On assiste ces dernières années un peu partout sur la planète à une multiplication d’initiatives et d’expérimentations citoyennes qui se revendiquent de la « transition », le terme faisant même aujourd’hui l’objet d’un recyclage sur un plan plus institutionnel. Le Manuel de la transition de Rob Hopkins, un agronome adepte de la permaculture, publié en France 2010, a donné une certaine visibilité à ces initiatives. S’appuyant sur l’expérience de Totnes au Royaume-Uni, ville de naissance du mouvement des Villes en transition (Transition Towns), l’ouvrage a rapidement commencé à circuler dans les milieux militants, au point de devenir une référence, sans pour autant être élevé au rang de bible absolue. Ceux qui se reconnaissent dans le mot d’ordre de « transition ! », tel que défini par Rob Hopkins, affirment s’inscrire dans un type d’engagement dont le pivot est le passage à l’action sur fond de réenchantement et de réappropriation de l’existence. Les « transitionneurs » font le choix de faire bouger les organisations et institutions existantes sans prendre pied dans ces dernières. Luc Semal définit le Mouvement de la transition « comme un mouvement fondamentalement optimiste et constructif qui suggère que face aux chocs globaux annoncés (climatiques, énergétiques et économiques), les communautés locales reconstruisent en urgence leur résilience locale. Pour cela elles doivent prioritairement relocaliser une part de leur production alimentaire et énergétique1. Face à un futur qui sera très probablement sans pétrole, les transitionneurs recourent à la notion de « résilience » en l’appliquant aux villes pour engager une transition voulue, espérée, fêtée et non subie. Cette notion, toujours selon Semal, « désigne la capacité d’un écosystème à encaisser un choc sans s’effondrer et à se réorganiser en se réinventant pour le surmonter2.

Passé le moment de la découverte, l’objet pose un certain nombre de questions. Le mot d’ordre, tout d’abord. Pourquoi « transition » ? D’où part-on et où va t on, en combien de temps, et avec qui ? Pourquoi ce mot-là, alors qu’il en existe tant d’autres (décroissance, locavores, slow cities, buen vivir etc.) revendiqués par des mouvements dont les pratiques semblent se rapprocher très fortement de celles mises en œuvre par les « transitionneurs » : insistance sur le « faire », critique des institutions établies et volonté de mettre en place des alternatives ici et maintenant, apparemment sans chercher à « prendre le pouvoir » ni utiliser les outils collectifs de mobilisation que sont les syndicats ou les partis politiques etc. Pourquoi cet apparent refus des luttes, au sens classique ? À quoi bon quelques jardins partagés quand c’est toute l’organisation sociale qu’il faudrait revoir ? Quelle est l’efficacité politique de ces différents mouvements ? Peut-on leur conférer une unité ou sont-ils clairement distincts les uns des autres ?

Ce dossier part d’un constat : ces mouvements se développent et intéressent de plus en plus, mais ne se prêtent guère à une lecture qui serait menée dans le cadre de l’analyse politique classique, en termes de mouvements sociaux. La « transition » est un « OPNI », un objet politique non identifié, comme le suggère Luc Boltanski : « Qu’est-ce que l’auto-organisation sur le plan local ? Il n’y a rien sur des expériences de ce type. Dans les milieux écologico-libertaires beaucoup d’expérimentations se sont notamment développées3. Sous le chapeau général de « la transition », Mouvements explore cette unité multiforme, en aspect de « galaxie », terme souvent utilisé pour la qualifier, en référence tant au nombre qu’à la dispersion géographique et pratique de ces initiatives, qui s’intéressent ici aux jardins, là à l’énergie partagée. La transition renvoie-t-elle à la disparition des idéologies ou au réenchantement de la politique, au sens d’une référence à un grand récit, à un sens de l’Histoire ? S’agit-il d’un mouvement narcissique, se refusant au politique parce qu’incapable de se positionner ? Ignorance des clivages politiques ou souci de ne pas s’y laisser enfermer ? Ces mouvements peuvent-ils contribuer à inventer un nouvel imaginaire politique, en partant de la pratique et du concret ? Les acteurs de ce mouvement ou les expérimentations s’en rapprochant le souhaitent-ils eux-mêmes ?

