À Catherine Fournié, poète dont “La chouette” a éclairé ma nuit.

Cette conférence-performance clownesque, visant à mettre en scène/témoigner de mon expérience du harcèlement moral, relève de la recherche-création. Cette proposition constitue, contre les logiques d’exclusion et de rejet liées au harcèlement, la réplique (au double sens du terme) d’un désir de vie, fondée sur la mise en valeur de l’échec. Les différents états de corps et de langage rencontrés ont permis une possible restauration, parmi et avec les autres, de la puissance d’agir de la clown-chercheuse-artiste-victime de harcèlement.

Cette conférence-performance clownesque, qui avait pour objectif initial de mettre en scène/témoigner de mon expérience du harcèlement moral[2], relève de la recherche-création. Celle-ci est ici comprise comme « savoir propre à la scène, soit un savoir incorporé, produit et transformé par la scène. »[3] Cette performance a été créée pour et depuis le milieu de la recherche universitaire, destinée à être représentée lors du colloque « Violences ordinaires dans les organisations académiques », en juin 2022[4]. Il s’agit ainsi de se frayer une nouvelle voie de recherche fondée non pas sur un discours scientifique rationnel, mais sur un mode de création scénique conçue comme écriture corporelle, émotionnelle, ludique, interrogeant de l’intérieur et par des biais non conceptuels le monde universitaire afin de produire sur lui un autre savoir et un regard renouvelé.

Cette performance a été présentée dans un panel intitulé « Témoigner, réguler, performer », qui s’inscrivait dans la continuité de deux séminaires de recherche-création de soi, dont les résultats ont été pour partie publiés dans un dossier spécial, « Recherche doctorale et droit au bonheur[5] ». Cette « performance as research » constituait avant tout un témoignage performatif, c’est-à-dire un témoignage « émancipé des contraintes liées à la signification ou la représentation classique[6]. », qui cherchait à faire vivre, ici sur un mode ludique et distancié, au public, certaines scènes emblématiques/évocatrices d’un harcèlement moral au sein de l’université. Or, comment performer scéniquement un harcèlement, donc une expérience par essence traumatisante, le donner à voir, à entendre, à toucher, à sentir au public, tout en sauvegardant/partageant une part de vitalité, de joie, une jubilation de l’être et du corps ? D’où cette joie pourrait-elle provenir ? Comment le travail d’écriture et de mise en scène pouvait-il procurer au·à la spectateur·trice du rire malgré, ou avec, le sujet traité ? Ces questions ont innervé la construction de ce solo performatif.

Il s’est agi d’exposer, de manière endogène (c’est-à-dire à l’intérieur de l’institution elle-même malade et de ses acteur·rices, pour certain·es malades eux·elles aussi), une riposte qui puise dans le ridicule pour dénoncer l’imposture d’une institution autoritaire, aveugle et sourde à la souffrance, créée pour partie par elle-même. Comment peut-on alors être prise au sérieux lorsque l’on inscrit son propos hautement engagé et politisé dans le registre de la comédie, du ridicule, de la farce clownesque, soit dans le registre d’une analyse à la fois fine et liée au registre de l’absurde et de l’échec ?  Sortir du silence qui parfois légitime et fait fonctionner les mécanismes de harcèlement, en mettant ces derniers en scène sur le mode comique et en donnant à éprouver la vulnérabilité de la chercheuse-artiste relève d’une prise de risque qui a pu être cathartique, pour le public comme pour la performeuse.

À mon expérience de conceptrice, interprète, metteuse en scène et chorégraphe de pièces de recherche-création, s’est ajoutée celle, récente et en devenir, de clown, dont les apports m’ont paru pouvoir venir étoffer la réponse à ce pari. Performer depuis le point de vue de ma clown Miranda revenait à tenter de dépasser les binarités sans vouloir démontrer, chercher encore et toujours le rire, éprouver la plus large palette possible d’émotions et jouer avec ma vulnérabilité.

