DOSSIER GRENELLE “OGM”. La désobéissance civile n’est pas un affrontement entre “résistants” et pouvoirs publics, mais un outil décisif dans une bataille pour l’opinion publique, analyse le philosophe Jean-Marie Muller. 22 octobre 2007.

Mouvements : Ecrivain et philosophe, porte-parole du Mouvement pour une Alternative Non-violente, vous avez témoigné devant le tribunal d’Orléans le 26 février 2007 dans le cadre du procès de 32 faucheurs d’une parcelle de maïs génétiquement modifié. À cette occasion, tout en prenant fait et cause pour un moratoire sur les OGM, vous avez surtout défendu les vertus démocratiques de la désobéissance civile. Comment peut-on justifier la désobéissance devant un tribunal ?

Jean-Marie Muller |1| : Ce que j’ai essayé de dire au président et aux deux juges, c’est que les inculpés n’étaient pas des délinquants mais des dissidents. Je crois que l’honneur de la démocratie, c’est précisément de ne pas traiter les dissidents comme des délinquants. Il est intéressant de nous rappeler que, durant la guerre froide, lorsque des citoyens des sociétés de l’Est désobéissaient aux lois pour affirmer leurs libertés, notamment leur liberté d’expression, à l’Ouest, nous étions tous d’accord pour les appeler des dissidents. Nous admirions leur courage, soulignant que c’étaient eux les véritables citoyens, alors que les États de l’Est les considéraient comme des délinquants et, ce faisant, les mettaient en prison. Si nos démocraties ont su honorer les dissidents de l’Est, il serait paradoxal et contradictoire qu’elles traitent elles-mêmes leurs propres dissidents comme des délinquants.

La grande différence entre le dissident et le délinquant, c’est que le dissident affirme sa responsabilité de citoyen devant les lois injustes. La loi remplit une fonction dans la société. Il ne s’agit pas de la remettre en cause comme règle du jeu qui nous permet de vivre ensemble, en définissant des interdits et des obligations. L’interdit fondateur de la société, c’est celui de la violence. L’État se donne le monopole de la violence légale, qu’il considère comme légitime, dans le but d’interdire aux citoyens d’utiliser eux-mêmes la violence. La question qui se pose alors, c’est que l’État abuse souvent de ce monopole, et qu’il utilise cette violence non pour protéger les citoyens mais pour les faire taire, et, l’histoire nous le montre souvent, pour les opprimer. Il n’en demeure pas moins qu’une société est régie par des lois, dont la fonction est de garantir la justice. Dans la mesure où la loi garantit la justice, elle mérite l’obéissance des citoyens. Dès lors que la loi établit l’injustice, alors elle ne mérite plus l’obéissance des citoyens, qui sont en droit de désobéir. Si je reprends ma référence aux pays de l’Est, il était clair que les lois qui y interdisaient la liberté d’expression, le droit de critique, etc. n’étaient pas justes. Il était donc légitime d’y désobéir.
Dans nos sociétés, il y a aussi des injustices. Nous disposons des moyens légaux de les combattre. C’est une stratégie tout à fait pertinente que de les utiliser autant que nous pouvons le faire. Nous ne devons pas cesser de les utiliser : aussi bien le droit de manifester, le droit d’interpeller les pouvoirs publics, la liberté d’expression sur la place publique, etc. Le problème, c’est que ces moyens peuvent s’avérer insuffisants, s’ils n’ont pas prise sur l’injustice. Dans ces cas-là, les citoyens sont fondés à désobéir aux lois injustes.