Une manière de répondre à ces questions, consiste peut-être à voir dans ce mouvement protéiforme qu’est la transition quelque chose comme une « utopie concrète », terme d’ailleurs revendiqué par le Festival des utopies concrètes (FUC) qui a réuni plusieurs centaines de militants de la transition, en Île-de-France à l’automne 2012. L’utopie concrète, théorisée par Ernst Bloch, offre une première grille d’intelligibilité, certes approximative, de ce mouvement, apte à prendre en considération son caractère diversifié. Pour l’auteur du Principe espérance, l’esprit utopique est celui du rêve éveillé, qui sait déceler dans le présent les linéaments d’un avenir jeune et frais, harmonieux : « La fonction utopique arrache les affaires de la culture humaine au divan de la simple contemplation : elle découvre de la sorte, à partir des cimes réellement vaincues, la perspective non idéologiquement gauchie du contenu humain de l’espérance4. Autrement dit, la fonction utopique est celle qui nous révèle la plasticité du monde, quand la routine et les institutions établies nous répètent jour après jour que « rien d’autre n’est possible » (Tina – There Is No Alternative) – discours parfois porté, bien malgré elles, par les formes institutionnelles de l’engagement politique, partis politiques ou syndicats, qui semblent ainsi condamnés à l’impuissance. Elle nous laisse voir que l’espoir n’est pas vain, puisque ce qui est impossible, dans le monde actuel, peut devenir possible dès à présent. Elle est tout le contraire de « l’utopisme », qui se contente de rêver au lieu d’agir. Elle est cet écart, cet arrêt, voire parfois ce dévoilement soudain, qui nous montrent que d’autres choix sont toujours possibles, ici et maintenant. Nous ne sommes pas condamnés à être ce que les institutions nous destinent à être. En changeant certains aspects de nos vies, nous nous sentons vivants et créateurs. La conscience utopique se distingue du rêve nocturne par son exigence et sa lucidité. Cette nouvelle vie que nous nous choisissons est informée de l’état du monde réel, elle fait face, quand d’autres se contentent de se laisser fossiliser dans le (dés)ordre établi. L’utopie cherche à rendre possible l’impossible et elle sait, par expérience, qu’une telle entreprise peut aboutir. Car l’histoire a toujours procédé ainsi, par l’action de minorités actives, d’abord isolées, qui ont finalement fait basculer les majorités et changé la face du monde. L’utopie, au fond, est « une invocation d’un ordre, à venir ou à faire, contre un désordre présent5.

L’utopiste, dans ce sens-là, va donc éviter de s’enfermer, au nom du principe d’inclusivité, dans une identité trop reconnaissable (« anticapitaliste », « écologiste » etc.). Il joue la créativité, collectivement, contre l’inertie des assemblages sociaux établis, prisonniers de leur histoire, de leur structure, de leurs cadres idéologiques. D’où la diversité d’étiquettes (transition, décroissance etc.) pour des mouvements similaires, qui ont tous en commun de ne pas pouvoir se référer à des situations facilement agrégeables à grande échelle, à la différence des grèves par exemple. L’enjeu est donc de changer les situations, en ayant conscience de ne pas pouvoir les dépasser complètement, à court terme. C’est en formant des coalitions temporaires ou durables, définies avant tout par des objectifs et des résultats concrets précis (créer un jardin partagé, une Amap, planter des arbres fruitiers, organiser des repas locavores, etc.) que les personnes parviennent à « réenchanter la vie », c’est-à-dire placer la nouveauté, la surprise, l’inédit, l’imprévu au cœur de leurs pratiques quotidiennes. Les transistionneurs agissent en direction d’une nouvelle culture, d’une nouvelle civilité, face à un ordre dominant qui engendre au contraire de plus en plus la violence et le chaos. Une telle démarche ne peut évidemment pas se satisfaire d’un militantisme trop disciplinaire, rythmé par les congrès, grèves, tracts et campagnes électorales, ce qui reviendrait de nouveau à tout attendre des institutions établies, fussent-elles « critiques ». L’enjeu est de renouveler les répertoires d’actions, car il n’est plus possible d’attendre. Le choix de l’étiquette « transition » pour nommer cette galaxie d’initiatives est donc un peu arbitraire, il n’y a pas véritablement de raison de la choisir plutôt qu’une autre, sinon une certaine actualité.

Puisque l’objet social visé a des contours multiples, nous avons voulu, dans l’organisation de ce numéro, commencer par « le terrain ». Après tout, donner la parole aux acteurs, avant d’essayer de conclure quoi que ce soit à leur sujet, peut être une bonne méthode lorsque l’on défriche un mouvement ou un courant social encore trop peu stabilisé. Quel est le contenu de la transition ? Quelles sont les marches à suivre ? Quels sont les résultats visés, d’ailleurs est-ce bien des résultats précis qui sont visés ou plutôt la diffusion de valeurs, d’attitudes, qui sont déclinables en autant d’actions aussi diverses qu’il y a de contextes (ville, campagne, nord, sud, etc.) ? Pour affronter cette diversité et pour coller au mieux aux pratiques, recueillir des témoignages nous a paru la seule manière de proposer une définition sans l’imposer, puisqu’il n’y a pas, aujourd’hui, de formulation théorique qui fasse consensus. Mettre l’accent sur la pratique, c’est de toute façon ce que font les acteurs eux-mêmes, revendiquant souvent dans leurs témoignages la nécessité du do it yourself. Le choix des expérimentations a été intuitif et largement fonction des réseaux auxquels nous avons accès, qui ne font sans doute pas le tour de toutes les expériences possibles mais offrent déjà un large éventail d’actions.