Le défi de ce travail scientifique, qui vient dans un second temps, consiste ici à tenter de rendre compte dans un seul discours de plusieurs strates de créations/réflexions : mon processus de remise en mouvement au service de la vie – processus dont est née et qui a nourri la clown Miranda ; le processus de création clownesque à partir du point de vue de Miranda ; la performance qui en a découlé et sa cohérence interne. Enfin, cet article cherchera à présenter sur le mode de la réflexion scientifique quelques enjeux artistiques, éthiques, existentiels et politiques de cette performance.

Nous verrons donc tout d’abord comment cette proposition artistique constitue d’une part, contre les logiques d’exclusion et de rejet liées au harcèlement, la réplique (au double sens du terme) d’un désir de vie, fondée sur la mise en valeur de l’échec. L’accent sera mis dans un second temps sur l’investigation scénographique par la clown Miranda de mes diverses identités d’enseignante-chercheuse-artiste, identités invisibilisées dans le cadre du harcèlement, de l’institution et de la société. Enfin, le personnage de la clown-sorcière, à la fois autoritaire, contestataire et écoféministe, a permis, par les différents états de corps et de langage rencontrés, une possible restauration parmi et avec les autres, de la puissance d’agir de la clown-chercheuse-artiste-victime de harcèlement.

Du harcèlement à son écriture scénique : le rire et l’échec comme réplique de la vie/du vivant

Le.la clown est celui·celle pour qui le rire et le corps sont les manières essentielles d’éprouver ce monde, par le biais notamment du recours à l’échec : « L’utilisation des échecs comme matière au comique détourne et dédramatise l’erreur. Victorieux, même quand il échoue, il transmet un triple message d’encouragement : persévérance, résilience, rejet optimiste des limitations. »[7] Dans cette fausse conférence-performance, l’échec se travaille à plusieurs niveaux.

La question de l’échec, qui était au cœur de ma situation de victime de harcèlement, a pris avec le point de vue et la dramaturgie clownesques un relief, une épaisseur et un enjeu existentiels, par une sorte d’effet comi-tragique de mise en abîme : la clown-chercheuse-harcelée présente une conférence, laquelle échoue à traiter l’objet annoncé, « le théâtre karibéen ». Ce traitement sous-jacent du harcèlement par l’écriture scénique n’aboutit à aucune happy end, même si l’acte de performer porte en lui-même valeur de résistance. Comment rendre comique la question du harcèlement, et plus largement de l’échec ? Par quels modes de traitements de l’échec ? La question « comment » ici recouvre plusieurs significations. Comment, par quels moyens, quelle écriture scénique ? Mais également : par quel renversement épistémologique et existentiel, par quel miracle en somme pouvoir rire et faire rire, en tant que victime moi-même, de ce que j’ai subi durant des années ?

Quelques éléments de réponse à cette dernière question tout d’abord. On le sait, le harcèlement moral conduit la victime à se sentir en situations d’échec et d’imposture lancinantes. Comme le pointe Hirigoyen[8], les processus de dévalorisation, de dépréciation et de stigmatisation minent la personne jusqu’à altérer son comportement. Sur un plan pragmatique, celui de la santé physique et mentale, je dirai que ma capacité à faire triompher la vie en jouant le harcèlement n’a pu se faire qu’au fil d’un parcours qui m’a dans un premier temps amenée à verbaliser et exprimer émotionnellement, auprès de plusieurs professionnels[9], le trauma, ses répercussions émotionnelles, physiologiques, structurelles, etc. C’est au moins dans un deuxième temps donc, lorsque mes forces créatives sont revenues, que j’ai pu avoir l’idée de cette performance, la concevoir, la réaliser et surtout, y prendre plaisir. Dans mon expérience, la création scénique et la mise en mouvement du corps n’ont pas été premières mais secondes.  La rencontre avec ma clown[10] a été, malgré et avec les risques et difficultés engendrés par cette première formation, une rencontre que j’ai estimée très juste avec cette autre part de moi inexplorée. Je parle d’une rencontre qui correspondait à mon désir d’honnêteté, de transparence. Le clown ne triche pas. Il est toujours sincère dans sa démarche. En même temps il échoue, tout en croyant réussir. Cette démarche tout entière profondément humaine dans son échec, et qui réussit là-même où elle échoue, en faisant rire de tous ces efforts, c’est ce qui m’a valu la peine d’être mise à l’épreuve de mes souffrances et de mon expérience traumatique. Car le rire, et au sens large la joie, constituent le moteur de la/ma vie ; si j’échouais à rire de tout ça, et à en faire rire, à quoi bon alors continuer à vivre, à exister, à travailler ? Rire et faire rire dans et par cette performance traitant d’une forme extrême de violence pouvait de mon point de vue être considéré comme une réussite, un triomphe sur la violence.

