Dans les années 90, les négociations sur le climat étaient une affaire euro-américaine. C’est aujourd’hui un problème Nord-Sud, et donc le cadre privilégié pour poser les questions des inégalités écologiques globales et de l’après-développement.
Le changement climatique n’est plus en discussion : les prédictions du GIEC liant augmentation de la température terrestre et émissions de gaz à effet de serre font consensus. Ce qui est désormais en discussion dans les négociations climatiques est la limitation du changement et l’adaptation à ses conséquences. Privilégiant une modélisation globale qui ne posait pas la question de l’origine des émissions, les négociations entre des années 1990 étaient une affaire euro-américaine. Le climat est aujourd’hui un problème Nord-Sud, le cadre privilégié pour poser les questions des iné-galités écologiques globales et de l’après-développement. Amy Dahan nous rappelle comment et pourquoi les pays dits en développement ont occupé l’arène climatique.
Amy Dahan est historienne des sciences, directrice de recherche au CNRS et directrice adjointe du centre Alexandre Koyré. Elle a notamment co-dirigé les travaux suivants : Les arènes climatiques : forums du futur ou foires aux palabres ? et Les Modèles du Futur, paru à La Découverte, Paris, 2007.
Mouvements : Historiquement, comment les pays du Sud ont-ils pris place dans le processus des négociations climatiques ?
Amy Dahan : Le processus est lancé en 1992 par le sommet de Rio, dans un contexte où l’ONU joue un rôle important pour essayer de traiter les questions de développement durable (ozone, lutte contre l’effet de serre, contre la désertification…). Les pays en développement sont évidemment très présents dans toutes ces arènes, et en particulier dans la Convention cadre des Nations Unies sur le changement climatique (UNFCC), qui entre en vigueur en 1994 et servira de creuset au processus de Kyoto. À ce moment-là, déjà, 175 pays sont représentés. L’alerte climatique proprement dite est un peu antérieure, avec la création de l’IPCC (International panel of climate change – en français le GIEC) en 1988, organisme singulier d’expertise dont premier rapport date de 1990. Son rôle est majeur depuis ce moment.
En 1994, quand commence la Convention, le cadre scientifique dans lequel on pose le problème de l’effet de serre est déjà stabilisé. Ce cadre, c’est la problématique des modèles mathématisés et numérisés de prédiction du climat, à partir desquels on scrute la circulation de l’atmosphère, avec des modèles statistiques de climatologie, proches de la météorologie. En input de ces modèles, on entre les émissions de gaz à effet de serre. Ce qui en sort, c’est l’augmentation de la température moyenne du globe, une variable fictive, qui sert à résoudre le problème mathématisé. C’est donc un cadre tout à fait globalisant. Où qu’elles aient lieu, d’où qu’elles viennent, les émissions ont une équivalence en gaz à effet de serre. Le CO2 est ici la molécule clé, à laquelle sont rapportés les autres gaz à effet de serre. On regarde à 100 ans, pour 2100. Et la fourchette d’augmentation de la température moyenne, dès 1990, est de deux à six degrés de plus pour le siècle à venir.
Un certain nombre de questions scientifiques sont discutées. On tient encore peu compte des relations entre atmosphère, continents et océans, de la végétation, qui entreront peu à peu en ligne de compte. Mais globalement le cadre théorique a peu changé depuis lors. Il faut souligner qu’à cette époque, les pays du Sud ne se sentent pas du tout concernés. D’ailleurs on ne leur demande pratiquement rien. Jusqu’au protocole de Kyoto en 1997, la négociation se déroule essentiellement entre pays du Nord. Elle concerne les divers pays de l’Europe et les États-Unis : quels seront leurs engagements respectifs de réductions des gaz à effet de serre d’ici 2012 ? Elle concerne aussi la Russie en profonde désindustrialisation, et qui cherche à n’avoir que des objectifs très limités de réduction, de façon à disposer de « hot air » à vendre. Pour les pays du Sud, la priorité est alors au développement et ils ne voient pas pour quelle raison ils devraient s’occuper d’un problème qui entrave ce développement alors que les pays industrialisés du Nord ne se sont jamais posé la question depuis deux siècles. L’année 1990 choisie comme année de référence dans le protocole de Kyoto ne signifie rien pour eux. Leur peu d’intérêt pour la question climatique tient aussi au caractère encore controversé du changement climatique . Pour aller vite, ils n’y croient pas !
M. : L’approche scientifique globalisante, justement, n’aboutit-elle pas à éviter la question politique fondamentale : d’où viennent les émissions, du Nord ou du Sud ?