C’est le cas dans lequel se trouvent les “faucheurs volontaires” des champs de maïs transgéniques. Ils estiment -et n’étant pas un scientifique, il me suffit d’être un citoyen pour estimer avec eux- que le principe de précaution nous amène à refuser les semis de maïs transgénique. En fonction de cela, ils désobéissent à la loi. La loi prévoit évidemment toujours la répression de ceux qui désobéissent : elle est en même temps un interdit et la menace d’une sanction à l’encontre de ceux qui transgressent cet interdit. Les “faucheurs volontaires” sont ce que j’appelle des “désobéisseurs”. J’utilise ce néologisme parce que j’estime qu’il est important que nous ayons, dans la langue française, un substantif pour nommer celui qui désobéit. Dans notre langue, le participe présent “désobéissant” a été adjectivé, mais pas substantivé. C’est d’autant plus important de parler de “désobéisseurs” que, dans tous nos dictionnaires, celui qui est désobéissant, c’est l’enfant mal élevé, l’élève impoli qui ne respecte pas les règles du savoir-vivre. Un enfant désobéissant, est un enfant qui a l’habitude de désobéir. Or la désobéissance ne peut pas devenir une habitude pour le citoyen.
Le citoyen ne doit pas devenir désobéissant, dans le sens où il ne doit pas désobéir à toute loi. Il doit discerner la loi qui est juste de la loi qui ne l’est pas. Les désobéisseurs estiment donc qu’ils doivent interpeller les pouvoirs publics et l’opinion publique. C’est en effet le rôle de l’action directe non-violente en général, plus particulièrement de la désobéissance civile : interpeller les pouvoirs publics par l’intermédiaire de l’opinion publique. C’est ce que j’appelle la triangularisation du conflit : une lutte non-violente n’est pas l’affrontement de deux acteurs : des résistants, en l’occurrence les désobéisseurs, et les pouvoirs publics. Il y a un troisième acteur déterminant : c’est l’opinion publique. L’action des résistants est d’interpeller l’opinion publique pour qu’elle prenne conscience de l’injustice, sympathise avec la cause, et, dans une certaine mesure, qu’elle se mobilise pour exercer une pression sur les décideurs. C’est ce que j’appelle la “bataille de l’opinion publique”. Les résistants doivent gagner cette bataille. Si les résistants ont l’opinion publique contre eux, les pouvoirs publics seront fondés à ne pas donner suite à leurs exigences. Bien sûr, il est rare qu’une forte majorité se solidarise avec la cause des résistants. S’ils parviennent à mobiliser une forte minorité, ils peuvent cependant parvenir à obtenir gain de cause.

La répression fait partie de la règle du jeu. Elle va d’ailleurs permettre aux résistants de créer un débat public : elle va être l’occasion de médiatiser l’action. De même en cas d’emprisonnement : le fait d’être en prison pour une cause juste ne peut, au final, que davantage interpeller l’opinion publique en mettant l’injustice en évidence.
Ces actions doivent cependant s’accompagner de prudence, de discernement : chacun doit mesurer les risques qu’il prend et ne doit pas prendre un risque qu’il ne sera pas capable d’assumer. La prison en est un, de même que les amendes ou la privation des droits civiques. Il importe donc de faire preuve d’une prudence avisée dans la prise de risque : savoir le risque que l’on prend et ne prendre que le risque que l’on puisse véritablement assumer.

Vous dites qu’il “suffit d’être citoyen” pour décider de s’engager dans des actions de désobéissance. C’est dans cet espace, où l’on “est citoyen” – où l’on “devient citoyen” – que se ferait le passage du désobéissant au désobéisseur ? Quel serait, alors, le critère qui permettrait de dire une injustice, puis de se mobiliser contre celle-ci ?

Je n’ai aucun état d’âme à répondre que c’est de la responsabilité de chaque citoyen. Chaque citoyen n’a d’autre possibilité que de prendre ses responsabilités, en s’informant le plus possible, en pesant le pour et le contre.

Mais ce n’est pas un critère absolu, la part de subjectivité est immense…

Le citoyen peut se tromper. Pour avoir raison, il doit prendre le risque de se tromper. Mais il a beaucoup moins de chance de se tromper en prenant sa propre décision qu’en obéissant passivement à la loi de la majorité. L’histoire nous montre que la démocratie est beaucoup plus menacée par l’obéissance des citoyens que par leur indiscipline. Ce qui fait la noblesse du citoyen, c’est sa responsabilité, non son obéissance. J’ai cité l’autre jour au tribunal cette formule de Bernanos : « Il faut beaucoup d’indisciplinés pour faire un peuple libre. » Mes propos n’ont pas plu à la procureure qui a cru devoir me stigmatiser dans son réquisitoire.

