Parce qu’elle dessine un horizon critique et suscite l’élaboration de projets, l’utopie occupe une place centrale dans la pensée architecturale. Mais les architectes peuvent-ils encore concevoir des projets, nécessairement consommateurs de ressources, alors que la préservation de celles-ci s’impose ? Partant de cette interrogation, Jean-Louis Violeau, sociologue à l’école d’architecture de Nantes, porte un regard critique sur les projets d’écoquartiers, forme contemporaine de l’utopie d’une ville qui s’étale dans la campagne.
Le réel, pour être critiqué, nécessitera toujours d’en passer par son envers ; envers positif, l’utopie, comme envers négatif, la dystopie. Ainsi l’utopie dessine-t-elle, et c’est beaucoup, un « horizon critique » à partir duquel il nous redevient possible de critiquer ce réel. L’altérité spatio-temporelle suscite la distance nécessaire pour retrouver notre capacité à penser et agir, pour en somme élaborer à nouveau des projets – et chacun sait combien cette notion structure la pensée et l’activité des architectes.
Le récit utopique, dans son altérité radicale, ouvre un horizon d’espérance. Qu’il ne satisfait pas, bien entendu, et il est bon que cette espérance soit déçue, à la fois ouverte et déçue, toujours à distance de toute effectuation positive, comme une question plutôt qu’une recette. Ramener l’utopie à un « horizon critique » plutôt que poser frontalement la question de sa réalisation permet ainsi d’esquiver des débats stériles dans lesquels les architectes se sont enferré·es, pour en ouvrir d’autres plus fertiles.
Faire projet à l’ère de la quantophrénie
Pour reprendre les mots du philosophe Miguel Abensour, « ce n’est pas l’éternelle dénonciation de l’utopie, reprise par les procureurs du jour, qui empêchera l’homme d’être un animal utopique »[2]. Lorsque l’être humain, et l’architecte en particulier, ne fait plus de projets, il se rapproche de la tombe… ou d’une profonde dépression. Mais peut-on aujourd’hui sérieusement envisager (préparer, faire) un projet architectural et urbain à partir d’autre chose que d’un programme statistique ? En témoignent nos « macro-lots »[3] contemporains, ces énormes concrétions vaguement autarciques et programmatiquement vertueuses (mixité des populations et des fonctions, diversité des financements, variété des formes) qui cherchent à animer le paysage de nos récentes opérations urbaines de prestige sur l’Île de Nantes, à Lyon-Confluence ou à Clichy-Batignolles.
Depuis ses origines, la statistique aura en effet été le Pégase de l’urbanisme[4], formule exquise choisie en 1925 par Le Corbusier, le plus lyrique de nos architectes (et peut-être théoriquement le plus dévastateur, animé qu’il était par la volonté de faire le bonheur des êtres humains), qui rajoutait que la statistique est le socle d’où le poète peut s’élancer vers l’avenir et ses inconnues avec les pieds solidement appuyés sur des chiffres. Issue en ligne directe de cette pulsion quantophrénique[5], la démarche des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM) des années 1930 a ouvert la voie à un processus de rationalisation et standardisation qui colore aujourd’hui encore nombre d’opérations d’urbanisme. Le Corbusier et surtout les membres hollandais des CIAM, Cornelis Van Eesteren en particulier, élaborèrent alors un urbanisme comparatif reposant sur l’élaboration de codes uniformes et de grilles analytiques standard. Reflets de leur temps, ces grilles considéraient l’usine comme un modèle d’organisation devant être étendu à la société toute entière. En cela Le Corbusier rejoignait… Lénine ! Ce faisant, les CIAM avaient inventé cette technique d’identification de modèles et de comparaison chiffrée systématique qui a pris aujourd’hui le doux nom de benchmarking. Les architectes auraient donc été pionnièr·es, sur ce sentier comme sur d’autres, initiant une quantification généralisée aussi dévastatrice pour le paysage que pour la société.