A. D. : Absolument : tout est globalisé. Le deuxième groupe d’étude de l’IPCC, qui s’occupe des « impacts » et des « vulnérabilités », n’est alors pas aussi important qu’aujourd’hui. Le groupe majeur, qui lance l’alerte, c’est le groupe 1, celui des sciences dures du climat, de ses bases physico-chimiques. Le troisième groupe, celui des économistes, est censé proposer des mesures politiques de limitation du changement climatique dans la perspective de Kyoto : taxes ou permis, et mécanisme d’échange des permis. Toutes ces mesures concernent donc les pays du Nord. L’affrontement le plus dur se joue entre États-Unis, Europe et Russie, alors en plein processus de désindustrialisation, qui a donc des émissions à vendre. C’est pour cela que les États-Unis jouent un rôle majeur, face à l’Europe, qui va adopter une position commune dès le début.
Aujourd’hui le principal clivage n’est plus celui-ci. Même si les États-Unis gardent une place particulière, en raison du long boycott de l’administration américaine, qui a tenu un rôle de bouc émissaire du blocage général, aujourd’hui, désormais, les discussions essentielles se passent entre les pays du Sud et ceux du Nord. Les pays du Sud cherchent à apparaître comme un bloc, le G77 + la Chine, très habilement. Aujourd’hui, ce bloc regroupe plus de 130 pays, dont la Chine, l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du Sud. Cette coalition a joué jusqu’à l’an dernier de façon très homogène, en camouflant ses divergences, et possède un pouvoir important en raison de la règle « un pays = une voix » qui caractérise les négociations climatiques.
M. : Comment expliquer cette évolution des débats ? Est-ce dû au fait que les grandes questions entre pays industrialisés ont été tranchées (marché des permis d’émission par exemple), permettant de passer à d’autres débats ?
A. D. : En 1997, les États-Unis avaient signé le protocole de Kyoto, mais n’avaient pas donné d’accord sur des chiffres précis. Ce sont les accords de Marrakech qui ont précisé ces questions, en 1999. Les États-Unis sont alors devenus très réticents et ont pointé du doigt le problème des pays émergents, en leur demandant de prendre aussi des engagements vu qu’à l’horizon 2020 ou 2030 ils compteraient parmi les grands émetteurs de gaz à effet de serre. À Kyoto ces pays n’avaient pas été pris en compte. Ils n’avaient par exemple pas de bilans à produire. Cette pratique a émergé peu à peu, de leur propre initiative mais en relation avec l’IPCC. Il y a eu des conflits importants avec les pays du Sud. Au début, la Convention souhaitait une agence internationale capable d’établir ces bilans, mais les pays du Sud ont refusé, reconfigurant les positionnements des uns et des autres. Ils ont contesté, dans les années 1990, la méthodologie de l’IPCC, qui prenait pour année de référence 1990, en lui reprochant d’« annuler le passé », de « naturaliser » le présent, tout en globalisant le futur, considérant les émissions sans prendre en compte ni leur origine, ni les conséquences économiques et sociales inégales du danger climatique.
En fait les pays du Sud, dans les années 1990 ne croyaient pas au changement climatique, et mettaient en avant uniquement le développement. Ils ne se sentaient ni menacés, ni concernés. Ils étaient très critiques de l’IPCC. Le changement est bien sûr lié au caractère de plus en plus visible des signes du changement climatique, en particulier ceux touchant les pays de la zone tropicale. Mais il tient aussi aux dynamiques propres de la négociation climat. En 1995 est créé le SBSTA (Subsidiary body for scientific and technologic advice – Conseil scientifique et technologique), entre science et politique, pour mettre en scène les débats. Il jouera bien son rôle pour gagner la confiance des politiques, sans concurrencer le premier instrument scientifique, l’IPCC. Le SBSTA s’adressera à l’IPCC, qui se repositionne et réussit à négocier sa position d’instance scientifique pure, tout en gagnant la confiance politique des pays en développement. L’IPCC lance des études sur des sujets qui préoccupent les pays du Sud, sur les forêts, l’usage des sols… Elle adopte une attitude d’ouverture, pratique une expertise réflexive et intègre des personnalités des pays du Sud, à parité avec les pays du Nord, dans la direction et la rédaction de ses rapports d’évaluation (parus successivement en 1990, 1995, 2001 et 2007).
M. : Une des conséquences aura été de constituer un groupe d’experts du Nord et du Sud intégrés au processus…
A. D. : Si l’on fait le bilan, le groupe 2 va monter en puissance, parce que les pays du Sud peu à peu vont prendre conscience de l’alerte climatique. Les pays du Sud oscillent entre le SBSTA, organisme d’expertise scientifique de la Convention, et le SBI (Subsidiary body of implementation – Organe subsidiaire de mise en œuvre), le groupe de mise en œuvre. Le SBSTA devient donc très important, mais chaque fois qu’il y a une controverse, on demande une expertise à l’IPCC, et les choses avancent. On assiste donc à un réinvestissement très net des pays du Sud.
