Une entrée d’immeuble à Bottière-Chénaie (Nantes), (Source : Anke MATTHYS, août 2012)
Depuis une dizaine d’années, les villes et agglomérations françaises revisitent leurs politiques publiques traditionnelles (transport, urbanisme, habitat, etc.) afin d’aménager et de gérer leurs territoires de manière plus écologique au nom du développement durable. Ces collectivités deviennent plus sensibles à l’étalement urbain, à l’accroissement des distances parcourues en automobile, aux émissions de gaz à effet de serre, à la consommation d’énergie des bâtiments et des ménages, etc. Face à ces enjeux, elles promeuvent les transports en commun, les circulations douces, un retour de la nature en ville, la rénovation thermique des bâtiments, mais aussi… la création d’écoquartiers. L’appel à projets EcoQuartier lancé par le gouvernement en 2008 dans le cadre du Plan Ville Durable visait ainsi à soutenir des projets « innovants, écologiques […] afin de promouvoir une nouvelle façon de construire et d’aménager, conforme aux principes du développement durable[1]». Avec plus de 500 projets reconnus par l’Etat depuis 2008 et 32 opérations labellisées « EcoQuartier » depuis 2012[2], les écoquartiers continuent à être promus comme le prototype des opérations d’aménagement nouvelle tendance où s’articulent au mieux les principes du développement durable et les différentes politiques publiques dont les collectivités locales ont la charge. Pourtant, derrière une volonté louable de promouvoir un urbanisme vertueux, il semble que l’on reproduise certaines erreurs du passé.
Une continuité non soumise à discussion entre écoquartiers et grands ensembles
La réalisation des écoquartiers reproduit-elle les mêmes erreurs que celles commises lors de la construction des grands ensembles ? Si les écoquartiers sont présentés comme des outils pour fabriquer la ville durable[3] à venir et leur mise en place s’accompagne de discours pleins de bonnes intentions en termes de lutte contre l’étalement urbain, de modes de vie écologiques et de vivre ensemble, etc., une analyse de terrain de ces laboratoires permet de sérieusement nuancer ces vertus supposées. La critique des écoquartiers porte en général sur la propension de ces projets à vouloir imposer de manière quelque peu techniciste de nouveaux modes de vie « écologiques » auprès de populations qui n’adhèrent pas forcément aux valeurs sociétales du développement durable. Le fait que les écoquartiers cherchent à forger « un homme nouveau » en s’affranchissant des caractéristiques des territoires et de ses habitants conduit certains à se demander « si les vertus prêtées aux éco-quartiers ne sont pas en train de nous conduire aux mêmes impasses que les belles espérances des villes nouvelles et des grands ensembles [4]». Les travaux d’évaluation et de recherche que nous présentons ci-dessous révèlent un lien entre l’expérience des grands ensembles et celles des écoquartiers au moins à deux niveaux : celui des formes urbaines et architecturales, et celui des dispositifs techniques implantés dans les logements et les immeubles pour limiter notamment la consommation d’énergie.
On peut observer en effet sur le terrain que beaucoup d’écoquartiers en France tendent à reproduire des formes urbaines et architecturales similaires à celles développées dans les grands ensembles ; des formes peu pérennes qui visent justement à être supprimées dans les projets de rénovation de ces grands ensembles car posant des problèmes d’usage, de fonctionnement social ou de gestion[5]. Or, paradoxalement, on retrouve aujourd’hui dans l’évaluation de plusieurs écoquartiers[6], sous couvert de performance énergétique, la reproduction de ces mêmes conceptions problématiques : une confusion des espaces publics et privés, des cœurs d’îlots complexes ouverts et traversables par les personnes extérieures en journée (le tout géré de manière mutualisée par plusieurs bailleurs), un urbanisme sur dalle, des pieds d’immeubles aveugles ou grillagés (pour mettre des parkings au rez-de-chaussée et leur assurer un éclairage naturel), des immeubles à coursives (pour créer des logements traversants), des façades uniformes (car standardisées) et presque aveugles (pour améliorer les performances thermiques), des espaces verts très dilatés, des rues surdimensionnées (pour accueillir pistes cyclables, fossés végétalisés recueillant provisoirement l’eau, et stationnements), des îlots très denses (pour compenser les grands espaces non bâti), etc. Au-delà d’un aspect carcéral, les pieds d’immeubles aveugles ou grillagés contribuent à générer des rues tristes et monotones moins fréquentées par les habitants et qui de ce fait deviennent insécures. Les immeubles à coursives posent quant à eux des problèmes pour l’intimité des habitants, suscitent des conflits de voisinage, et causent des problèmes de sécurité (les fenêtres des logements étant facilement accessibles depuis les coursives), obligeant les habitants à vivre les volets fermés en journée. L’expérience montre également la difficulté de gérer à moyen-long terme les cœurs d’îlots ouverts aux résidents extérieurs, qui dès lors que des conflits d’usage apparaissent sont fermés ou difficilement gérés. Sont également questionnables le surdimensionnement des rues et la création d’espaces verts très dilatés, souvent localisés à l’écart de la majorité des immeubles, qui constituent de grands vides urbains générant des ambiances atones. Ces espaces non bâtis, qui peuvent représenter jusqu’à la moitié de la surface d’un écoquartier, entrainent non seulement des coûts importants en matière de foncier, d’aménagement et d’entretien, mais conduit aussi les aménageurs à réaliser en contrepartie des îlots très denses pour pouvoir équilibrer le budget de leur opération. A l’arrivée, les zones d’habitation finissent par être concentrées sur de petites surfaces et réparties dans de grands espaces vides.