On objecte aussi souvent que si tout le monde désobéit à toute loi, c’est le chaos. Mais c’est une hypothèse abstraite, totalement surréaliste. Jamais tous les citoyens ne désobéiront en même temps à toutes les lois. Le risque n’est par ailleurs pas que les citoyens désobéissent à une loi juste mais qu’ils obéissent à une loi injuste. L’acte de désobéissance est un acte difficile qui demande du courage, c’est un acte de rupture, qui provoque l’insécurité de celui qui désobéit. On peut d’ailleurs considérer que l’État échange l’obéissance des citoyens contre leur sécurité. Le citoyen qui obéit est tranquille. C’est donc un risque à la fois personnel et social que de désobéir. Je ne vois donc pas de danger à ce que les citoyens désobéissent à une loi juste. Le risque le plus réel est celui de la lâcheté de citoyens qui, tout en étant conscients de l’injustice, n’ont pas le courage de désobéir.

Vous parlez “du” citoyen. On sent pourtant ici que la dimension collective est primordiale – ne serait-ce que pour “socialiser” une partie des risques pris…

C’est vrai que le citoyen ne peut pas assumer une désobéissance s’il est isolé. Dans sa solitude, il ne peut pas prendre un tel risque. Il doit donc parvenir à créer ce que j’appellerais une communauté de résistance. Il n’est pas question d’une communauté de vie, mais d’une véritable solidarité dans la prise de risque. C’est ce qu’on fait les “faucheurs volontaires”.

En somme, il y aurait différents critères, qui permettent de justifier le choix de désobéir : l’injustice, dont la caractérisation reste conflictuelle ; et le passage de l’individu au collectif ?

La désobéissance civile n’est pas l’objection de conscience. Cette dernière s’applique au cas d’individus qui, pour des raisons de conscience personnelle, refusent de pactiser avec l’injustice. Ils souhaitent en quelque sorte préserver la pureté de leur conscience en ne se compromettant pas avec l’injustice. Ce qui au demeurant demande le plus souvent beaucoup de courage car le prix à payer risque d’être très lourd. Elle n’implique pas une action collective. Des objecteurs de conscience pourront parfois se rassembler dans des collectifs, mais, en elle-même, l’objection de conscience est individuelle. Les désobéisseurs ont une finalité politique, ils se situent dans le champ de la responsabilité politique et de l’efficacité politique, là où les objecteurs se situent essentiellement sur le plan de la morale et de l’exigence éthique.

On en vient à une dimension souvent négligée de l’action non-violente : son aspect stratégique.

Ce qui m’intéresse profondément chez Gandhi, c’est précisément qu’il a réconcilié l’exigence éthique, qu’on peut aussi appeler exigence spirituelle, morale, philosophique, voire religieuse – chacun choisira le mot qu’il préfère – et le réalisme politique. Le grand dysfonctionnement de nos sociétés vient de la dichotomie entre l’exigence éthique et le réalisme politique, l’idée la plus répandue étant que cette dernière ne peut s’encombrer de la première. De même à propos de la distinction introduite par le sociologue allemand Max Weber entre morale de conviction et morale de responsabilité : il considère que la morale de conviction n’est que le souci de la pureté de sa propre conscience. Il faudrait que la flamme de la conviction puisse continuer à brûler, en posant des actes, en conscience, sans se soucier de leurs conséquences. La morale de responsabilité serait celle des citoyens qui entendent assumer les conséquences de leurs actes. Ceux-ci ne peuvent, selon Weber, refuser la violence, puisque l’efficacité de l’action politique serait la violence. Ce faisant, on assimile les “non-violents”, comme on dit – label que je récuse – à ceux qui sont animés par leur seule morale de conviction.
Or, celui qui s’engage dans la non-violence ne refuse pas d’assumer les conséquences de ses actes, tout au contraire, il mesure que les conséquences des actes violents sont la plupart du temps négatives et destructives. On a tôt fait d’identifier l’efficacité à l’idée de violence, alors que, dans la plupart des conflits, elle n’est pas la solution mais le problème. La non-violence, par ses méthodes, par ses stratégies, permet de faire face aux événements – non de les fuir.

Vous avez mentionné divers types d’action : mobilisation de l’opinion publique, manifestations, actions de désobéissances, etc. Le collectif des faucheurs a réitéré son intention d’entamer une “grève de la faim illimitée”. Ces actions forment-elles un ensemble ? Sont-elles des éléments d’un même répertoire d’action ? Quelle est la gradation ?