La culture du chiffre est toujours volonté de puissance, et la statistique est performative : elle fait exister réellement les éléments qu’elle choisit de dénombrer. Qu’importe que l’on additionne des carottes et des navets, il faut quantifier. Le thème retenu pour les 33e rencontres nationales des agences d’urbanisme en 2012 – Chiffrer et déchiffrer les villes – comme celui choisi deux ans plus tôt par Djamel Klouche, Grand Prix national de l’urbanisme 2021, pour les débats sur la ville de la Biennale Agora – Les Métropoles millionnaires –, sont la parfaite expression de ce fétichisme du chiffre, qui conduit à des débats spécieux : suffit-il d’être millionnaire pour être métropole ? Se sont ainsi interrogé·es les participant·es à la Biennale. Et pour atteindre cet objectif du million, faut-il accoupler Bâle et Mulhouse, Nice et Cannes ? Et pourquoi pas San Remo-Menton ? Faussement naïfs, les débats d’Agora s’intitulaient benoîtement « Comment concevoir et faire évoluer des quartiers où chacun se sente bien ? », ou encore, « Une métropole d’un million d’habitants peut-elle être ouverte à tous ? ». Le tout saupoudré de lieux communs, comme l’idée d’ « additionner les qualités de la grande métropole (dans ce qu’elle a de multiple, de diverse, d’hybride et donc de paradoxale) et celles de la ville moyenne (dans ce qu’elle a de limitée, de représentable, d’une échelle partagée, de gentille) ». Oui, gentille… « Comment devenir millionnaire tout en restant sympathique ? », avait alors synthétisé Christian Devillers, Grand Prix national de l’urbanisme 1998.
Bien loin du possibilisme auquel iels devraient rester attaché·es, par leur culture et par leur position, il est un peu déconcertant de voir ainsi d’éminents architectes de notre temps endosser la défroque de gestionnaires qu’ils ne seront jamais tout à fait.
Les écoquartiers, un mot de passe pour continuer à faire des projets ?
Mais comment, alors, penser aujourd’hui l’Utopie ? Comment la penser dans ce monde dont on a désormais mesuré la finitude des ressources ? Comment la penser dans la fin de l’abondance alors que toutes les utopies, et au premier chef l’utopie communiste, ont reposé sur cette idée d’abondance – sur le partage aussi, mais seulement une fois posé le préalable de l’abondance. Comment faire un projet, de construction ou de rénovation, nécessairement consommateur de ressources, dans un monde dont on sait désormais qu’il sera celui de la limite plutôt que de l’abondance ?
À cette fin de l’abondance se conjugue la montée des risques, notion qui ne signifie pas la catastrophe mais la perception de la catastrophe future dans le présent. Ce qu’évacuaient par exemple les utopies urbaines chiffrées et gouvernées par le principe du nombre, de la cité-jardin d’Howard avec ses quartiers de 5.000 habitants à la ville radieuse de 3 millions d’habitants de Le Corbusier. Penser le futur sous les auspices du risque est donc une autre manière, contemporaine, de ne plus le redouter sous les espèces du hasard ou de le subir sous les auspices du destin.
Sachant que l’être humain est « le seul animal conscient de l’existence du futur », il ne nous resterait donc plus qu’à « gérer de manière post-héroïque la déception », comme l’a écrit Daniel Innerarity[6]. Alors toi aussi, camarade, viens participer avec nous à la grande entreprise du développement durable ! C’est ainsi que pourrait se résumer, par un raccourci moqueur, la figure de l’ « écoquartier » devenue depuis le milieu des années 2000 le mot de passe fétiche de la plupart des projets architecturaux et urbains. Mais qu’est-ce au juste qu’un « écoquartier » ? Dans son principe-même, l’écoquartier est une enclave, un îlot protégé qui oblige à garer sa voiture dans le bon vieux quartier d’à côté. Une forme d’insularité qui rejette ses externalités vers le reste de la ville, aussi néfaste au fond qu’un appareil de climatisation ou qu’un 4×4, ce camion personnel robuste et dominateur, doux avec les enfants qu’il transporte et méchant avec celleux qui traversent devant lui.