Une rue aux pieds d’immeubles aveugles à Bottière-Chénaie (Nantes,) (Source : Anke MATTHYS, août 2012)
Trois enseignements majeurs peuvent être dégagés de ces travaux d’évaluation dont nous avons extrait ici certaines analyses. En premier lieu, la persistance de cette croyance quelque peu mythique dans la « capacité des formes urbaines à façonner les sociétés » alors que « ces formes interagissent toujours avec la culture et les pratiques héritées des habitants qui les réinterprètent en fonction de leurs diverses trajectoires résidentielles » et « ne suffisent pas à les effacer pour produire des modes d’habiter entièrement nouveaux [7]». En second lieu, l’absence de débat autour de la rénovation urbaine qui empêche le transfert de connaissances et de savoirs-faires vers les nouveaux projets d’aménagement comme les écoquartiers, et « qui témoigne de l’étanchéité qui prévaut à l’intérieur même du champ des décideurs et des professionnels de l’urbanisme [8]». En troisième lieu, « la permanence d’un travail sur la forme effaçant la prise en compte des usages, des pratiques, des significations qu’ils vont potentiellement susciter [9]». Au final, on peut résumer la situation avec les mots d’Allen et Bonetti : « La conception des écoquartiers apparait ainsi comme une nouvelle « utopie ». De ce fait, les maîtres d’ouvrage semblent adopter une posture consistant à laisser libre court à l’imagination des concepteurs. Et ces derniers rivalisent en effet d’audace. On se retrouve ainsi dans une situation qui ressemble étrangement à celle qui prévalait lors de la création des grands ensembles et des villes nouvelles, alors que les projets de rénovation visent précisément à réparer les graves erreurs qui en ont résulté. [10]».
Cette continuité entre les grands ensembles et les écoquartiers peut également s’observer dans les dispositifs techniques écologiques présents dans les logements et les bâtiments des écoquartiers. Comme le montre le travail de Renauld sur la fabrication et les usages des écoquartiers[11], les nouvelles constructions et innovations techniques (isolation par l’extérieur, ventilation double-flux, sols écologiques, etc.) sont conçues pour inculquer aux habitants de nouvelles pratiques mais en partant d’une « figure imaginaire de l’usager » en rupture avec la « réalité des pratiques sociales ». Au final, les habitants rusent, bricolent, et se livrent à un duel avec les innovations techniques qui les empêchent d’habiter selon leurs usages (que ce soit pour régler la température de leur logement, laver leur sol, ouvrir leurs fenêtres). Au-delà du fait qu’à la différence des écoquartiers d’Europe du Nord et des communautés écologiques militantes, les écoquartiers français visent à appliquer les exigences et les principes du développement durable, et les modes de vie que cela implique, à des habitants qui n’y adhèrent pas forcément, ce travail révèle comment les innovations techniques ne sont pas conçues pour répondre aux usages des habitants mais pour répondre à des logiques économiques. « En effet, il ne s’agit pas de fabriquer des objets selon les usages, mais de renouveler une offre en nouveautés techniques exigée par le système économique de production. La durabilité permet donc de renouveler une offre en innovations techniques nécessaire au fonctionnement de l’économie capitaliste. […] ce problème des usages est d’autant plus prégnant que le système productif est financiarisé, c’est-à-dire fonctionne à crédit.[12] ». Au terme de son travail, Renauld s’interroge lui aussi sur la filiation des écoquartiers. « Cette situation de production des écoquartiers français du début des années 2000 rappelle tout particulièrement celle des grands ensembles des années 1950-70. Elle reproduit au nom de la durabilité ce que les grands ensembles imaginaient au nom de la modernité : un projet social abstrait, qui ne vise pas à s’ajuster aux usages sociaux mais à les subvertir afin de renouveler une offre en nouveaux objets exigée par le système économique de production. La promesse de « l’homme durable », encastrée dans les usages économiques dominants, succède ainsi à celle de « l’homme moderne ».[13] ».