Le rire reste par ailleurs au centre de toutes mes productions scéniques[11]. Restait à trouver son point de départ. Une des questions qui a constitué le fil rouge de mon travail d’écriture était donc : qu’est-ce qui dans toute cette situation m’a fait/me fait rire ? La réponse est venue du côté de l’exagération, du côté des aspects paroxystiques, voire grotesques que cette situation de harcèlement comportait, par-delà ou peut-être grâce à ses dimensions agonistiques, absurdes et cruelles qui confinaient pour moi à une forme de parodie. Et de fait, le côté théâtral de certaines « répliques » liées aux situations de harcèlement m’avait fait rire parfois, même en pleine déréliction, et même si ce rire restait coincé et teinté de jaune. Il venait rencontrer en moi un goût ancien pour le comique de l’absurde – en tant que fervente lectrice du théâtre de Ionesco.

Rire de l’excès, de la démesure, des situations caricaturales engendrées par le harcèlement, tel a donc été mon pari. Jubiler en jouant à être tour à tour « la bonne » ou « la méchante », comme dans les jeux d’enfant. Rire aussi, et peut-être même avant tout, des accusations et des situations de déni auxquelles j’ai été confrontée dans mon travail théâtral en recherche-création avec les étudiants.

Le succès actuel des conférences-performances me semblait un format intéressant et pertinent pour mettre en scène ce témoignage performatif. La performance peut se définir comme « à la fois une pratique artistique spécifique (performance art), un cadre d’analyse théorique pluridisciplinaire (performance studies). »[12] De la sorte, les conférences-performances autorisent un va-et-vient entre théorie et pratique, entre verbe et corporéité, entre le dit et l’éprouvé, la notion et la sensation. Il s’agit d’une autre manière d’être sur l’estrade, une pédagogie de la chercheure engagée dans le mouvement, dans le faire avec l’autre, ici et maintenant. Ma clown a de ce fait proposé sa version de la conférence-performance. Il s’est donc agi, la clown étant par définition la figure de la non-sachante, d’une « fausse conférence fondée sur une vraie performance à valeur de conférence » (Céline Paringaux). Du « théâtre karibéen », thème revendiqué de cette conférence, rien bien entendu n’a été dit ou explicité, le « k » de « karibéen » venant ici fonctionner comme indice de mise à distance de tout discours attendu, objectif, rationnel et/ou scientifique. L’ensemble du propos s’est construit comme un faux exposé, déjouant tout « horizon d’attente » pour évoquer indirectement, sur les plans ludique, métaphorique, émotionnel, esthétique, une expérience, à valeur universelle, de harcèlement moral. Ma clown a ainsi présenté un exposé en trois parties prétendues, visant à inscrire son propos au cœur d’une démarche universitaire impossible à respecter du point de vue du contenu, de sa rationalité, des attendus de la recherche mais aussi de la temporalité.

À la question « comment traiter de l’échec », il y a ici déjà une première réponse, complexe, liée à ce cadre universitaire où venait s’inscrire la performance. Ma proposition de recherche-création s’inscrivait en effet au confluent de plusieurs attendus ou cadres : le cadre universitaire, le cadre performatif, le cadre clownesque, le cadre de la recherche-création, le cadre scientifique, le cadre de l’expérience vécue de harcèlement moral. Jouer avec le cadre universitaire d’entrée, en annonçant un plan en trois parties (la troupe, le répertoire, le devenir) et un thème sans liens apparents avec le thème du colloque, donnait la possibilité de déstabiliser le public, de créer un effet de surprise visant à l’arracher à son attitude de public de colloque pour le mettre en situation d’écouter, de voir et d’entendre autrement, et au premier chef par le biais de ses émotions et de sa participation kinesthésique. Cet échec de la clown à transmettre un propos universitaire venait rencontrer ici mon expérience intime, ayant été, dans mon parcours de victime de harcèlement, délégitimée comme incompétente. Cet échec clownesque était ainsi d’autant plus savoureux pour moi qu’il constituait une première forme de stratégie de résistance, brandie ici comme une transgression aux normes sacrées de l’institution qui veulent que l’on prenne la parole en conférence uniquement pour transmettre un savoir.