Symptomatiquement, dans la batterie d’indicateurs de Haute Qualité Environnementale qui préside à la labellisation de ces écoquartiers, on n’en trouve aucun qui fasse référence à leur localisation. L’examen de trois écoquartiers pionniers qui furent régulièrement cités en exemple témoigne d’une diversité de rapports à la ville existante. Certains s’y insèrent, à l’image de la Zac de Bonne à Grenoble, reconversion d’une ancienne caserne située en plein centre-ville. Mais la plupart procèdent de l’urbanisation d’espaces naturels, à l’image de La Bottière-Chesnaie à Nantes, écoquartier situé sur d’anciennes terres maraîchères éloignées du centre mais desservies désormais par le tramway, ou du Petit-Bétheny, enclave à très hautes performances énergétiques construit dans les marges du grand Reims : faire à la périphérie, toujours un coup plus loin, là où l’on pense que tout sera plus simple, plus simple que de bâtir sur l’ancien et le déjà-là.
Promus par l’Etat comme des démonstrateurs de la ville de demain, des espaces-exemplaires appelés à fonder les futures normes de la production urbaine, les écoquartiers sont loin d’avoir tout dit de la forme de société qu’ils incarnent et préfigurent à la fois. Seraient-ils les espaces-témoins de nos précaires arrangements collectifs ? La synthèse apaisée de nos pinaillages individuels, petits manifestes différenciateurs bien éloignés cependant de la « communauté coopérative » imaginée par Robert Owen ? Leur construction, sur des terrains que l’on n’avait jusqu’ici jamais osé urbaniser pour différentes raisons (hydrologiques, géologiques, d’éloignement ou de desserte), est pourtant toujours justifiée sur le registre du rapport préservé à la « nature » et de la structuration de communautés aux valeurs et aux modes de vie plus respectueuses de celle-ci. Les écoquartiers contemporains rejoignent en cela les cités-jardins du début du XXe siècle, dont le propagandiste-théoricien, le réformateur social Ebenezer Howard, avait été profondément marqué par la lecture des ouvrages utopiques d’Henry George (Progress and Poverty, 1881) et d’Edward Bellamy (Looking Backward, 1889).
L’utopie étant une manière d’imaginer d’autres règles de vie en communauté, les écoquartiers peuvent ainsi s’afficher comme sa concrétisation contemporaine. Mais cet affichage permet surtout de contourner une question plus fondamentale : pourquoi un écoquartier plutôt que rien ? Ou plus exactement : pourquoi un écoquartier, avec son bitume absorbant le CO2 et ses aires de tri sélectif, plutôt que des vaches dans un pré ? Sans doute s’agit-il de se donner la possibilité de faire encore, de construire alors que tout s’y oppose, les riverain·es en premier lieu. La multiplication des écoquartiers rejoint alors le paradoxe qui était au cœur de la dissolution des villes au début du siècle dernier[7] : les utopies de la dispersion urbaine étaient au fond radicalement opposées à la réalité de cette dispersion, puisqu’une ville étalée de façon ordonnée, suivant un projet d’aménagement concerté, sous-entend d’abord un haut degré de gestion collective des services et un contrôle strict du marché foncier. Bref, tout l’inverse de ce qui a effectivement eu lieu : l’usure réciproque de la ville et de la campagne.
S’étaler dans la verdure
Longtemps, la construction de la ville a fait partie intégrante d’un projet plus vaste d’édification d’une société nouvelle. Pour le meilleur comme pour le pire. C’est même par ce biais urbain (ou anti-urbain) que le XXème siècle avait affirmé sa propre altérité au regard des époques précédentes. Mais sous l’égide contemporaine du « développement durable », le nouveau peine encore à prendre une forme originale.