Derrière des objectifs de durabilité dans l’ensemble pertinents se cachent finalement des conceptions préoccupantes qui pourtant ne font pas ou peu débat auprès des décideurs et des praticiens, ou dans les publications sur les écoquartiers. Si ces derniers sont censés être les laboratoires d’une nouvelle manière de faire de l’aménagement, les éléments de conclusion présentés ici succinctement nous font prendre conscience du chemin qu’il reste à parcourir. Parmi les causes qui permettent à un certain nombre de conceptions d’aménagement de se maintenir dans le temps malgré les impasses auxquels elles conduisent, il nous parait essentiel d’interroger tout particulièrement la place et le rôle des cultures professionnelles, ainsi que les modes d’organisation des maîtres d’ouvrage dans le passage des intentions politiques aux choix d’aménagement.
L’urbanisme et l’architecture, un monde de croyances
Comment expliquer le retour de ces conceptions héritées d’un modèle pourtant critiqué (en l’occurrence ici l’urbanisme moderne, qui a enfanté les grands ensembles et les villes nouvelles) au moment même où l’on tente en France d’une part de réparer les effets négatifs de ce modèle (à travers la rénovation urbaine des grands ensembles) et d’autre part d’expérimenter un aménagement plus durable de la ville (à travers les écoquartiers) ? Formulée sous un autre angle, la question pourrait être: comment l’urbanisme et l’architecture en sont arrivés à isoler la théorie de la pratique, et à rompre le processus d’apprentissage et de constructions des connaissances résultant du dialogue entre ces deux dimensions ? C’est bien la persistance de ces conceptions théoriques d’hier, pourtant mises à mal par l’expérience, qui nous amène à parler de croyances dans la pratique urbanistique et architecturale.
Le fait que l’urbanisme et l’architecture sont traversés par des croyances n’est une surprise pour personne et n’est d’ailleurs pas condamnable en soi. Il est naturel pour les praticiens de croire à la possibilité de rendre la ville plus fonctionnelle et plus harmonieuse pour ses habitants et pour ses usagers, comme d’avoir confiance dans le progrès technique pour résoudre les problématiques de nos territoires et de notre quotidien. Mais ces croyances se doublent chez certains de la conviction que l’on peut éduquer les habitants et discipliner la ville par le biais de formes urbaines et architecturales abstraites et conceptuelles fondées sur des idéologies[14]. Les croyances en général (on peut inclure ici les théories de l’urbanisme et certains principes d’aménagement) sont fondamentales parce qu’elles nous motivent à expérimenter pour fonder notre savoir au-delà des dogmatismes[15]. En revanche, on peut qualifier de « nocives », pour reprendre les mots de James, celles qui refusent de tirer les leçons de leur confrontation avec la réalité.