Pour autant, la performance avait « valeur de conférence », dans la mesure où les scènes qui s’enchaînaient visaient à mettre en lumière différents aspects du harcèlement moral à l’université sous forme comique, parodique, décalée, dans une sorte de mise en abîme échevelée. Le propos faisait se confronter deux personnages principaux : Monsieur, homme de pouvoir, premier rôle et directeur de la troupe, et Anna, second rôle, danseuse et chanteuse, adepte du registre comique et tragédienne malgré elle. Ont été ainsi abordées, par exemple, la question du recrutement des enseignant·es-chercheur·euses, celle de la répartition des cours et des emplois du temps, du pouvoir arbitraire, de l’inégale répartition des forces, de la difficulté d’échapper aux harceleurs… Cette écriture s’est donc déployée sur un double registre, ou sur une double scène : d’un côté, un fil rouge prétendument théorique était censé traiter le thème annoncé, en se fondant sur un vocabulaire spécifique à l’étude du théâtre classique notamment (tragédie politique, scène d’exposition, scène de reconnaissance, intrigue, péripétie, divertissements) ; d’un autre côté, en écho à ce vocabulaire, un travail corporel, vocal, poétique, scénographique visait à suggérer une autre scène qui, elle, déployait l’imaginaire du harcèlement et de la vulnérabilité, lié à mes identités de femme, métisse invisibilisée, chercheuse, artiste. Le lien entre « exposition » et « vulnérabilité », conceptualisé par Estelle Ferrarese, suppose des « obligations morales » entre les individus :

« La vulnérabilité n’est certes pas, Judith Butler a raison, simple exposition aux actions des autres, singuliers ou collectifs, cette exposition doit d’abord être instituée ; mais l’événement néfaste face auquel elle se condense est un manquement à des attentes d’ordre moral. Une vulnérabilité n’apparaît que pour autant que sont conceptualisées, discernées, ou à tout le moins perçues des obligations morales […] L’exposition est permise et conformée par des attentes normatives qui se trouvent entre les sujets. […] Les attentes normatives portent sur ce qui m’est dû, par autrui ou de la part de la communauté dont je suis membre […] Elles constituent, autant que des aspirations personnelles, des attentes d’un agencement social juste et/ou bon. Elles prennent d’ailleurs fréquemment la forme, lorsqu’elles s’expriment, c’est-à-dire lorsqu’elles échouent, d’un sentiment d’injustice. Elles sont le lieu de l’expérience des manquements à un ordre juste, et c’est à la lumière de leur déception qu’une revendication de justice peut être élaborée par celui qui en est l’objet »[13]

Je développerai ici un exemple du corps présenté dans sa vulnérabilité qui pouvait venir contredire l’effet comique du jeu sur les mots et travailler ainsi l’échec sur un mode tragi-comique : la « scène d’exposition » annoncée donnait matière à un jeu sur les mots, Anna « s’exposant » au soleil/aux coups possibles des harceleurs. Le stéréotype de la « femme blanche » offrant au soleil aux Antilles son corps potentiellement désirable était ainsi mis à mal d’abord par les « peintures de guerre » créées avec la crème solaire, puis par les tapes engendrées par les piqures de moustique qui devenaient peu à peu une forme d’automutilation, de violence retournée contre soi. La scène culminait avec une image scénique pathétique, voire carrément tragique par la disparition du corps sous le paréo censé lui offrir la possibilité d’une « exposition » au soleil et se transformant in fine en un linceul. Dans l’ensemble, le point de vue de ma clown Miranda s’incarnait dans ces associations verbales, ludiques, culturelles, voire cette mise en péril du corps, bref dans toute une série hétéroclite d’univers variés qui se déployaient en fonction des tableaux et émotions évoqués.