À moins que cette « ville durable » préfigurée par l’écoquartier ne soit qu’une tentative de moralisation de la ville du XXème siècle – tout comme le regard critique porté au siècle précédent sur la ville du XIXème n’avait au fond tenu qu’à moraliser cette dernière[8]. Croissance ou dissolution, la ville est toujours le résultat de processus surdéterminés. Nous serions dès lors quelque part entre deux extrêmes : l’attente angoissée d’une croissance infinie et démesurée de la ville, et la crainte de sa disparition, de sa dissolution ou de sa transformation sous la forme d’un habitat dont il est difficile encore de deviner les caractéristiques, le sens et le destin.
Contrairement à certaines idées reçues, incarnées pour toujours par Metropolis, Blade runner ou Matrix, l’utopie n’a pas toujours été constellée de tours. Imaginons un instant la réussite du fouriérisme : un paysage ponctué régulièrement de petites unités humaines avec alentour des jardins et une industrie qui n’aurait jamais atteint les concentrations spatiales que nous avons connues au XXème siècle. Au XVIIIème, c’est dans le monde rural qu’ont eu lieu les premières implantations industrielles. Les faubourgs n’existaient pas. Et à la fin du XIXème, l’électricité relança pour un bref moment cette idée de déconcentration industrielle. En témoignent les Nouvelles de nulle part (1890) de William Morris décrivant un Londres redevenu campagnard et animé désormais par la force électrique invisible.
Certains en ont récemment attendu autant du numérique, à l’image d’Andrea Branzi prolongeant ainsi ses hypothèses forgées pour Agronica, un « modèle d’urbanisation faible » développé pour Philips en 1995. Entre l’utopie et la dystopie, le célèbre architecte-designer italien partait de l’inexpressivité du paysage agricole pour exacerber le caractère productif du territoire. Agronica peut également se lire comme le prolongement de la No-Stop City que le même Branzi imagina avec Archizoom Associati de 1969 à 1972 : une ville neutre, sans architecture à proprement parler, se déroulant à la manière d’un tapis le long de frontières floues et franchissables, et ponctuée d’infrastructures légères et réversibles. Il en tire sur le mode de la provocation « Dix modestes propositions pour une nouvelle charte d’Athènes », parmi lesquelles la ville comme une favela high-tech, la ville comme lieu d’hospitalité cosmique, comme espace plein climatisé, comme plancton vivant[9]…
Cette vision anti-urbaine d’une dispersion des implantations et des activités humaines dans l’espace s’est trouvée ainsi réactualisée par le développement d’internet qui, couplé avec celui des trains à grande vitesse, a rendu possible l’essor du télétravail loin des métropoles. Le raccourcissement des distances et la baisse vertigineuse des coûts de communication n’a cependant jusqu’ici pas conduit à un exil des élites qui auraient quitté les métropoles pour s’étaler, dans la verdure de préférence. Il est évident que la grande évasion suscitée par l’épidémie du Covid dessine un nouvel horizon. La crise renferme toujours une signification et ses effets, idéologiques et subjectifs, dépassent son seul contenu économique immédiat.
D’une certaine manière, Rem Koolhaas a repris, à la veille du premier grand confinement, la réflexion là où Branzi l’avait laissée 25 ans plus tôt en s’intéressant au « retrait planifié » vers la campagne dans le cadre de son exposition Countryside, qui a brièvement ouvert ses portes le 20 février 2020 au Musée Guggenheim à New-York[10]. Sous diverses formes, cela fait longtemps déjà que le célèbre architecte l’imagine, non sans effroi et en théorie du moins. Que l’on songe à son projet pour La Défense où il proposait en 2005 de raser les tours obsolètes et amiantées âgées de plus de 25 ans, ou encore à l’une de ses conférences marquantes, donnée au Centre Pompidou le 2 octobre 2009, où il avait énoncé une (a priori) surprenante « préoccupation pour la campagne ».