Ainsi Cyrielle Den Hartigh évoque le « faire » de lance de la transition que sont les jardins partagés. Un entretien avec Stéphanie Cabantous nous présente ensuite le mouvement des Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) qui depuis plus de dix ans se développe et défend un projet économique et alimentaire à généraliser. « Agir local pour penser global » est le mot d’ordre que l’on retrouve dans les propos échangés à l’occasion d’une table ronde sur les reprises d’entreprises avec François Longérinas et Maxime Quijoux. Enfin, le texte d’Anna Bednik s’intéresse aux luttes extractives et pose la question des limites de la transition.

Un deuxième moment de notre dossier fait le pari que les expériences sont assez nombreuses, et présentent un esprit affinitaire assez affirmé, pour que le risque de la réflexion et de la synthèse soit tenté à leur sujet. Là encore, rien de définitif, seulement des tentatives, des éclairages, des « aventures d’idées ». Francis Chateauraynaud et Josquin Debaz montrent comment l’enjeu des gaz de schiste conduit les individus à se réapproprier leur avenir énergétique.

Dans une analyse plus large, Christian Jonet et Pablo Servigne, tout en reconnaissant l’originalité de la démarche des villes en transition, en montrent aussi les limites. Vincent Gerber souligne la parenté entre différents types de mouvements revendiquant des étiquettes différentes mais ayant plus ou moins le même contenu (décroissance, transition, municipalisme libertaire, etc.). Il suggère quelques hypothèses concernant la marginalisation du signifiant « socialisme », qui aurait encore convenu il y a quelques décennies. Jérôme Ferret apporte un témoignage éclairant, quant à la nature de ces mouvements, en s’intéressant aux Indignés espagnols. Et si c’étaient moins les mouvements qui manquaient d’efficacité que les lunettes des analystes, dans leur tentative pour les saisir et les conceptualiser ?

Enfin, Fabrice Flipo propose quelques ressources conceptuelles, à trouver chez Jean-Paul Sartre et Serge Moscovici. Poser des actes dans l’espace public, c’est déjà s’engager, c’est être le changement que l’on veut voir advenir dans le monde. Ce simple fait visible de tous a des effets indirects, latéraux, sur la société dans lequel il se produit.

Le rapport aux institutions établies semble plutôt de nature « transductive », pour reprendre un terme utilisé par Simondon : ce que l’on fait, dans ces démarches, n’est pas seulement pour soi mais aussi pour influencer le cours du monde, aussi loin que possible. L’action ne vise pas seulement le résultat immédiat mais indirectement toute conscience qui pourrait être frappée par sa démarche – d’où l’importance d’ailleurs de l’ouverture et l’inclusivité, nul ne saurait être exclu sur la base de ses seules appartenances institutionnelles ou politiques, bien que de toute évidence ce genre de démarche soit animée par des militants qui ne sont pas à la droite de l’échiquier politique.

Cette influence est-elle réelle ? Quelle forme prend-elle ? Est-il juste de parler « d’influence », ou bien plutôt de « filiation » ? Les collectifs sont-ils aussi ouverts qu’ils le prétendent ? N’ont-ils pas tendance à perdre de vue cet objectif et à se refermer sur le localisme ? C’est la troisième partie de ce dossier, qui s’intéresse à la « pollinisation » des politiques publiques, là encore avec le souci de laisser la parole aux acteurs.

L’expérience de l’association Virage-énergie Nord-Pas-de-Calais racontée par Gildas Le Saux nous présente une mobilisation citoyenne portant l’idée de transition énergétique qui a cherché l’influence des politiques publiques. L’article de Joseph Bourez, Lucas Durand, Pascal Mao et Nicolas Senil présente un projet de prospective collaborative en Ardèche : à travers plusieurs scénarios de développement ce sont plusieurs trajectoires du futur énergétique du territoire qui se dessinent et montrent avec humour les conséquences des différents choix. Dans son article Sylvère Angot expose les principes et le fonctionnement de deux politiques publiques « écologiques » – les Agendas 21 et les Plans climat énergie territorial (PCET) – et présente les limites de l’influence citoyenne sur des dispositifs très normés. Enfin, Lydie Laigle s’intéresse aux formes de réappropriation sociale de l’écologie en rappelant la voie de l’empowerment ou tout l’intérêt qu’ont les politiques publiques à s’appuyer sur la capacité d’agir des individus.

Ce dossier nous a permis de nous forger une double conviction : oui, ces mouvements, dont le contour exact reste flou, sont « efficaces », au sens où ils produisent des changements que les autres ne produisent pas, et cela sur des questions – alimentation, agriculture, énergie – tout aussi urgentes que des enjeux plus médiatisés comme les retraites ou le mariage pour tous. De plus, ils agissent de manière latérale et indirecte sur le pouvoir, ne demandant pas une loi ou une modification claire de la législation. Ils cherchent ainsi davantage à diffuser des pratiques et des analyses, sans s’interdire cependant le moment législatif, quand celui-ci sera jugé opportun. Mais ces deux observations ne sont pas une conclusion ; elles invitent plutôt à s’intéresser davantage à ces mouvements.