Il me semble fondamental de souligner une exigence, qui n’est pas suffisamment prise en compte par certains groupes de désobéisseurs : une stratégie de résistance doit s’articuler à travers différentes modalités, différentes méthodes. Je n’imagine pas une action qui serait seulement une action de désobéissance. On aura beau arguer de la faiblesse des moyens légaux, il n’en demeure pas moins qu’ils sont incontournables. Un anarchiste affirmait naguère : « Nous ferons la révolution par tous les moyens, même par les moyens légaux ! » Une campagne d’action qui introduit la désobéissance dans ses actions ne doit pour autant pas renoncer à user des moyens légaux de la résistance. Cela me semble fondamental à de nombreux égards.
En raison des risques liés à une action de désobéissance, nombreux sont les citoyens qui ne sont pas prêts à y prendre part, tout en étant disposés à prendre part à des actions légales de résistance. Toute stratégie d’action non-violente devrait mettre ensemble diverses modalités d’action. Il s’agit ici des questions de tactique, qui lui sont liées. Aussi bien la désobéissance civile que la grève de la faim ne peut pas être isolée de son contexte stratégique plus large. Il importe de mettre en œuvre toutes les méthodes de l’arsenal des armes de la non-violence, si vous me permettez l’expression, des armes les plus légères aux armes les plus lourdes.

C’est exactement ce qui s’est passé pour la lutte du Larzac : pendant huit ans, les paysans du Larzac ont très bien su organiser une stratégie qui conjuguait des moyens de protestation légaux et des moyens de résistance illégaux, notamment par le refus d’impôt et le renvoi de livrets militaires. S’y ajoutaient des marches, des rassemblements, des manifestations festives, des sit-in. Il y a un tout un arsenal de moyens d’actions qui doivent être conjugués ensemble.
Il me semble important, pour employer une expression que j’utilise parfois, de se préserver de tout “intégrisme” de la désobéissance civile, selon lequel on s’en tiendrait uniquement à la désobéissance civile. Je crois que ce n’est pas jouable, et que cela risque de se retourner très rapidement contre les “désobéisseurs” eux-mêmes, qui risquent de s’isoler et d’être brisés par la répression.

Pour ce qui est de la grève de la faim ?

Je distinguerais la grève de la faim limitée de la grève de la faim illimitée. La grève de la faim limitée dure, disons, entre 3 et 20 jours – il n’y a normalement pas de séquelles en dessous de 20 jours. Elle est une méthode d’interpellation de l’opinion, ce n’est pas un chantage qu’on exerce sur les décideurs. La grève de la faim illimitée, quant à elle, doit avoir pour préalable une réflexion sur ses chances de succès : est-il possible d’obtenir une victoire dans des limites de temps raisonnables ? Faire une telle grève avec un objectif hors d’atteinte, c’est se condamner à un échec – que l’on s’arrête ou que l’on aille jusqu’à se laisser mourir sans avoir rien obtenu.
Dans toute action de ce type, il faut se donner un objectif clair, précis, limité et possible, qui soit véritablement à notre portée. Une grève de la faim illimitée nécessite des relais, dans tout le pays, pour qu’il y ait une mobilisation à l’occasion de cette grève. Une fois encore : c’est un tout une panoplie de méthodes qui doit être mise en œuvre pour construire un rapport de force.
Dans le cas de la lutte pour un moratoire sur les cultures OGM, il semble bien que le contexte permette de concevoir une stratégie globale – et je dis bien “une stratégie globale”, avec des actes de désobéissance, avec des actes de protestation symbolique légale, avec des actes de grève de la faim limitée et puis peut-être une grève de la faim illimitée, même si je ne suis pas en mesure de prendre une décision à ce sujet-là, d’autant plus que pour l’instant, je ne m’implique pas personnellement dans une telle action. Peut-être que le moment viendra où une grève de la faim illimitée sera un élément décisif pour obtenir gain de cause. Tout dépend du contexte de popularisation de la lutte que l’on mène, des relais que l’on pense pouvoir mobiliser, pour contraindre les décideurs.

L’un des principes fondateurs de ce répertoire d’action non-violente est la publicité de toutes les actions entreprises. Selon Gandhi, elles doivent être toutes menées à visage découvert. Comment positionner les “fauchages de nuit” – autrement dit des actions clandestines, qui ne sont pas toutes ouvertement revendiquées et assumées ?