Cette tentation du retrait à la campagne est loin d’être nouvelle. Elle se retrouve dans de nombreuses utopies, des phalanstères de Fourier aux débats qui animèrent la communauté des désurbanistes russes au tournant des décennies 1920-1930. Parmi ces derniers, Boris Miliutin défendait une nouvelle occupation du territoire fondée sur le rapprochement de l’habitat et des centres de production sur un modèle de la ville linéaire alternant implacablement bandes usinières et bandes habitantes, sans oublier les bandes vertes et les réseaux. Quel tableau ! La fabrique y fut donc considérée comme le pivot de l’organisation du territoire alors même que cette époque est généralement considérée encore comme « utopique » pour le tout jeune régime soviétique.
D’autres utopies, plus ou moins célèbres, se sont elles aussi généreusement étalées dans la verdure au même moment, à l’image des visions d’un architecte né dans la Prairie du Midwest à la fin de la guerre de Sécession, et mort à l’aube de la conquête spatiale: Frank Lloyd Wright et sa Broadacre City. Plus de ruraux·ales et plus d’urbain·es non plus, seulement des distances et des relations d’espacement séparant les humain et les fonctions. Si cette ville utopique s’inscrit comme un contre-modèle harmonieux face aux culs-de-sac en forme de raquette de tennis des lotissements pavillonnaires, Broadacre renvoie malgré tout à une forme d’autarcie et d’auto-subsistance qui sont au soubassement du projet pionnier américain. L’agriculture s’y substitue à l’industrie pour dessiner une ville enfin à la mesure du grand territoire, rêve de petites communautés agrariennes également répandues sur le territoire. Le Corbusier s’était construit contre le Paris haussmannien, Wright s’était construit contre le Chicago art déco.
Ruminant ses expériences de la communauté utopique de Taliesin dans le Wisconsin autant que celles du jeune architecte construisant les villas de luxe dans le quartier d’Oak Park à Chicago, Wright s’empara en chemin du recensement de la population pour calculer qu’au régime d’une acre par famille, l’on arriverait à faire tenir la population étatsunienne toute entière dans le seul État du Texas ! La pensée de l’architecte rejoignait celle de Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis, pour qui la grande ville était d’abord le lieu de la corruption. Sa hantise ? Que les États-Unis ne devienne aussi corrompue que ne l’était l’Europe à ses yeux. La ville étatsunienne est née d’un échec : les pionnièr.es ont dû un jour s’arrêter dans la prairie. Le mythe de la frontière s’y dissout, et il ne reste plus que la pelouse pour rejouer la pièce, tondue et bien californienne.
A bien des égards, la suburbia californienne, propre, claire et tranquille, incarne un nouvel esprit de l’urbanisme. Comme une déclinaison particulière de notre modernité qui promeut un·e individu sachant mettre à distance les dangers et les risques alors même qu’iel demeure connecté·e en permanence. Mais une ville sans face extérieure, une ville sans « face B » est-elle concevable ? D’un argument publicitaire associé à un halo sémantique communautaire positif, on peut aussi très vite aboutir à l’enfer du même où se conjuguent surveillance réciproque et monotonie. Et l’on peut se demander pourquoi nos bons vieux lotissements sont pour nombre d’entre eux passés ces dernières années du « Pré » au « Clos » ? Du Moyen-Âge à la modernité puis retour à la case clôture : dans un coin du pré, là où l’on pourra toujours se repérer et loin de cet espace ouvert, décentré et mondialisé. On peut même voir à Bénouville, en Normandie, un écoquartier du « Fond du Pré » dont le toponyme un peu béat en dit long sur la logique d’enclave qui a présidé à sa formation. Ah, ce goût des urbanistes pour les clôtures concentriques ! Peut-être un vieux reste de pensée utopique, comme enfoui ? Bien enfoui sous un souci écologique contemporain qui ne se manifesterait plus, comme son devancier des années 1970, sous les auspices des communautés et de l’éclatement des modes de vie traditionnels, mais au contraire comme un ancrage, un retour aux valeurs, en premier lieu celles du couple et du foyer impliquant la construction d’une maison et le balisage d’un terrain.