Or, en matière d’urbanisme et d’architecture, les débats autour de l’évaluation des programmes entrepris demeurent quasiment inexistants ou sinon peu démocratiques car confinés à des cercles étroits de spécialistes[16]. D’une manière générale, comme le soulignent Allen et Bonetti à propos de la rénovation urbaine, il est très difficile en France « d’évaluer les politiques publiques et de formuler des critiques sans que cela ne soit perçu comme une remise en cause de ces politiques et que les acteurs qui les mettent en œuvre ne se sentent invalidés. L’évaluation des projets est toujours considérée comme un exercice conduisant à dévaloriser les actions entreprises et leurs auteurs, et non pas comme un outil permettant d’accroître l’efficacité des investissements publics à travers l’amélioration des modes d’actions mis en œuvre. [17]». Faute de réels débats ouverts, un certain nombre de croyances nocives prospèrent et circulent aujourd’hui dans la conception des écoquartiers (et plus généralement dans la production urbaine française). Ces croyances sont fortement liées à des modèles passés, comme le modèle progressiste avec son urbanisme moderne. Même si sur un plan théorique, les idées et les discours qui guident les écoquartiers peuvent paraitre éloignés de ce modèle qui a donné naissance aux grands ensembles – parce qu’il ne serait plus question aujourd’hui de faire table rase du passé mais de faire avec la ville existante, et que les références au fonctionnalisme, à la technique, au progrès et au pouvoir du spatial pour réformer l’individu et le social sont moins présentes en apparence – la réalité sur le terrain montre bien des continuités et non la rupture attendue. Pour comprendre cette trompeuse innovation que sont les écoquartiers, il faut se plonger dans la boite noire de leur production. Notre étude des écoquartiers de Bottière-Chénaie (Nantes) et de l’Union (Roubaix-Tourcoing-Wattrelos)[18], et notre implication opérationnelle dans celui des Rives d’Allier (Vichy)[19], nous permet de faire ressortir plusieurs facteurs d’explication.
Des projets pertinents dans leurs intentions politiques
Les écoquartiers que nous avons étudiés ont tous été lauréats du concours national EcoQuartier de 2009, Bottière-Chénaie dans la catégorie « Densité et formes urbaines », l’Union et les Rives d’Allier dans la catégorie « Projet d’avenir »[20]. A leurs origines, ces projets d’urbanisme reposent tous sur des intentions politiques et des réflexions d’aménagement pertinentes, « durables » à bien des égards, et ce bien avant qu’il soit fait mention d’écoquartier et que les appels à projets « EcoQuartier » soit lancés par l’Etat.
Parmi les objectifs initiaux, on trouve par exemple à Bottière-Chénaie la volonté de produire des logements adaptés aux familles (mixité sociale doublée d’une mixité morphologique) et de limiter ainsi l’étalement urbain. Le projet prévoie également de valoriser une ligne de tramway existante, d’améliorer les liaisons transversales entre le futur quartier et les quartiers environnants, de renforcer la qualité paysagère du site (parc habité) et d’améliorer l’offre de services et l’offre commerciale aux habitants du quartier. Le projet de l’Union s’inscrit également dans une certaine logique de durabilité en visant dès le départ à exploiter des friches industrielles localisées dans le tissu urbanisé pour développer un quartier mixte composé d’activités économiques et de logements (mixité fonctionnelle). L’enjeu est notamment d’attirer une population de couches moyennes dans des territoires marqués par la pauvreté d’une grande partie de la population et par une forte proportion de logements sociaux (mixité sociale). La conception urbaine initiale prévoit également de s’appuyer sur le canal pour développer un grand parc paysager.
Ces objectifs et ces éléments de programmation s’inscrivent déjà, sans le dire, dans une démarche de durabilité. Ces projets visent à renouveler des tissus urbains en difficultés, pollués ou mal optimisés (friches industrielles à l’Union; friche maraichère à Bottière-Chénaie), plutôt que d’urbaniser des terrains naturels ou agricoles. Ils valorisent également les atouts des sites que ce soit au niveau du paysage, de l’histoire ou des infrastructures existantes. La mixité sociale et fonctionnelle, la dimension qualitative et paysagère de l’espace public, et le développement des transports en commun sont déjà là. Ces projets sont pertinents à ce stade car ils sont pensés par rapport aux problématiques et aux potentialités locales (à la fois à l’échelle du quartier et de la ville). Pourtant, malgré la pertinence des premières réflexions et des objectifs fixés par les maîtres d’ouvrage, nous avons pu constater qu’en entrant en phase opérationnelle et en s’inscrivant par la suite dans une optique d’écoquartier, les formes urbaines et architecturales choisies n’apparaissent pas toujours en mesure de répondre aux objectifs de la commande politique et des besoins du territoire.
Le passage délicat des intentions politiques aux choix concrets d’aménagement
Si à l’origine les projets ont été pensés et lancés pour répondre à des objectifs politiques et sociaux clairs, leur traduction en des plans d’aménagement concrets s’avère en revanche plus problématique. Ce passage délicat peut s’observer soit dans la conception urbaine et architecturale initiale du projet (Bottière-Chénaie) soit au moment de son évolution en « écoquartier » (Union).