Sur cette question-là, je ne suis pas un gandhien de stricte observance. Je pense que c’est une question d’opportunité. C’est vrai que, dans une démocratie, le mouvement de désobéissance civile, et le mouvement de protestation dans lequel il s’enserre, ne peut devenir un mouvement clandestin. Mais qu’il puisse y avoir une part de clandestinité ne me semble cependant pas contestable, parce qu’il est légitime de refuser la répression : si la loi est injuste, la répression l’est encore davantage. Je ne suis donc pas obligé de m’y soumettre. L’essentiel est de toujours garder l’initiative. Et si j’estime que l’acceptation de la répression va aider la lutte en la popularisant, à ce moment-là, il ne faut pas fuir les tribunaux et la répression. Mais, dans d’autres cas, étant donné l’injustice de la répression, je suis fondé à désobéir à la répression.
Faut-il ou non payer des amendes ? Là encore, c’est une question d’opportunité. Il n’y a pas obligation, morale ou stratégique, à payer l’amende. Je peux refuser de payer l’amende. C’est ce que nous avions fait dans la lutte des “renvoyeurs de livrets militaires”. Un certain nombre d’entre nous avions refusé de payer leur amende, et avions été emprisonnés par « contrainte par corps ». Nous avions alors pu initier toute une action de popularisation autour de l’emprisonnement d’un renvoyeur de livret militaire.

Le combat des faucheurs se distingue peut-être des luttes que vous mentionnez en ce qu’il implique non une triangularisation mais une quadrature : il implique aussi des acteurs économiques – multinationales et agriculteurs OGM. En quoi de tels adversaires changent-ils la lutte ?

J’ai parlé de l’opinion publique au singulier, mais en fait il y a des opinions publiques, dont une part sera toujours en désaccord total avec les désobéisseurs – par exemple les paysans qui cultivent eux-mêmes du maïs transgénique ou tous ceux qui ont des intérêts financiers et qui sont partis prenantes du conflit. Le préalable de telles actions, c’est d’identifier l’adversaire pour pouvoir le combattre comme étant lui-même responsable de l’injustice – tout en maintenant l’un des principes fondamentaux de l’action non-violente qui est le respect des personnes – et d’adapter ses actions au comportement de l’adversaire – par exemple en fauchant de nuit.

Vous avez insisté sur le passage de la dimension individuelle à la dimension collective. Mais, dans le prétoire, se produit le mouvement inverse : le citoyen redevient redevable individuellement.

Dans l’action collective, chacun garde sa responsabilité individuelle, doit assumer les risques qu’il prend. En même temps, si on prend le procès, dont vous parliez, au cours duquel j’ai témoigné, il y avait 32 accusés. Ils étaient ensemble au tribunal : un procès pour 32 accusés, pas 32 fois un procès d’un homme seul. La “communauté de résistance” dont je parlais s’exprime aussi, je dirais surtout, dans la phase de répression, même si la dimension personnelle reste importante.


D’autres fauchages ont donné lieu à des procès et des condamnations ciblées – c’est le cas, des huit condamnés par la cour d’appel de Riom en novembre 2005. Ils ont été condamnés solidairement (dont Gilles Lemaire, requis par le semencier Biogemma, partie civile, de payer l’intégralité de l’amende), certes, mais les faucheurs qui ont pris part à l’action étaient bien plus nombreux.

C’est une des dialectiques de la lutte. Il est évident que l’union du nombre fait la force. Les résistants vont s’efforcer d’être les plus nombreux possibles. Plus nombreux seront les citoyens visés par la répression, plus elle sera efficace pour les acteurs de la lutte concernée : elle permettra de mobiliser plus encore. Les pouvoirs publics hésitent donc à traduire en procès des centaines de citoyens. Ils font des exemples. Et, à l’inverse, on trouve des “prévenus volontaires”, des personnes qui n’étaient pas inculpées qui demandent à être inculpées. C’est une dialectique, une lutte dans laquelle chacun essaie de mettre le plus d’atouts de son côté. Dans certains cas, le pouvoir comprend très bien qu’il n’est pas de son intérêt d’user d’une répression massive. Si seuls quelques militants sont emprisonnés, indépendamment de leur notoriété, l’opinion publique pourra le tolérer. Si des centaines de désobéisseurs sont emprisonnés, la situation deviendrait extrêmement dangereuse pour le gouvernement.

|1| Ecrivain et philosophe, porte-parole du Mouvement pour une Alternative Non-violente ( MAN : www.nonviolence.fr). Il a publié de nombreux livres sur la non-violence qui sont reconnus comme des ouvrages de référence. Dernier ouvrage paru : Dictionnaire de la non-violence (Le Relié Poche).