À l’opposé, les syntagmes droit à la ville et aménités urbaines témoignent encore, contre vents et marées pavillonnaires, d’un moment d’urbanophilie que les politiques urbaines du tournant de la fin du XXème siècle auront cherché à prolonger en peignant la grande ville sous les traits de la figure émancipatrice et du creuset civilisateur, pour lui opposer généralement la vision sombre du repli individualiste des banlieues pavillonnaires. Urbanisation de la campagne, ruralisation de l’urbain, ou tiers espace ? Qu’importe après tout, cela dépend juste du point de vue. En revanche, il est certain que ces espaces se concentrent tous désormais autour d’un rapport (forcément contrarié) à la Nature en général et à l’espace disponible en particulier.
Utopies réalisées ?
Qu’en est-il des utopies réalisées ? Vaste sujet que nous nous étions promis d’esquiver. Utopique Le Corbusier lorsqu’il pense, pour reconstruire Royan, reculer le premier front bâti le plus loin possible du rivage ? C’est à peu près le pari que Jean Balladur réussit à tenir à la Grande-Motte. Utopique Le Corbusier lorsqu’il parvint à construire les « machines à habiter » dont il avait rêvé après avoir identifié des « besoins identiques entre tous les hommes » ? Non. En revanche, utopique Le Corbusier lorsqu’il enjoint à Marseille les habitant·es de son Unité d’habitation de grandeur conforme à emprunter une entrée unique, condensateur des rapports sociaux, avec des rues intérieures organisées autour d’un seul collecteur alors qu’au même moment, un peu partout en France, d’autres architectes multipliaient par facilité les cages d’escaliers dans des barres qu’iels dupliquaient à l’infini, créant ainsi autant d’adresses devenues aujourd’hui lieux de fixation de trafics divers. Utopique la Villeneuve à Grenoble lorsque Guy Sitbon écrivait dans Le Nouvel Observateur en mai 1972 que « ce qui a été séparé par le béton sera uni par le béton » ? Utopique Fourier, avec ses coopératives agricoles et industrielles autogérées favorisant ce lien entre producteur·rices et consommateur·rices où chacun trouve son compte ? Son phalanstère est d’abord pensé comme une coopérative agricole et industrielle autogérée mue par les passions humaines. Et Saint-Simon ? C’est sans doute avec lui que l’utopie quitta ses origines sociopolitiques pour se placer sous la domination de l’impératif technico-scientifique et des élites productives. Saint-Simon réfléchissait à l’échelle du corps social dans son ensemble, tandis que Fourier privilégiait l’expérience de la colonie, de l’enclave utopique. L’un rêvait de grands horizons (et de colonies) tandis que l’autre pensait l’isolement matériel du lieu où de nouvelles formes de vie collective pourraient s’instituer.
Avec Saint-Simon, les réseaux de circulation précédaient la réforme sociale. Leur conception relevait d’élites éclairées, polytechniciens de préférence, à l’image de Michel Chevalier, major de sa promo en 1825 et directeur du journal saint-simonien Le Globe. Faisant l’apologie du commerce et de ses vertus pacificatrices, celui-ci se prenait à rêver en 1832 du pouvoir de transformation des sociétés par les réseaux de communication, et par le chemin de fer en particulier, « quand il sera possible de métamorphoser Rouen et le Havre en faubourgs de Paris », et « quand un voyageur, parti du Havre le matin, pourra venir déjeuner à Paris, dîner à Lyon et rejoindre le soir même à Toulon le bateau à vapeur d’Alger ou d’Alexandrie »[11]. Cette vision de l’existence rappelle furieusement celle développée par Rem Koolhaas à partir de 1989 pour imaginer aux côtés de Pierre Mauroy le quartier accompagnant l’arrivée du TGV, Euralille : un·e cadre supérieur·e travaillant à Paris dans la journée, qui souhaiterait assister à un concert le soir à Londres tout en ayant la possibilité de passer la nuit chez lui·elle au-dessus de la nouvelle gare de Lille-Europe. Koolhaas aura toujours préféré parler de condition (métropolitaine) plutôt que de contexte (métropolitain). Pour lui, l’important n’est pas le lieu proprement dit, mais vers où il conduit et à quelle vitesse. Comme nombre de saint-simoniens, Michel Chevalier débuta sa carrière sous les auspices du rêve. Mais contre-révolutionnaire en 1848, autoritaire en politique et libéral en économie, il achèvera sa vie en homme d’affaires avisé. Et Rem Koolhaas ?
