À propos de l’ouvrage de Dominique Nora, “Les pionniers de l’or vert”, Grasset, 2009.
Capitalisme vert ? Emplois verts ? Technologies vertes ou propres ? Vit-on une transformation profonde de notre modèle économique ? L’hypothèse est captivante : la raréfaction des énergies fossiles – plus largement celle des ressources naturelles – et/ou bien la lutte contre le réchauffement climatique, vont renchérir le prix relatif de la production « classique » et rendre rentables de nouvelles technologies ou processus industriels supposées être « verts ». C’est l’hypothèse de base des hérauts d’un « capitalisme vert ». Pourtant, à ce jour, impossible de différencier ce qui est vert de ce qui ne l’est pas par un seuil chiffré, mesurable et accepté. Comment différencie-t-on un emploi vert d’un emploi non vert ? La ou les normes ne sont pas fixées et la bataille est engagée pour savoir quelle grandeur utiliser. Les enjeux sont décisifs. Par exemple, se limiter au CO2 émis – ou n’importe quel autre gaz à effets de serre – revient à cautionner des technologies ou processus de production faiblement producteurs de CO2 mais peut-être tout autant nocifs pour l’environnement, comme le nucléaire. C’est le carbocentrisme, largement suscité par Kyoto. Le plus souvent, les pistes technologiques ou industrielles devant nous mener au « capitalisme vert » se limitent à la réduction des émissions de GES.
Telle est la première leçon de la lecture des Pionniers de l’Or Vert, de Dominique Nora . Qu’ils s’appellent Eon Musk, Shai Agassi, Saul Griffith, Bill Gross, Matt Golden, ces « pionniers de la nouvelle frontière américaine » sont le plus souvent à la recherche du Graal alternatif aux énergies fossiles, pour faire « sortir l’humanité de son addiction au pétrole ». Se positionnant sur les nouveaux marchés de ce qu’ils pensent être une nouvelle révolution technologique, ces hommes d’affaire investissent des centaines de millions de dollars dans le solaire, l’éolien, le carburant à base d’algues, la voiture électrique, etc…persuadés de tenir là les technologies qui vont nous faire entrer dans une économie décarbonnée. Certains y rajoutent quelques considérations géopolitiques visant à sortir les Etats-Unis, voire Israël, de leurs dépendances énergétiques au Moyen-Orient. Shai Agassi prétend ainsi faire basculer tout le parc automobile à l’électricité d’ici quelques années, en commençant par Israel, à partir d’un business model dissociant la voiture de sa batterie. La première serait achetée par le consommateur, la seconde fournie par un opérateur réseau qui la louerait et l’échangerait dans des stations-services nouvelle génération. Seraient ainsi ébranlées deux piliers de l’économie mondiale : le marché automobile (1 500 milliards de dollars) et le marché de l’essence à la pompe (1 500 milliards de dollars).
C’est là le pari délivré par Nora. Que ces PME aux innovations multiples guident les multinationales vers le changement et la prise en compte du long terme. Que les pionniers de l’or vert convertissent les « Big Car » à la voiture propre, « Big Oil » aux carburants verts, « Big Coal » à la séquestration du carbone, « Big Food » à une agriculture plus frugale, etc. considérant que seules les multinationales « peuvent conférer aux changements une échelle suffisante pour qu’ils soient significatifs ». Conquérir les marchés de masse avec des « produits verts », financer les innovations par les fonds de capital-risque de l’ingénierie financière traditionnelle, assurer la rentabilité de ces nouveaux secteurs, tel serait l’horizon indépassable du « capitalisme vert ». « Un nouveau stade du capitalisme » ? C’est la certitude de Van Jones, fondateur de l’ONG Green for all et auteur de The Green Collar Economy |1|, qui est persuadé que les enjeux environnementaux et sociaux pourraient se résoudre simultanément dans un Green New Deal vert, correspondant à une nouvelle « coalition verte pour la croissance ».
Ainsi irait la « révolution environnementale » de la décarbonification de nos économies. Une telle approche amène plusieurs types de remarques. Il est d’abord possible de douter de l’hypothèse de centralité des seules innovations technologiques pour caractériser le passage à un « nouveau stade du capitalisme ». Cela revient en effet à leur confier à la fois la résolution des enjeux climatiques et la définition d’un nouveau régime d’accumulation capitaliste. C’est assez improbable. Lorsque sont exigées une division par deux des émissions de GES d’ici 2050, la seule foi en la science et la technique peut sembler illusoire. Plus fondamentalement peut-être, un « stade du capitalisme » ne se définit pas seulement par le niveau de technologies utilisées. Est-on entré dans un « capitalisme vert » lorsque, comme le reconnaît Nora, le foisonnement des innovations technologiques aboutira à la disparition de 90 % d’entre elles sur l’autel des taux de rentabilité financier exigés, et qu’une seule deviendra peut-être « le Google de l’énergie propre » ? Tout ce que montre Nora est que les expérimentations évoquées doivent intégrer le modèle de rentabilité existant : autrement dit, l’intensité énergétique ne pourra baisser que jusqu’au point où cette baisse constitue une menace pour les taux de profit, même si les objectifs environnementaux nécessitent d’aller au-delà. Rien de bien nouveau sous le soleil : sur la base de ces éléments, le modèle d’accumulation capitaliste actuel ne semble pas ébranlé. Tout au plus étendu par une vague d’innovations créant de nouveaux biens et services profitables.