Ma clown et moi avons en commun le goût des réécritures, du langage poétique, du chant et de la danse. Adepte des réécritures aussi bien dans mes travaux de recherche que dans mes spectacles de recherche-création, j’ai laissé à Miranda le soin de réécrire pêle-mêle et/ou mettre en chanson[14] les textes qui lui paraissaient propres à construire sa vision poétique du harcèlement moral, laquelle puisait largement dans l’univers de l’enfance. Le caractère hétéroclite, pêle-mêle et parfois totalement fantaisiste des références culturelles agrégées venait ruiner toute prétention scientifique du discours scénique et toute légitimité d’un savoir érudit, métaphorisant ainsi la présence de l’enseignante-chercheuse au sein de l’institution comme une mascarade – quand ce ne serait pas toute l’institution elle-même qui s’en trouvait du même coup mise à mal, dans ses incohérences multiples. Manière de rappeler le caractère pour le moins transgressif de ce travail et l’enjeu de cette conférence-performance : déconstruire le surplomb de l’université (de l’institution) en dénonçant son ridicule et sa cécité par une autre forme de ridicule surréaliste, tout en restant soumise à la validation scientifique de mes pairs. Ce travail de recherche-création introspectif et politique (pointant des rouages extrêmement graves et légitimés) est une prise de risque, qui cherche, pourrait-on dire, une « contre-vulnérabilité », selon l’heureuse expression de Morgane Le Guyader.

Pouvait ainsi surgir une nouvelle « écologie des savoirs »[15], qui ne se fonde plus sur l’érudition, la rationalité, la cohérence apparente, mais fasse appel à l’émotion, aux sensations, à la mémoire, et aussi et surtout à la joie. Au-delà, le patchwork culturel pouvait contribuer à créer un pur effet de jubilation, dans l’évocation constante d’un arrière-plan enfantin connu de tou·te·s. Théorisant ici après-coup, comme le propose la voie de la recherche-création, ce qui était intuitif et expérimental, j’émets l’hypothèse que superposer un texte tragique (« Monsieur je vous en prie, reconnaissez mes droits… ») sur un air de chanson enfantine (ici « Au clair de la lune ») et caricaturer les postures, ont pu créer une capacité d’empathie chez le public et une dédramatisation qui rendrait le propos plus accessible.

Une performance transculturelle réunissant mes identités plurielles

L’une de mes particularités identitaires tient, je l’ai dit, à mon « métissage invisible »[16], qui a inspiré nombre de mes écrits et créé des situations de malentendus innombrables. Je suis en effet issue de l’immigration algérienne par mon père, qui a changé de nom pour « s’assimiler », et de La Réunion par mon grand-père maternel, engagé dans les Tirailleurs sénégalais. Ce « métissage invisible », créateur de honte – notamment par le changement de nom, suggérant la nécessité de se cacher – et de conflits identitaires, vient donc contrecarrer et infirmer le « privilège racial »[17] dont je jouis en tant qu’apparente « femme blanche ». Ainsi se crée un paradoxe : d’un côté, en tant que métisse qui ne se dit/voit pas comme telle, en tant que « non-blanche » et pur produit de l’histoire coloniale, j’ai intégré des comportements/complexes de dominée ; de l’autre je subis, dans mes fonctions d’enseignante-chercheuse aux Antilles, les effets indirects d’une situation postcoloniale complexe et tendue, générant parfois un rejet des Blancs venus de l’hexagone. Une double invisibilité s’exerce ainsi sur moi : celle, existentielle, de mon métissage jointe à l’effacement de mon nom de famille initial ; celle, professionnelle, de ma vie d’artiste-chercheuse au sein de mon université. Mettre en scène ces origines multiculturelles et y puiser mon inspiration devient en ce sens un geste artistique et politique, un acte de restauration de ma singularité de femme, métisse, dominée, harcelée, un acte de résistance fort, y compris au nom de mes ancêtres opprimé·es.

