Compte-rendu. Résister à la chaîne. Dialogue entre un ouvrier de Peugeot et un sociologue, de Christian Corouge et Michel Pialoux, Editions Agone (2011) 464 pages, 23 euros.

Comme le dit Michel Pialoux dans son bel avant-propos, l’image de Christian Corouge qui se compose tout au long de ces entretiens est celle d’un homme en porte à faux, ou comme il se caractérise lui-même : « le cul entre deux chaises ».

A la fois ouvrier (OS chez Peugeot une bonne partie de sa carrière) et intellectuel –par ses lectures, sa participation à des films, des débats, des ateliers photos– militant mais critique des partis et des syndicats, en l’occurrence du PC qui l’exclut deux fois de suite ! et de la CGT dont il refusera de devenir permanent pour ne pas lâcher ceux de la chaîne, et on peut dire sans outrance, pour ne pas trahir sa classe.

Ce malaise continu, ce dédoublement épuisant, il n’en sent l’accalmie que maintenant qu’il est retraité, le livre se terminant non pas sur le mot de bonheur mais sur celui de repos : « Mais tu vois, tu te contentes de peu finalement par rapport à tous les rêves que t’as pu faire quand t’étais jeune…c’est plutôt reposant…je te le dis, le terme c’est reposant. C’est pas joyeux mais reposant. »

Un repos qui ne signe pas la fin des luttes, celles-ci menées vaillamment au détriment d’un corps harassé (le « mal aux mains » évoqué de façon récurrente ici comme dans le film le Sang des autres, et autres douleurs et atteintes, l’ont conduit, sur avis médical, à changer de poste).

Dans les luttes et événements évoqués, beaucoup étaient déjà présents dans Grain de Sable sous le Capot, dont la grève de 1981.

Sur les conditions matérielles du travail, rien de neuf donc, mais une insistance frappante sur la façon dont la vie de l’OS est soumise au chiffrage : cadences, horaires, salaires, vitesse de la production, budget de l’entreprise et de ce qu’elle consent à lâcher pour l’amélioration de certains postes…jusqu’aux comptes à vérifier du syndicat ! En dépendent le rythme de travail, donc la santé, et les gains-diminuables par les estimations et calculs patronaux à la baisse, et par les mises à pied réprimant la contestation…Ce sont bien là les coordonnées du système capitaliste : le temps de travail durement compté et le profit accumulé qui mesurent, règlent et aliènent la vie des exploités et contre lesquels ceux-ci continuent de se dresser et de résister, y compris avec leurs capacités créatrices :

Michel : « Au fond la vraie, la seule classe ouvrière, c’est vous les OS… »
Christian : « A la limite c’est elle qui a été dépossédée de tous les moyens culturels et de production. Elle est incapable d’agir sur sa production, elle est incapable de calculer sa gamme de travail, elle est incapable de calculer les points en fonction des heures de travail parce qu’elle n’a jamais été à l’école. Mais elle est capable de tout inventer dans ces systèmes de production. Je t’ai raconté l’histoire des pinces, des outils que les mecs étaient capables d’inventer » (p. 367)

Domine dans ce livre la tonalité philosophique : faits et événements nourrissent continûment l’interrogation existentielle, relancée par les questions de Michel Pialoux. Débouchant sur des certitudes : telle la condamnation de la course à la consommation et à la propriété par le jeu des crédits, impulsée par le système, et qui, des années durant, prive l’OS et sa famille de l’essentiel.

Mais aussi sur des doutes : essentiellement autour de la notion de culture –que Corouge critique et revendique pourtant non comme une fin mais comme un instrument de lucidité, de progrès, et comme une arme politique. Ce qui est au coeur du lien à la fois étroit et conflictuel qu’il entretient avec le sociologue et qui nous vaut de la part de celui-ci, au chapitre VIII, « Relations avec les intellectuels », le courageux compte-rendu d’une soirée houleuse à trois : Corouge, son maître à penser des années 70, Pol Cèbe, et lui-même : « Et puis la culture c’est quoi ? Culture en plus c’est un mot con…Plus je vieillis, plus je pense que c’est con d’en parler. Ce que j’ai fait avec Bruno (Muel) par exemple, c’est tout sauf de la culture…je trouve que c’est un boulot intelligent mais…qu’on n’a rien prouvé. Bruno a bien filmé, les textes sont bien dits, y a un montage parfait. Mais non y a rien d’original quoi, je veux dire, là-dedans. » (p. 427-8).

Pourtant il reconnaît combien les livres, le cinéma, la photo qu’il pratique régulièrement sont importants : « Si on parle d’accès à la culture, je continue à le revendiquer très fort. Je pense que tout homme qu’il soit militant, qu’il soit OS…professionnel, il a besoin de s’alimenter le cerveau. Seule une formation intellectuelle, je ne dis pas importante au niveau du diplôme, mais l’apprentissage de la lecture, la découverte des autres, la découverte du beau, du pas beau, de la peinture, du théâtre, la façon de s’exprimer en public, c’est l’essentiel.
La chose la plus importante ce n’est pas tant le capital culturel…c’est l’emploi que tu peux en faire. Les patrons ne se sont jamais trompés : les gosses de cadre, souvent on leur apprend à faire du théâtre, ce qui n’est jamais fait dans les CET,…les LEP |1| ».

Pour lui la culture sert surtout à donner la force de prendre la parole –ce qui est décisif du côté des dominés– ceux-ci préférant souvent s’en remettre et se soumettre aux mots d’ordre et versions des responsables syndicaux, ou rester muets devant le discours patronal.

L’humour des regrets de Corouge quant au beau langage, l’académique –le propre pour lui des universitaires et des nantis (mais on s’aperçoit que Michel lui-même dans cette conjoncture et ce dialogue sait y faire des entorses, et dispose donc comme chacun(e) de plusieurs registres de discours) est que c’est ce langage parlé écrit, déjà apprécié chez Durand dans Grain de Sable sous le capot, qui fait pour le lecteur la force émouvante des propos ! Ou plutôt que les deux sont inextricablement liés : la langue, véhémente, celle d’une classe en révolte, est la révolte en acte contre la ségrégation de classe, et c’est l’appartenance au peuple qui permet de la manier mieux qu’aucun écrivain bourgeois ne saurait le faire !

Nous sortons de ces presque cinq cents pages de témoignages, questions et réflexions, à la fois fortifiés dans notre conviction que la classe ouvrière, malgré les changements techniques et économiques (comme le rappellent Christian et Michel la division OS-professionnels est désormais remplacée dans les entreprises par celle des précaires et des « stables »), existe fortement dans ses difficultés, sa « mal-vie », mais aussi sa conscience politique et ses luttes y compris culturelles, et que c’est à ses côtés, quels que soient nos destins personnels, que nous sommes et que nous devons rester.


|1| Ce n’est pas tout à fait exact. Voir le film l’Esquive et mon propre travail pédagogique au Lycée technique du Val Fourré, à Mantes-La Jolie dans les années 80.