D’autre part, Nora en reste le plus souvent à une enquête journalistique de l’aventure de « ces pionniers de l’or vert », des procédés technologiques et des sommes investies pour conclure qu’il s’agit d’un « nouveau stade du capitalisme ». Les modifications de comportements, les modes de consommation, l’organisation de la société sont très peu analysés. Sauf à prendre exemple sur quelques individus ayant transformé leurs propres vies et modes de consommation. Assez insuffisant pour bien cerner les transformations des rapports sociaux qu’induirait ce « nouveau stade du capitalisme ». Pourtant la matière est là. Et l’Histoire également. Elle nous enseigne que toute révolution énergétique a profondément transformé les rapports entre les hommes, leur outil de travail et l’organisation de la société. Là où la machine à vapeur a facilité l’usine et les grandes unités de production, l’électricité a été utilisée par les détenteurs de capitaux pour étendre la division du travail. Confrontées à la raréfaction des ressources énergétiques fossiles et au défi du changement climatique, nos sociétés s’engagent dans une nouvelle transition énergétique dont il n’est pas évident de prédire les effets. Sans même verser dans un déterminisme technologique naïf et simpliste, ceux-ci pourraient être très significatifs en fonction des choix à venir de nos sociétés. Le développement des énergies renouvelables va-t-il faciliter la décentralisation de la production énergétique et l’autonomie des communautés ? Les procédés très capitalistiques que sont les fermes solaires ou les champs d’éoliennes accroîtront-ils la prédominance du capital sur le travail ? Quels effets sur les mobilités, l’urbanisation et l’organisation du travail ? Etc… Autant de questions assez peu évoquées et qui sont pourtant fondamentales avant d’imaginer un « nouveau stade du capitalisme ».
Enfin, Nora a raison de se demander si l’humanité va ch
anger « dans l’urgence et la précipitation de désastres économiques et humanitaires majeurs » ou « dans la relative sérénité d’une mutation orchestrée par les gouvernements responsables, librement acceptée par les peuples informés et accompagnée par les acteurs économiques qui y voient leur intérêt bien compris ». Mais elle ne semble pas tirer toutes les leçons de cette alternative. Avant d’affirmer que nous serions entrés dans un « nouveau stade du capitalisme », peut-être faudrait-il interroger le rapport entre l’Etat et le marché, entre le gouvernement et les agents économiques. Et ce notamment parce qu’il ne semble pas que la transition du capitalisme néolibéral au capitalisme vert se fasse « naturellement ». C’est ainsi que l’on peut interpréter certaines déclarations de ces pionniers de l’or vert se désolant de l’échec de Copenhague. Dans leur business plan, ils ont besoin d’un renchérissement de l’or noir que pourraient leur apporter des engagements de réduction de GES suffisants. Preuve que le scénario du capitalisme vert suppose que l’on impose au capitalisme des règles qui ne lui sont pas naturelles. Ainsi se justifient les propositions de taxe carbone ou les marchés de droit à polluer : produire un « choc exogène », de nature publique, qui viendrait bouleverser profondément la configuration actuelle de notre modèle économique. Les décisions déjà prises et les propositions sur la table, que ce soit dans la fixation du taux des écotaxes ou les régulations des marchés carbone – création de droits à polluer surnuméraires et diffusion gratuite par exemple – ne sont pourtant pas de nature à bouleverser profondément les règles du jeu actuelles.
Le « capitalisme vert » pourrait donc rester une chimère impossible. Dès lors, si le capitalisme n’est pas en mesure de faire face de manière rationnelle aux défis environnementaux et de prendre en compte des exigences de long terme, il serait peut-être utile de se demander si « pour sauver la planète, il ne faut pas sortir du capitalisme » comme le propose Hervé Kempf |2| . L’exigence de durabilité des biens de consommation dans des sociétés post-Copenhague est en soi incompatible avec les exigences de rentabilité financière que nous connaissons. Cette sortie du capitalisme, dont il reste à caractériser la signification et les seuils ou étapes à partir desquels elle serait effective, nécessite donc des régulations publiques à la hauteur des enjeux. Couplées à des innovations sociales et citoyennes concrètes, elles pourraient transformer profondément nos modes de production et de consommation et nous faire entrer dans des modes soutenables d’organisation de nos sociétés où la coopération et la solidarité ne seraient pas faussées par la concurrence.