Cet ouvrage est le fruit d’un séminaire co-organisé par le Centre Alexandre-Koyré (épistémologie et histoire des sciences) et le CIRED (centre international de recherche sur l’environnement et le développement), constitué principalement d’économistes et d’ingénieurs, en pointe sur la question des négociations climatiques.
Les changements climatiques ont, au cours de ces cinq dernières années, considérablement modifié les représentations de l’avenir. Une telle situation était proprement inimaginable jusqu’à l’an 2000. La question climatique n’était connue que de quelques spécialistes et, comme le montre à sa manière le documentaire d’Al Gore, le scepticisme était l’opinion raisonnable des décideurs et du grand public. Y avait-il lieu de s’inquiéter ? Le risque était-il si important que cela ? Les écologistes n’étaient-ils pas des « alarmistes », et d’ailleurs les scientifiques du climat n’étaient-ils pas un peu trop écologistes ? Ne confondaient-ils pas science et politique ? Puis tout a basculé. Il est devenu extrêmement difficile aujourd’hui de contester la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Au point que le climat surdétermine les problèmes d’environnement et de « développement durable », comme l’ont montré les discussions lors du Grenelle de l’environnement.
Les changements climatiques peuvent être abordés de différentes façons. L’angle choisi par cet ouvrage est celui des sciences studies, et en particulier l’étude des relations entre science et politique – vu du milieu scientifique dans ses différentes composantes. Il s’agit moins de voir comment le travail des scientifiques professionnels influence la société que de se demander comment les scientifiques eux-mêmes travaillent, en étudiant les relations qu’ils entretiennent avec leurs pairs mais aussi avec les autres disciplines et, de manière plus indirecte, avec le reste de la société.
L’ouvrage est structuré en trois parties. La première partie s’attache à montrer comment le débat sur la croissance, à l’orée des années 70, a été à l’origine de la genèse de modèles de simulation numériques qui sont encore la référence de nos jours. Le modèle DICE de l’économiste américain William Nordhaus, grand pourvoyeur d’arguments pour l’administration Bush,a été pensé contre le modèle World 3 élaboré par le MIT pour le Club de Rome. L’opposition principale entre les deux approches a trait au rôle de la technologie : là où le MIT voit des enjeux majeurs pour cause de limites technologiques, Nordhaus introduit la notion de « backstop technology », ce qui revient à affirmer que les décisions économiques optimales permettront toujours de générer les technologies nécessaires, et qu’il n’y aura jamais de crise. Nordhaus ira jusqu’à dire qu’une multiplication par trois du taux de gaz à effet de serre est « optimal ». Pierre Matarasso jette la lumière sur les soutiens dont Nordhaus a bénéficié. Mais comme le rappelle Michel Armatte, le long terme a toujours été un sujet difficile pour les économistes, il n’a émergé qu’à la suite des crises interpelant brutalement les économistes sur leurs outils.
La seconde partie porte sur le rôle des scientifiques et en particulier des modèles dans « l’alerte climatique ». Hélène Guillemot montre comment sont construits les modèles numériques, et quelles sont leurs limites. Le climat est un objet statistique, qui ne s’intéresse pas aux effets locaux étudiés par la météorologie. Sa reconstitution numérique a nécessité l’intégration d’un nombre grandissant de disciplines, jusqu’à englober la quasi-totalité des phénomènes physiques du « système Terre ». Les « expériences numériques » qu’ils permettent sont validées par les données scientifiques produites par le climat présent mais aussi et surtout par les archives planétaires issues des glaces, sédiments etc. Amy Dahan Dalmedico montre comment l’Organisation Météorologique Mondiale a joué un rôle majeur dans la constitution d’un organisme d’expertise intergouvernemental, le Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC), dont elle retrace la genèse. Elle montre aussi que le Sud s’est très tôt inquiété des non-dits des modèles. En particulier, ils effacent les inégalités historiques, naturalisent le présent (oubliant les inégalités de situation) et globalisent le futur (« tous responsables »). J.-C. Hourcade pour sa part attire l’attention des non-dits des modèles économiques. L’usage d’un « scénario de référence », par exemple, prédétermine bien des conclusions. Il donne l’impression que tout écart serait un « effort ». Les modèles économiques surestiment la capacité des acteurs économiques à s’adapter en temps et en heure, du fait de l’évolution du signal-prix, tandis que les modèles basés sur l’évolution des techniques négligent les coûts cachés. Le problème est que le modèle est pris pour la réalité.
La troisième partie s’interroge sur la fabrication des futurs. Quel et le rôle de ces modèles, économiques ou climatiques, sur notre représentation de l’avenir ? C. Azar montre à quel point les modèles économiques sont dépendants de parti-pris éthiques. Ils doivent affecter une probabilité à des événements qui ne sont pas probabilisables tels que les catastrophes majeures. Ils doivent aussi fixer des prix aux coûts hors marché, pour les rendre commensurables – ce qui conduit certains modèles à attribuer un coût de la vie humaine très bas dans les pays en développement, mais aussi aux dégâts écologiques, dès lors que l’on suppose que des alternatives seront mises à disposition par la R&D. Les coûts à venir dépendent aussi du taux d’actualisation, qui permet de séparer la valeur économique du prix, qui peut évoluer dans le temps du fait des conditions macroéconomiques (inflation etc.) sans que sa valeur n’en soit affectée. Enfin le « critère de Kaldor », qui affirme qu’une décision est bonne si les bénéfices sont supérieurs aux coûts, omet généralement de vérifier si les bénéfices sont acquis au détriment d’autres agents – ou si la compensation a bien eu lieu. Emilio Lèbre La Rovere et l’équipe du CIRED travaillant sur les Pays en Développement montrent de plus que les modèles climatiques et économiques sont largement inadaptés aux PED, car ils s’appuient sur des repères que ces derniers sont en mal de fournir, tels que par exemple une comptabilité nationale, des informations sur l’usage des sols etc. Olivier Godard, pour sa part, relève que les modèles essentialisent les Etats, les identités collectives, qui ne sont que transitoires à l’échelle de l’humanité, et négligent toute forme de droits. Emmanuel Paris clôt ce chapitre par un angle un peu décalé, celui de la communication. Etudiant la réception de l’exposition « Climax » par le grand public et le traitement médiatique de la question climatique, il montre à quel point le dialogue avec le citoyen ordinaire, et en particulier avec les démunis, est absent. La représentation médiatique tourne autour de citoyens de la classe moyenne supérieure, instruits mais peu soucieux des inégalités Nord-Sud, capables de mettre en œuvre des « bonnes pratiques ». La question climatique en reste largement à un problème technique, elle n’est pas réellement politisée.
On pourra certes regretter que cet ouvrage ne soit pas allé beaucoup plus loin que les questions techniques, justement. Il ne sort pas réellement le climat du public de spécialistes des sciences « dures », au rang desquelles nous rangeons la modélisation économique, dont on connaît le peu de solidité dans l’appréhension des comportements sociaux. C’était toutefois un parti-pris affiché dès le départ : l’angle d’analyse n’était ni celui de la politique, ni celui de la géopolitique.
Néanmoins cet ouvrage est remarquable. C’est le premier à jeter un regard perçant et synthétique sur les modèles. Pour celles et ceux qui ne connaissent pas ce domaine, d’une importance grandissante, c’est un des rares textes disponibles sur le sujet. Pour les autres, c’est un travail utile de balayage des enjeux épistémologiques du domaine.