Au fond la seule « utopie réalisée », pour le meilleur et pour le pire, aura été celle de Saint-Simon : tuyaux pour les flux, distances abolies et croissance pour viatique. En raccourci, le TGV. Comment faire en sorte que la solidarité entre les lieux ne vise plus seulement la paix sociale (un « vivre ensemble », si l’on préfère) mais produise du développement au prisme de l’avantage concurrentiel ? Depuis Saint-Simon, c’est le credo des utopies productivistes. Et c’est toujours, le moteur principal des grandes manœuvres urbanistiques et architecturales contemporaines. Jouant l’anthropologie contre le marxisme, Baudrillard avait vu large et loin en parlant dès 1968 de « fécalité » dans son chapitre du Système des objets consacré aux structures de rangement : il faut que tous les objets communiquent entre eux. Tout communique, donc tout est fluide, comme une réponse à l’impératif de fécalité conditionnant une absolue conductibilité des organes intérieurs : une société à l’image de nos intestins !
Saint-Simon avait bien vu le pouvoir des tuyaux, Baudrillard contestera un siècle plus tard leur lubrification excessive. Ironie de toute cette histoire, le sociologue visionnaire aura également été l’un des premiers à penser le transfert de la notion de « viralité » des sciences de la vie vers celles de la communication : le virus ne veut rien en lui-même, sinon se répliquer. Circuler, d’où son caractère géographique autant que biologique et sociologique – et c’est le grand retour des îles. Pour circuler, le virus peut même emprunter des voies détournées, et muter s’il le faut. Il n’y a pas de « guerre » à mener contre lui, car il n’exprime pas de volonté particulière, simplement il circule. Ne pouvant y parvenir par lui-même, il se doit d’envahir d’autres cellules. Seule la relation lui permet d’exister. Ironiquement, le parc enchanté de Disneyland, symbole par excellence de l’enclave utopique – ou dystopique, toujours une question de point de vue – aura fermé sous l’emprise du Covid. Avec le virus, on ne sait plus vraiment par où passe l’enceinte protectrice. Réversibilité oblige, EuroDisney est devenu un « vaccinodrome » en avril 2021. L’utopie n’a pas eu lieu.
[1] Irréductibles au topos, au lieu.
[2] Miguel Abensour, « L’homme est un animal utopique », Mouvements, 45-46, 2006.
[3] Ensembles immobiliers complexes regroupant sur un même îlot plusieurs bâtiments et des équipements mutualisés.
[4] Le Corbusier, Urbanisme, Champs-Flammarion, Paris, 1994 (1925), pp. 99-100.
[5] Maladie de la mesure, de la traduction de toutes les actions humaines en données chiffrées qui fait oublier les finalités de l’action.
[6] Daniel Innerarity, Le Futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, Climats, Paris, 2008.
[7] Cf. Panos Mantziaras, La Ville-Paysage. Rudolf Schwarz et la dissolution des villes, MetisPresses, Genève, 2008.
[8] Bernardo Secchi, La ville du vingtième siècle, Recherches éd., Paris, (Laterza, 2005) 2009.
[9] Cf. Andrea Branzi, Nouvelles de la métropole. Design et seconde modernité, Centre Pompidou éd., Paris, 1991 (Idea Books Edizioni, 1988), pp. 25-34 (« Les territoires de l’imaginaire ») et 35-46 (« Maisons et objets »).
[10] Il en est resté un petit catalogue compact mondialement publié par les éditions Taschen sous le titre Countryside, A Report.
[11] Michel Chevalier, Système de la Méditerranée, Mille et une nuits, Paris, 2006 (1832).