvements et des groupes d’extension universitaire, associés à différentes disciplines : architecture et urbanisme, mais aussi géographie, droit ou biologie. Ces alliances donnent alors lieu à une dynamique de co-production, voire de co-planification de quartiers entiers. La mobilisation de certains savoirs disciplinaires dans cette planification (juristes, géographes, biologistes) contribue alors à façonner une organisation de l’espace pensée stratégiquement sur le plan juridique (afin de faciliter les négociations pour la non-expulsion du quartier), empreinte de préoccupations sociales et environnementales prônées par les mouvements d’habitant·es et militant·es.19 Ces collaborations ont contribué à l’émergence de plusieurs nouveaux quartiers, au cours des deux dernières décennies, et ont permis à près de 25 000 familles d’accéder à un logement à Belo Horizonte.20 Dans le cadre du projet Copolis, nous avons pu également accompagner des dynamiques d’extension analogues, dans différentes villes du pays, qui permettent aussi bien la régularisation foncière, la co-planification urbaine que la réhabilitation collective de bâtiments abandonnés, occupés par des mal-logés.
L’auto-construction ne se limite pas aux logements mais concerne également les infrastructures afin de fournir les services urbains de base, selon des méthodes de chantier communautaire (ou mutirão en portugais) transmises dans les cultures urbaines populaires. La reconnaissance de ces « savoirs auto-construits »21, et leur nécessaire confrontation avec les perspectives des technicien·nes et universitaires est ici une prémisse pour la construction de nouveaux savoirs urbains permettant une co-production de la ville.
En France, face aux projets urbains imposés, coproduire des savoirs avec des collectifs
La naissance de la recherche-action en France, et plus largement de programmes impliquant des formes de co-production des savoirs a été largement documentée. Dans le cas des collaborations entre habitant·es des quartiers populaires et universitaires, il faut plus particulièrement revenir aux luttes urbaines des années 1960. La forte politisation et technicisation des enjeux urbains22 et les expérimentations dans le champ de l’analyse institutionnelle, notamment portées par le CERFI (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles) de Félix Guattari, forment un contexte propice à l’émergence d’alliances entre habitant·es, militant·es, chercheur·es ou professionnel·les pour défendre les quartiers populaires. La lutte victorieuse de l’Alma Gare à Roubaix dans les années 1970 puis le travail participatif mené au Petit Séminaire à Marseille dix ans plus tard, sont deux expériences fondatrices de cette recherche-action urbaine.23 C’est dans un contexte d’expérimentation des politiques publiques dans les quartiers populaires et de naissance d’une recherche urbaine à la frontière entre l’Etat, les bureaux d’étude et les universités que se négocient les expériences d’accompagnement technique indépendant puis de médiation des années 1970 et 1980. La participation radicale des habitant·es qu’elles promeuvent est peu à peu institutionnalisée par la politique de la ville mais souvent dans une « logique d’injonction participative, descendante et stigmatisante ».24 Ce « tournant participatif » a depuis été largement critiqué tant dans les sphères associatives et militantes qu’au sein de la recherche en sciences sociales, et les promesses non tenues de la réforme de la politique de la Ville en 2014 ont généré un nouveau sursaut face à ce déficit démocratique.
Une génération d’acteurs·trices des mondes associatifs et universitaires s’engage alors dans ce mouvement de soutien à des quartiers populaires menacés par une double insécurité : résidentielle et citoyenne. L’insécurité résidentielle est indubitablement son premier moteur, activé depuis les débuts de l’ANRU et de la démolition comme credo de renouvellement urbain. Le risque sur la citoyenneté et, partant, sur la démocratie, est à la fois une menace, et un aiguillon des mobilisations de résident·es vivant pleinement l’infériorisation de leurs savoirs par des pouvoirs publics peu enclins à la concertation. Inspirés par les réseaux internationaux du droit à la ville et par les modalités d’accompagnement de mobilisations urbaines aux Suds, notamment en Amérique latine25, ces acteurs·trices des mondes associatifs et universitaires construisent des pratiques d’interpellation et d’intermédiation aux côtés des premier·es concerné·es face aux porteurs de projets urbains. Des associations comme APPUII (Alternative Pour des Projets Urbains Ici et à l’International), avec son approche orientée par un soutien technique, stratégique, juridique à des mobilisations locales, ou encore Pas Sans Nous qui a élaboré un régime d’accompagnement axé sur la citoyenneté, sont des exemples de structures qui naissent d’une demande de symétrisation des relations et de prise en compte des habitant·es des quartiers populaires.