Les jeux avec les codes chorégraphiques et musicaux, les stéréotypes, les mythes, qui ont été investis par ma clown dans le travail des improvisations, ont donc été inspirés par les héritages culturels et coloniaux transmis par ma famille et/ou les sociétés postcoloniales dans lesquelles j’ai vécu (La Réunion, La Guadeloupe, La Martinique). Itinérance, stéréotypes issus du regard colonial et invisibilité constituent quelques marqueurs de cette identité plurielle déployée scéniquement, comme traitement et dépassement des violences. L’invisibilisation a ainsi fait retour, grâce à ma clown, par diverses images ou situations scéniques. Sous le madras-drap mortuaire, évoqué plus haut ; mais aussi sous le personnage de la mendiante-danseuse orientale endossé par Miranda-Anna, responsable des divertissements dans le théâtre karibéen. Ce personnage a pris corps par la réécriture de la chanson d’Enrico Macias « Mendiant de l’amour », chanson devenue un divertissement intitulé « Complainte de la mendiante », qui faisait référence à l’un des chefs d’accusation, la perte de plusieurs de mes cours. La supplique « Donnez-moi, Dieu vous le rendra » présente dans la chanson-source devenait ici « Donnez-moi mes cours, Dieu vous le rendra ». Ma clown s’est en somme ici emparée de ma honte existentielle, évoquée plus haut, pour la rendre visible et palpable dans cette posture de mendicité (Photo 1) directement évocatrice d’une situation insoutenable, une situation de violence extrême.

De fait, la mendiante relève par essence de ces êtres que l’on voit sans les voir[18], ce qui est aussi, d’une autre manière, le cas de la danseuse orientale, objet de fantasme et construction du regard colonial. La réécriture de cette chanson au féminin, en costume rouge de danseuse orientale, associée à une gestuelle évoquant la danse orientale et des postures traditionnellement reliées à la mendicité, constituaient ainsi une référence décalée à cet arrière-plan colonial et aux nombreux phénomènes de stigmatisation et de dépossession par elle engendrés. Bien évidemment, l’origine algérienne du chanteur Enrico Macias[19], qui s’inscrit de plain-pied dans cette histoire douloureuse, était essentielle au propos. L’esquisse de danse orientale brouillait aussi par son caractère burlesque les associations stéréotypées du type danse orientale = féminité, colonisé = profiteur, femme = victime + objet de désir…

Dans l’ensemble, les tissus et costumes divers – tissu en madras, foulards à piécettes rose et blanc, tissu doré, robe rouge de danseuse, robe noire, blouson aux imprimés exotiques, veste bleue de Monsieur – surgis du sac à dos, ont constitué des marqueurs rythmiques, spatio-temporels des changements de séquence, d’ambiance, de tonalité, de personnage, la clown endossant, pour l’abandonner ensuite, une identité après l’autre. La scénographie se construit ainsi à partir du sac à dos. Celui-ci est le lieu où tout s’entasse, d’où tout s’expose et s’extrait avant d’être à nouveau enfourné, en vrac. Source et réceptacle de tous les accessoires, de toutes les métamorphoses, le grand sac à dos contient toutes les identités de ma clown, être d’itinérance à la trajectoire infiniment circulaire et faussement répétitive. Il suggère un impossible enracinement, une assignation à la mobilité, à la fausse route, voire à la déroute. La superposition de toutes les identités acquises, tues, refoulées, fantasmées, est suggérée dans les tenues enfilées les unes par-dessus les autres, qui finissent par joncher le sol comme autant de résidus de tentatives effleurées ; de mues aussi, peut-être.

Un autre point important était la mise en place d’une forme fantaisiste de divination (ou « divinement » dans la performance). Dans cette séquence, qui rompt momentanément avec le seul·e en scène, la clown-pythie invite trois personnes du public à venir s’installer sur scène, et à poser des questions qui leur sont distribuées. Ces trois personnes permettaient la construction scénique d’une forme de mise en abîme du discours de l’autorité aveugle : désignées par le terme dépréciatif de « mortels », elles étaient assises et immobiles tandis que la clown-pythie était debout, sans cesse en action, et empiétait parfois sur leur espace et leur corps. Enfin, elles étaient quasi-muettes, vouées à ne dire qu’une seule phrase écrite d’avance, contrastant avec la logorrhée de la sorcière, et renvoyées en fin de séquence dans le public comme des témoins ou pantins mutiques et privés de tout pouvoir ou autonomie. Cette représentation d’un public impuissant sur scène pouvait permettre une identification à la position de victime, ceci constituant une première lecture de cette séquence.