La COP 8 de New Delhi en 2002 marque un tournant. On sait que George W. Bush ne ratifiera pas la Convention, et les pays du G77 commencèrent alors à prendre la parole. Se crée une conjonction momentanée entre ces pays et les États-Unis, pour reporter le temps de l’action, pour ne prendre aucun engagement à l’horizon 2020 contrairement aux pays comme l’Europe, qui veulent faire avancer le protocole de Kyoto, qui ne sera adopté réellement qu’en 2004.
C’est à ce moment-là qu’apparaît le thème de « l’adaptation », qui explose deux ans plus tard à Buenos Aires en 2004. Ce fut la COP (Conférence des parties) 10, la « COP de l’adaptation ». Les pays en développement ont alors mis en œuvre une stratégie cohérente en disant : le changement climatique est en cours et nous en sommes les premières victimes. On passe de la contestation du changement climatique à une demande de financement pour s’y adapter. Cette évolution est liée notamment à l’action des pays directement menacés, comme Tuvalu ou le Bengladesh. Ces pays, petits ou pauvres, ont envoyé des personnalités très bien formées au Nord qui auront un fort impact dans les négociations. Le groupe 2, appelé « impacts », devient « impacts et vulnérabilité ». On tient compte des questions locales, de la littérature grise des pays en développement même si elle ne paraît pas dans les grandes revues avec référis…
Par ailleurs, une des premières questions de controverses de la décennie précédente, celle des forêts, témoigne exemplairement de la nouvelle prise en main récente par les Pays en Développement de leurs intérêts. Selon l’IPCC, la déforestation représente près de 20 % des GES et touche majoritairement les PED. Divers pays, comme Costa Rica ou la Nouvelle Papouasie ont bataillé sur ce terrain. À Bali, en 2007, la décision a été prise finalement d’inclure dans le processus du protocole de Kyoto, un mécanisme financier pour rémunérer les pays qui réduisent les émissions issues de la déforestation et de la dégradation des forêts.
M. : Quelle est l’attitude des grands pays émergents dans ce jeu diplomatique ?
A. D. : Pour l’Inde, la politique climatique reste assez floue. Il n’y a pas de vrai plan climat. La direction du pays n’en a jamais fait une priorité. Il faut dire que tout le Sud-est asiatique va souffrir d’un problème d’eau majeur, à cause du recul des glaciers de l’Himalaya et que, par rapport à ce danger, l’Inde se sent moins menacée. L’Inde est toujours apparue moins engagée que la Chine. À Poznan, en 2008, au moment de présenter son scénario énergétique, la Chine misait beaucoup sur des technologies de séquestration du carbone, à l’inverse des Indiens qui disposent de moins d’espace pour mettre en œuvre ces procédés. On dit souvent qu’il est plus facile de traiter avec la Chine qu’avec l’Inde, car les dirigeants chinois ne sont pas soumis à un contrôle démocratique.
Là où l’Inde a été dure en négociation, elle a failli faire capoter le sommet de Bali en 2007, c’est lorsque ses représentants ont demandé des engagements à 2020 (pour les pays du Nord), mais rien à l’horizon 2050, pour ne pas contraindre son développement. Une position extrêmement dure, davantage que celle de la Chine. Depuis Bali, pendant les deux années avant Copenhague, quatre problèmes ont été identifiés : l’adaptation, la mitigation (les engagements de réduction des GES), les transferts technologiques du Nord au Sud sans brevet et les transferts financiers. C’est l’identification de ces quatre piliers à négocier conjointement, qui a constitué le « mandat de Bali » (pour Copenhague) et sauvé la conférence mais de fait on n’a rien décidé d’autre. À la conférence de Poznan, Obama était déjà élu mais pas encore en fonction, si bien que rien n’a été décidé non plus.
La Chine quant à elle a longtemps refusé d’entendre parler du climat, en se focalisant sur sa croissance à plus de 10 %. Mais l’année dernière, ses émissions, en valeur absolue, ont dépassé celles des États-Unis. Dès lors, aucun accord n’est possible sans un engagement des pays émergents. La Chine a élaboré un plan climat en 2004 assez sérieux, et a commencé à le mettre en œuvre. D’abord réticente, c’est aujourd’hui le premier pays pour le MDP (Mécanisme de développement propre), réalisant les bénéfices économiques et politiques que ce mécanisme pouvait lui apporter avec des investissements étrangers importants. Les chinois veulent passer de 6 % d’énergies renouvelables aujourd’hui à 20 % en 2020. Il y a là-bas des régions couvertes d’éoliennes sur des kilomètres et des kilomètres. Le pays est en train de dépasser l’Allemagne dans l’exportation de cellules solaires. De fait, ils investissent énormément dans ce domaine, mais dans un contexte où leurs émissions continuent d’augmenter, à cause d’un urbanisme démentiel et d’un développement des automobiles exponentiel. L’espace des désirs, des aspirations des gens en Chine, ça reste le modèle américain. Certaines villes nouvelles ressemblent à certaines américaines moches ‘et pauvres) de l’intérieur : de grandes avenues très larges, des bâtiments qui se succèdent, beaucoup de publicités, très peu de pensées nouvelles, une densité affolante de voitures, même si la possession de voitures reste très minoritaire. On estime que qu’une classe moyenne chinoise, composée de 300 à 400 millions de personnes, a un revenu moyen de 10 000 dollars par tête et par an et peut consommer. Les Chinois possèdent énormément de deux roues électriques, de fait très polluants puisque fonctionnant grâce à l’exploitation du charbon. J’ai le sentiment en Chine qu’il n’y a pas d’alternative au mode de consommation à l’américaine, qui reste un horizon de désir et de développement.