La spécificité d’APPUII, et du réseau auquel l’association fait appel, est d’intervenir en contexte particulièrement conflictuel et dans lequel la question de la reconnaissance des savoirs locaux, résidentiels, urbains ou citoyens est particulièrement saillante. Dans le cas des projets de rénovation urbaine, les habitant·es, qui vivent au quotidien l’abandon structurel des bailleurs sociaux et institutions locales, font face à des projets de transformation du quartier entraînant démolition, éviction, effacement de la mémoire et transformation de la population locale. Non consulté·es pour construire l’avenir de leur quartier, ou bien amené·es à donner leur avis sur des enjeux d’aménagements anecdotiques, alors que leur permanence est menacée, des habitant·es s’organisent, coopèrent avec des acteurs·trices extérieur·es au quartier et tentent d’imposer un espace démocratique d’expression. Dans ce cadre, l’association APPUII intervient pour accompagner les habitant·es dans la construction d’une compréhension et d’un discours critique du projet urbain imposé, qui se traduit notamment par l’appropriation des enjeux techniques et institutionnels. S’y ajoute parfois la production, dans la continuité des expériences historiques de l’Alma Gare et des RAP menées par l’association, d’un « projet urbain alternatif ». Si celui-ci est le fruit d’un travail de co-production entre tous les protagonistes, il doit cependant toujours être réalisé à l’initiative des « principaux·ales concerné·es » donc à l’initiative de collectifs locaux, de coalitions urbaines ou de réseaux et associations régionales ou nationales. Cette approche collaborative associant co-diagnostic, plaidoyer contre des interventions urbaines contestées et projet alternatif a permis ces dernières années d’enrayer plusieurs projets de démolitions – dans le quartier du Franc-Moisin, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) ou au Bois de l’Étang, La Verrière (Yvelines), parmi d’autres. Elle aide aussi à documenter et à orienter le rapport de force favorable aux mobilisations habitantes, comme récemment à l’Alma-gare (Roubaix). Sur les terrains propres à la recherche Copolis, les dynamiques de coproduction mises en place ont contribué à décrypter des projets urbains et à consolider des arguments critiques émanant des acteurs mobilisés sur le territoire, dans des quartiers en rénovation urbaine (au Blanc-Mesnil, Seine-St-Denis, ou à Plaisir, dans les Yvelines). Elles ont aussi permis d’explorer les liens entre transformations urbaines, injustices sociales et environnementales dans des quartiers populaires (à Roubaix ou en Seine-Saint-Denis).
Les gradients de la co-production pour s’ancrer et faire territoire
Ce panorama des expériences nous donne des éléments pour saisir les particularités propres à chacun des deux pays. Au Brésil, la co-production des savoirs s’élabore avant tout dans la production de logements et de quartiers impliquant parfois la co-production de plans d’urbanisme. Cet engagement est marqué par une présence très dense et longue d’assessorias tecnicas et d’acteurs·trices universitaires engagé·es (étudiant·es ou chercheur·es) qui sont davantage dans le « faire en commun » que dans la co-production de données alternatives et de savoirs.
En France en revanche la co-production est plus volontiers axée sur une stratégie de science citoyenne et d’information plurielle : « décrypter » le langage technique et les non-dits des plans d’urbanisme pour et avec les citadins ; interpeller les pouvoirs publics à partir d’un travail réalisé avec des groupes de soutien et éventuellement des étudiant·es. Cette co-production rend compte du réalisme des propositions et de la somme des savoirs citadins accumulés dans une démonstration des qualités de l’existant et/ou des capacités à formuler des pistes alternatives inclusives (par exemple le couplage de projets urbains et de chartes de relogement). Mais cette mise en œuvre est fragmentée, dépendant des revendications exprimées dans des quartiers et de leur capacité à s’adosser à des groupes de soutien qui, tributaires de calendriers universitaires et/ou de financements sur projet, sont souvent de courte durée. C’est là une des limites de cette co-production qui suppose de surmonter de nombreux obstacles cognitifs et normatifs.
Par ailleurs, les échanges France-Brésil ont aussi révélé l’importance de la contextualisation des forces militantes en présence. Au Brésil, le contexte de privation totale d’accès au logements privés ou publics pour un tiers de la population, mais aussi une capacité d’organisation collective dans les quartiers mobilisés laisse transparaître une très grande autonomie des groupes sociaux dans les quartiers auto-produits. Ces différences reposent la question des savoirs collectifs et sociaux, vision analysée par une habitante mobilisée d’un Grand Ensemble des Yvelines en visite à São Paulo en 2022 :
Ce qui m’a vraiment interpellé, c’est la capacité d’organisation et la capacité à créer une société dans la société avec vraiment une organisation… Alors, je ne sais pas dans quelle mesure c’était plus ou moins démocratique, plus ou moins autocratique à certains niveaux, mais j’ai trouvé ça très, très impressionnant. Quand elle (la coordinatrice de l’occupation) donnait les chiffres, quand elle disait qu’elle gérait une communauté de 3500 logements, je trouve ça complètement dingue en fait. (..) ils avaient l’air de décrire cette organisation comme quelque chose de pas simple à mettre en place, mais comme quelque chose qui est huilé, qui fonctionne, où il y a des règles.26
Malgré ces différences, au Brésil comme en France, c’est l’assemblage de savoirs et de dispositions à coopérer qui produit des compétences collectives, plus ou moins capables de convaincre du caractère réversible de la situation grâce à un « outillage » adapté et situé. Un ensemble de productions collectives visuellement explicites en découle, mettant à jour et traduisant les intentions des pouvoirs publics, (cartes, maquettes, schémas explicatifs, réponses formalisées…). Il s’agit de construire une réponse alternative à partir des besoins du quartier collectivement identifiés, ceci pouvant prendre la forme de discussions, de d’enquêtes ou de projet urbain alternatif viable. Cette production d’alternative s’inscrit dans une stratégie de facilitation du dialogue avec le discours technique institutionnel en y opposant un contre-discours soutenu par des enquêtes co-construites qui font argument d’autorité. Le projet alternatif provoque la rencontre, parfois conflictuelle, et génère des processus de mobilisation et de circulation des savoirs.