Une ruelle aux pieds d’immeubles aveugles à Bottière-Chénaie (Nantes), (Source : Anke MATTHYS, août 2012)
Ce passage délicat est visible à Bottière-Chénaie dès son origine avec un projet qui propose une composition urbaine et une architecture présentées en soi comme « durables » par les porteurs du projet, mais qui pourtant nous paraissent potentiellement problématiques car très similaires à celles développées dans les grands ensembles telles qu’analysées par Allen et Bonetti. Le projet des concepteurs repose en effet dès son origine sur de grands îlots (dessinés pour réaliser des économies d’échelle et baisser le prix de sortie des logements), des îlots denses faits de ruelles sans voitures où prolifèrent les pieds d’immeubles aveugles (voir photos 2 et 3 plus haut), une organisation des îlots habités le long d’une trame aquatique et de trames végétalisées selon le concept de « parc habité », des constructions économes en énergie (avec des immeubles à coursives, d’autres aux ouvertures très étroites), une réduction du stationnement en surface – qui se traduira par la suite par du stationnement sauvage sur les trottoirs notamment en raison de l’incapacité financière de certains habitants de louer un emplacement dans les stationnements souterrains (voir photo 4 plus bas). Sur ce projet, le parti pris est dès le début de proposer une organisation de l’espace et une conception architecturale capable de réformer les comportements. Par exemple, le fait de créer des parkings en sous-sol et de concevoir des îlots sans voiture doit venir compliquer la tâche des habitants qui souhaitent faire leurs courses à l’hypermarché pour les inciter à faire leurs courses à proximité. Ces choix s’inscrivent dans une logique d’imposition de nouveaux modes de vie clairement assumée par les porteurs du projet. Mais le choix de faire officiellement un écoquartier par la suite n’entraine pas un nouveau questionnement des formes urbaines et architecturales initiales et de leurs effets, comme y invitaient un certain nombre de signes observables dans le quartier, notamment l’aspect désert des ruelles, le stationnement sauvage ou le manque d’intimité de certaines habitations. La transformation en écoquartier se traduit pour finir uniquement par une plus grande exigence en matière de qualité environnementale des constructions (toits-terrasses végétalisés, stationnement souterrain pour créer des îlots sans voitures, double façade…) et par le choix de matériaux locaux pour l’aménagement de l’espace public.
Un stationnement sauvage sur l’espace public à Bottière-Chénaie (Nantes), (Source : Anke MATTHYS, août 2012)
Sur le projet de l’Union, en revanche, nous avons pu observer que c’est au moment de l’évolution vers un écoquartier que la conception urbaine devient problématique. Pour marquer davantage sa dimension « durable », le projet est densifié à la fois sur les logements et les activités économiques, la réduction de la place de la voiture est accentuée, les modes de déplacements doux et collectifs sont davantage développés et la place de l’environnement naturel est renforcée (création de corridors écologiques). Faire un écoquartier n’a pas, là non plus, entrainé de nouveaux questionnements sur la conception urbaine initiale. Concrètement, pour faire « écoquartier », les concepteurs n’ont pas hésité à vouloir densifier de manière exagérée certains secteurs enclavés, éloignés des équipements et faiblement valorisés. Pour certains techniciens locaux, cette volonté de densifier semble s’être faite en dehors de toute analyse urbaine, de manière purement mathématique (doublement des surfaces), avec l’idée que la réalisation d’un écoquartier rime avec une densification. Alors que la densité peut être pertinente sur certains secteurs quand celle-ci est mise en relation avec d’autres composantes urbaines (un grand équipement, un parc, un métro, une école, des services), les impacts de cette densification sur les villes et leurs finances n’apparaissent pas avoir été réfléchis, notamment en termes d’équipements, comme les écoles qui seront à créer et qui seront à la charge de communes dont la situation budgétaire est déjà fragile.
Certaines ambitions des concepteurs peuvent donc menacer l’attractivité d’un projet et les finances des collectivités. Toujours sur l’Union, la réduction de la place de la voiture est perçue du côté de la collectivité comme pouvant constituer une contrainte supplémentaire pour un territoire dont l’attractivité est déjà fragile, d’autant plus que des secteurs très accessibles à la voiture sont présents à proximité. L’ambition environnementale peut aussi être à double tranchant. Si la volonté de promouvoir l’environnement naturel en ville en créant de grands espaces verts est a priori bénéfique pour les habitants et le cadre urbain, les concepteurs oublient souvent que de tels espaces peuvent aussi constituer des vides urbains et être coûteux pour les collectivités (en investissement et en gestion). C’est le cas à l’Union, où l’on prévoit de créer un grand espace paysager en bordure d’un canal et d’un boulevard urbain, accentuant ainsi encore plus la séparation entre les deux rives contrairement à l’objectif recherché. Si un tel espace paysager peut être un atout incontestable pour revaloriser ce territoire en difficulté, il faut encore disposer au contact direct de cet espace vert suffisamment d’habitations et d’activités pour le rendre vivant, ce qui n’est le cas ni à l’Union ni à Bottière-Chénaie. On retrouve ainsi les vastes étendues vertes des grands ensembles où la nature en « ville » se résume à la présence de pelouses au pied des immeubles d’habitation.