Le gouvernement chinois a créé de nouvelles agences et un département du changement climatique. Et il a introduit l’idée de politiques d’émissions différenciées suivant les régions géographiques du pays, avec des mécanismes d’éco-compensation entre provinces, notamment un transfert de l’Est vers l’Ouest. Ce qui signifie que les mécanismes compensatoires et de flexibilité, mis en place dans le cadre international du processus de Kyoto entre pays du Nord et pays en développement, ont été transférés à l’intérieur même de la Chine, et adaptés entre régions de l’Est plus développées (industrialisées et urbanisées) et régions de l’Ouest (jugées plus arriérées et pauvres). Les responsables rencontrés en Chine insistent sur le low-carbon path que la Chine devrait emprunter, expression jugée désormais préférable à celle de “sustainable development” moins précise ou plus floue. Les responsables chinois que j’ai rencontrés disent que le pouvoir central est convaincu de la gravité du risque climatique, mais reste freiné par les autorités locales et les pouvoirs provinciaux. L’évolution est donc très lente, d’autant plus que d’innombrables bâtiments sont construits aujourd’hui pour plusieurs décennies sans isolation thermique satisfaisante, alors même que les écarts de température en Chine sont très importants. La Chine et les États-Unis partagent de fait des caractéristiques communes comme d’immenses espaces vides (déserts) et une densité forte en certains endroits (les côtes, le Sud), des réserves importantes de charbon et des préoccupations de sécurité énergétique. Les deux pays peuvent donc nouer des alliances, autour des technologies vertes. Et se focaliser sur la séquestration du carbone.
M. : Quelles sont les limites de Kyoto et du processus de négociations climatiques à propos de la prise en compte des inégalités ?
A. D. : Aujourd’hui, les Pays en Développement ont reconfiguré la négociation climatique et introduit massivement leurs préoccupations. La signification de cette victoire est stratégique : les arènes climatiques sont devenues depuis 4 ou 5 ans des enceintes privilégiées de discussions sur le développement. En l’absence d’autres arènes sur ce problème, depuis Johannesburg (2002), la question climatique a reconfiguré l’ensemble des questions relevant du développement durable et absorbé beaucoup d’entre elles. Ce qui alourdit d’autant la barque d’un futur accord prenant la suite de celui de Kyoto.
Les difficultés et les défis sont énormes. Il s’agit de problèmes de responsabilités et d’équité : à qui attribuer les responsabilités ? Peut-on même parler de responsabilités à propos d’émissions qui datent d’une époque où le problème était inconnu. De même, pour l’équité : comment établir des formules de burden-sharing (partage du fardeau) acceptées par tous ? Quelques mécanismes ont été proposés avant tout pour établir le montant des transferts financiers, mais on est loin du compte. Il s’agit de savoir si les pays développés vont pouvoir aider à faire émerger des conditions de vie décentes et un mode de développement soutenable pour la planète, avec 9 milliards de personnes en 2050.
Même si Copenhague réussit, on n’a aucune garantie, il faudra toujours des mobilisations, c’est une bataille de tous les jours. La bataille sur les transferts commence. Les pays riches ne donnent aujourd’hui presque rien. Certes, depuis quinze ans, un certain nombre de choses ont énormément avancé dans les mentalités, notamment en Europe. Mais aux États-Unis, on en reste plutôt au mode de vie non-négociable : la voiture en permanence, l’absence de tri des déchets, la surconsommation d’eau… sont des comportements très ancrés.
M. : On se dirige donc vers des politiques énergétiques qui prennent le pas sur des politiques climat…
A. D. : Oui, c’est un déplacement général vers la question de la sécurité de l’approvisionnement énergétique. La fixation d’objectifs généraux de limitation des émissions GES permet de respecter les souverainetés nationales, en laissant à chaque pays les mains libres d’atteindre leur objectif national à sa manière, sans s’ingérer dans les modes de vie, les modes de production ou de consommation.