C’est précisément la distribution de ces savoirs qui est mise à l’agenda des coalitions d’acteurs·trices de la co-production urbaine. L’objectif ici n’est pas tant scientifique que ancré dans une conviction de l’existence de compétences citadines invisibilisées pour contrer les injustices, améliorer l’existant, reprendre possession de la décision et démontrer une capacité à produire d’autres possibles. Qu’elle se concrétise par une co-construction de l’espace, par un co-diagnostic ou par une pratique inclusive du projet urbain, la co-production des savoirs s’arrime à des savoirs situés.27 Elle sort du registre technique universel de l’urbanisme en cherchant à fabriquer avec l’ensemble des participant·es un trousseau de clés pour ouvrir la boîte noire du foncier, du projet imposé ou de la stratégie d’Etat. Dans ce trousseau, les professionnel·les et les universitaires ainsi que les militant·es et les étudiant·es impliqué·es, doivent aussi doser leur temps sur place et la durée de leur immersion pour comprendre les enjeux et stratégies locales : personnes et organisations ressources ; organisation communautaire ; réseaux des soutiens intérieurs et extérieurs, certains en lien avec des savoirs techniques spécialisés (droit, bâtiment, graphisme, communication…) nécessaires pour obtenir cette reconnaissance.
Conclusion
Sans négliger l’ampleur de ces mouvements et de leurs soutiens depuis un demi-siècle dans les quartiers populaires en France et au Brésil, cet article met en avant leur changement de forme et de manifestations, liées autant aux changements sociétaux et urbains qu’à l’organisation du champ universitaire ou professionnel. Il abonde dans le sens de Godrie»»28″, 23 mai 2019 : http://journals.openedition.org/sociologies/11620. « ] qui soutient, à partir de domaines distincts, que la co-production des savoirs repose avant tout sur une « reconnaissance de l’asymétrie entre co-producteurs de savoirs ». Ce souci de reconnaissance, posture d’ « asymétrie assumée »29, constitue le « premier pas » au principe de l’action des groupes de soutien qu’ils émanent de groupes professionnels, universitaires ou de mouvements sociaux plus composites. Ceci dit, l’action des groupes de soutien n’a pas pour objectif systématique la seule co-production des connaissances mais vise bien à réduire « des inégalités sociales et épistémiques qui existent entre les groupes sociaux »30 ou dans nos cas entre milieux populaires et décideurs publics, à l’échelle locale ou étatique. Dans les deux pays, la RAP met à jour ces mécanismes de co-production des savoirs et montre aussi leurs difficultés notamment liées à la question de la méfiance, à l’emploi récurrent de vocabulaire technique, aux différences de disponibilité des acteurs·trices qui continuent à produire de l’exclusion.
Cette co-production des savoirs sur l’urbain est largement tributaire du temps de maturation de ce partage des savoirs et de l’engagement collectif dans la définition ad hoc d’une méthodologie acceptée par tous pour y arriver. Au Brésil, l’institutionnalisation de l’extension universitaire aboutit à des routines ancrées dans le long terme de la présence d’universitaires et d’assesorias tecnicas composées de chercheur·es-militant·es engagées durant des années auprès des mêmes communautés. En France, les interventions sont plus fragmentées, de plus court terme aussi, notamment car elles sont dépendantes du cours des politiques publiques ainsi que d’un mode de financement des groupes de soutien par l’Etat. Cette co-production des savoirs obéit davantage à des logiques « par projet ». Pourtant, le projet Copolis a montré que la co-production des savoirs relève autant de ce qui est fabriqué dans le quartier entre les différents groupes d’acteurs·trices que dans les circulations de savoirs permises par la consolidation d’alliances ou de réseaux régionaux ou nationaux, visible dans les deux pays ces dernières années avec la création de réseaux et campagnes nationales telles que Despejo Zero (Brésil, 2020) ou Stop Démolitions (France, 2024). Enfin, il faut retenir que l’utilité sociale de la co-production des savoirs est le plus souvent conditionnée au financement public de recherches collaboratives, rouvrant là un chantier sur la transformation du rôle de l’Etat social et de la recherche dans le soutien aux initiatives démocratiques.