Sur ce sujet fondamental des espaces publics, des travaux riches en observations empiriques[21] ont montré que les espaces verts ne font qu’accentuer les dynamiques en cours, bonnes ou mauvaises, car ceux-ci sont directement affectés par l’influence de leur voisinage. Un espace vert valorise son environnement quand ce premier est fréquenté toute la journée par une diversité d’usagers. Un espace vert déconnecté du bâti et non fréquenté constamment par une diversité d’usagers n’est plus placé sous la surveillance naturelle des habitants et des usagers et peut rapidement devenir un lieu insécure dévalorisant son environnement. Mais avec les écoquartiers, on retrouve la croyance mythique qui consiste à croire que les espaces verts valorisent automatiquement un quartier. Cette croyance découle à l’évidence d’un travail de simplification en matière d’analyse urbaine, qui remonte d’ailleurs à l’époque de l’urbanisme moderne et fonctionnaliste où les parcs comme les rues et les places – qui pourtant ont toujours été dans l’histoire des villes des lieux névralgiques d’animation et de rencontre – ont été remplacés par de vastes étendues d’herbe, des routes et des allées, pensés comme les lieux les plus adaptés pour la vie sociale et les activités récréatives[22]. Les fonctionnalistes ne s’étant pas intéressés aux aspects sociaux et psychologiques des conceptions urbaines et architecturales, les conséquences de ces choix pour l’environnement social n’ont jamais été réellement discutées[23]. Aujourd’hui encore, on peine à retrouver dans les nouveaux projets comme les écoquartiers un réel intérêt pour ces questions.
Une réinterprétation du développement durable au regard des cultures sectorielles : « raisonnements routiniers » et proposition de « remèdes habituels »
Nous venons de voir à travers ces deux cas d’étude, qu’en poussant parfois trop loin « le curseur de la durabilité » sur certaines composantes des projets et en « oubliant » les caractéristiques des territoires dans lesquels ces projets s’insèrent, la cohérence d’ensemble et l’attractivité des projets pouvaient être perturbées. Outre le fait que ces dérives interrogent fortement la pertinence de ces projets sur le plan de la composition urbaine et de leur intégration aux territoires environnants, elles dévoilent aussi le manque d’articulation entre les choix d’aménagement opérés et la visée des projets. Cette situation questionne d’abord le rôle du politique et la capacité de la maîtrise d’ouvrage à piloter sur la durée des projets d’urbanisme en lien avec un projet de territoire. Ensuite, cela montre la situation difficile de la programmation urbaine qui peine à trouver sa juste place dans le processus de conception mais qui pourtant serait en mesure de « maintenir une continuité entre les objectifs sociaux et politiques d’un projet urbain et l’opération d’aménagement dont il fait l’objet [24]». Enfin, cela interroge par dessus tout le « rôle dérisoire de créateurs omniscients [25]» que se donnent et que l’on donne aux architectes. L’étude des écoquartiers montre que les solutions apportées dans les plans d’aménagement et les « théories » urbanistiques qui les inspirent reposent encore sur des visions simplistes, pour ne pas dire contraires à la réalité, des expériences urbaines. Une partie de cette simplification provient sans doute de la difficulté à enclencher un mouvement de désectorisation des manières de penser au sein des bureaux d’études et des collectivités ; ces dernières en tant que commanditaires sont aussi responsables du choix des profils de praticiens qui les accompagnent dans ces projets. Faut-il encore confier la responsabilité des projets d’urbanisme aux architectes ? Il est regrettable que, comme le dit La Cecla, « les architectes jouissent toujours d’un certain poids en l’absence de véritables modèles alternatifs, et que, forts de cette autorité, ils peuvent causer de nombreux dégâts par ignorance ou incompétence [..][26]».
Mais nous pourrions aussi pointer du doigt un certain « confort intellectuel », pour reprendre une formulation de la militante Jane Jacobs, qui règne au sein du milieu de l’urbanisme et de l’architecture au sens où la connaissance du contexte et du territoire n’est pas du tout vue comme un pré-requis indispensable. Formulée dans le contexte nord-américain du début des années 1960, l’analyse de Jacobs reste à ce sujet d’une pertinence intacte. « La pseudo-science de l’urbanisme et son corollaire, l’art de la composition urbaine, n’ont pas encore rompu avec le confort intellectuel trompeur des vœux pieux, des superstitions familières, des simplifications outrancières et des symboles, et n’ont pas encore entrepris l’aventure consistant à scruter le monde tel qu’il est. [27]». On se demande alors comment rompre avec ce « confort intellectuel » si l’on ne débat pas, ou si peu, de la qualité des réalisations et des impacts de celles-ci ? Le manque de débat ajouté au fait que l’observation fine du terrain soit réduite au minimum dans les projets d’urbanisme expliquerait que l’on observe une pratique qui évolue peu. Les raisons avancées pour justifier ce manque d’effort de compréhension empirique sont multiples : le manque de temps et d’argent (les bureaux d’études courent après les appels d’offres et n’ont pas beaucoup de temps à consacrer au terrain), d’intérêt (faire du terrain n’est pas considéré comme une priorité par tous les praticiens) ou tout simplement le désarmement face à la complexité du fonctionnement d’un territoire et tout particulièrement de sa dimension sociale.
S’il apparaît parfois que la culture urbanistique des praticiens a évolué en prenant en compte le développement durable, chacun semble en réalité, et par facilité, avoir réinterprété celui-ci au regard de sa propre culture professionnelle, souvent sectorielle voire techniciste. Au final, chacun s’efforcerait d’introduire dans sa réflexion et sa pratique « une dose de développement durable » sans pour autant questionner celles-ci à nouveau frais en les mettant en regard d’autres formes d’expertises, en particulier celles issues des sciences humaines, faute d’intégrer dans les équipes de concepteurs des praticiens issus des sciences humaines et sociales [28]. Ainsi, les raisonnements routiniers perdurent en recyclant au nom de la durabilité des conceptions d’hier, douces à l’oreille de certains même si dures à vivre pour d’autres.
Conclusion
Au-delà de la facilité, comment expliquer cette foi en ces conceptions théoriques d’hier ? Il faut probablement reconnaitre qu’une partie de la réponse a été donnée par Jacobs il y a plus de cinquante ans. « Les fonctionnaires responsables de l’aménagement du territoire, les spécialistes des autoroutes, les législateurs, ceux qui projettent l’implantation des immeubles, ceux qui dessinent les espaces verts et les terrains de jeux, tous ces gens là, qui ont en commun de ne pas vivre dans un vide idéologique, se réfèrent constamment et automatiquement à ces deux puissantes visions de l’urbanisme, Cité Jardin et Cité Radieuse, ainsi qu’à celle, plus sophistiquée consistant à combiner les deux. Peut-être s’en écarteront-ils, peut-être auront-ils recours à des compromis ou feront-ils preuve de mauvais goût, mais, en tous cas, ces deux visions de l’urbanisme constitueront toujours les points de départ de leurs projets.[29] ». On peut en effet se demander sérieusement si les écoquartiers ne sont pas aujourd’hui la synthèse maladroite ou mal digérée de la Cité Radieuse et de la Cité Jardin. Mais si c’est le cas, il conviendrait alors de s’interroger d’urgence sur cette incapacité des praticiens de la ville à « scruter le monde tel qu’il est » et d’identifier les passages par lesquelles circulent et stagnent ces croyances nocives. Pour l’heure, les praticiens de l’urbain, et en particulier les architectes, se comportent comme les philosophes de l’absolu qui croient que le monde doit être rationnel et cohérent en soi, et qui préfèrent pour cela substituer de façon intellectualiste au chaos et aux incohérences apparentes du monde un ordre conceptuel supérieur. Ces dernières décennies de rénovation et de renouvellement de la ville, nous ont bien montré que la diversité des situations et des expériences urbaines ne pouvait être comprise et prise en charge par cet ordre conceptuel ou quelconque idéologie planificatrice. Si les praticiens gagneraient à retourner modestement sur le terrain de l’empirisme – presque à la manière d’un anthropologue – pour saisir la continuité des expériences, sensibles et plurielles et évaluer la valeur de ce qui est produit, il faudrait aussi pour cela qu’ils soient incités à aller dans cette direction par les collectivités qui commandent le plus souvent les opérations et font vivre les praticiens. Or, entre la fascination des élus locaux pour les signatures architecturales, la raréfaction des ressources publiques et les labels nationaux qui valorisent presque uniquement les aspects techniques et quantitatifs, il semble rester bien peu de place pour ceux qui voudraient penser et pratiquer l’urbanisme avec sens.
Bibliographie
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[1] MEEDM, « Dossier de presse. 1ère Conférence nationale Ville durable », novembre 2009, p. 5.
[2] http://www.territoires.gouv.fr/les-ecoquartiers
[3] Matthys, Anke et Allen, Barbara, « Les interactions entre les politiques publiques de développement durable des villes et les opérations d’aménagement “écoquartiers”: les écoquartiers, outils de développement de la ville durable? », METL, 2012.
[4] Bonard, Yves et Matthey, Laurent, « Les éco-quartiers : laboratoires de la ville durable », Cybergeo : European Journal of Geography, juillet 2010, p. 2.
[5] Allen, Barbara et Bonetti, Michel, Des quartiers comme les autres? La banalisation urbaine des grands ensembles en question, Paris, La documentation Française, 2013.
[6] Bonetti, Michel et al., Préconisations pour la conception et la gestion des Ecoquartiers, Les cahiers de l’USH, 2012 (n°50). Les écoquartiers qui ont été évalués dans le cadre de ce guide sont : la Caserne de Bonne (Grenoble), Monconseil (Tours), Bottière-Chénaie (Nantes), Akènes (Lormont), La Courrouze (Rennes et Saint Jacques de la Lande).
[7] Ibid., p. 2.
[8] Allen et Bonetti, Des quartiers comme les autres? La banalisation urbaine des grands ensembles en question, p. 131.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Renauld, Vincent, Fabrication et usage des écoquartiers français, Thèse de doctorat présentée devant l’Institut National des Sciences Appliquées de Lyon, 2012. Les écoquartiers étudiés dans le cadre de cette thèse sont : la caserne de Bonne (Grenoble), Ginko (Bordeaux) et Bottière-Chénaie (Nantes).
[12] Ibid., p. 252.
[13] Ibid., p. 5.
[14] La Cecla, Franco, Contre l’architecture, Paris, Arléa, 2010.
[15] James, William, La volonté de croire, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2005.
[16] Paquot, Thierry, « L’architecte, l’urbaniste et le citoyen », Le Monde diplomatique, novembre 1999.
[17] Allen et Bonetti, Des quartiers comme les autres? La banalisation urbaine des grands ensembles en question, p. 126.
[18] Matthys et Allen, « Les interactions entre les politiques publiques de développement durable des villes et les opérations d’aménagement “écoquartiers”: les écoquartiers, outils de développement de la ville durable? ».
[19]En tant que chargé de mission écoquartier à la Ville de Vichy.
[20] Au moment de l’étude en 2012, l’écoquartier de Bottière-Chénaie est le plus avancé (phase opérationnelle) avec environ moins de la moitié des programmes réalisée. Celui de l’Union connait ses premières réalisations, et celui des Rives d’Allier est encore en projet.
[21] Jacobs, Jane, Déclin et survie des grandes villes américaines, Marseille, Parenthèses, 2012 ; Gehl, Jan, Life Between Buildings, Using Public Space, Copenhague, The Danish Architectural Press, 2010.
[22] Gehl, Life Between Buildings, Using Public Space.
[23] Ibid.
[24] Buffat, Maryne et Meunier, François, « La programmation urbaine, entre projet politique et projet urbain », 2014, <http://www.metropolitiques.eu/La-programmation-urbaine-entre.html>, consulté le 26 juillet 2014.
[25] Les enfants d’Alberti, « Pour un nouvel art d’édifier », Esprit, mars 2012, pp. 9‑14.
[26] La Cecla, Contre l’architecture, p. 83.
[27] Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, p. 23.
[28]Une aberrance dans le recrutement des urbanistes en France régulièrement dénoncée dans la presse spécialisée. Voir l’enquête réalisée par le Collectif national des jeunes urbanistes (CNJU) et publiée par la Gazette des communes : http://www.lagazettedescommunes.com/265234/urbanistes-une-enquete-confirme-un-recrutement-a-deux-vitesses/
[29] Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, p. 32.