Au-delà, la référence fantaisiste à la figure du « marabout » offrait un dépassement possible de modes d’être ou de catégories encore trop souvent cloisonnées au sein du discours scientifique canonique : recherche et discours scientifique/subjectivité-émotions-imaginaire-humour-intuition-clairvoyance-chant libre-créativité… À ce titre, le travail sur les sorcières de Mona Chollet[20] rappelle le lien fait par le philosophe Michel Hulin entre « l’affectivité » et « l’acte de comprendre ».

Une mise en scène féministe du harcèlement

La figure de la clown-sorcière prend corps dans l’avant-dernière séquence : confrontée à l’impossibilité de proposer un « dénouement », la clown-chercheuse imagine de faire venir à son secours « la Grande-Dénoue-Qui-Ment et sa séance de divinement ». Cette figure autoritaire devient aussi une figure contestataire et féministe, voire écoféministe, par qui la puissance d’agir de la clown-chercheuse-victime de harcèlement peut être (au moins pour partie) restaurée (Photo 2).

Photo 2 : « Miranda-Grande Dénoue Qui Ment » (Crédit : Morgane Le Guyader)

Les métamorphoses successives de la clown culminent avec la figure de la « Grande Dénoue qui ment », dernière séquence proposant une méditation ludique sur le « dénouement » impossible. La Grande Dénoue Qui Ment (GDQM) vient incarner à la fois le dénouement qui ment et l’absence de dénouement. Revêtue d’une robe de danseuse orientale noire cette fois, elle apparaît comme une figure d’autorité inquiétante et imprévisible, évoquant en filigrane celle des harceleur·euses. Elle distribue de manière incohérente la parole aux trois personnes du public convoquées sur scène (les « mortels »), impose les questions, fait intrusion dans l’espace des « mortels » en courant ou en s’appuyant sur eux, exige une position basse (la prosternation) et ne répond à leurs interrogations que sur un mode énigmatique-euphorique-déceptif. Ainsi, à la première question, « Est-ce qu’Anna va bientôt pouvoir jouer la comédie ? », répond une réécriture chantée-échevelée de l’air de « J’aime la galette » avec la célèbre réplique des Fourberies de Scapin mise au féminin : « Mais que diable allait-elle faire dans cette galère ? ». Cette forme d’auto-dérision suggère l’irreprésentable, la situation de harcèlement assimilée à la galère, tout en renvoyant aux calendes grecques toute possibilité de résolution de la situation de harcèlement. En sortant la célèbre réplique de son contexte moliéresque pour l’inscrire dans un registre enfantin et marabouté, la GDQM tourne en dérision la tradition scolaire/universitaire visant à sacraliser les grands auteurs du répertoire (essentiellement des hommes). Elle suggère la stérilité d’une érudition institutionnelle qui ne protège pas celles·ceux qui la transmettent (ni ceux·celles qui la reçoivent) de toutes formes de violences, et qui fige la transmission et l’esprit même du texte. La question sans réponse du père avare et autoritaire de Molière[21], qui provoque involontairement le rire, redevient ici, sortie de son contexte, un appel incantatoire à la joie, par l’effet de répétition, l’air enfantin, les mouvements débridés, le tempo en accélération. La puissance d’agir de cette figure de la clown-sorcière s’affirme ainsi là en se jouant des normes et des attentes institutionnelles, majoritairement masculines[22].

Pour autant, ce rituel incantatoire évolue peu à peu d’un sentiment d’euphorie vers une dysphorie de plus en plus prégnante. Ainsi, la deuxième question, « Est-ce qu’Anna va pouvoir récupérer ses cours ? », donne lieu à une réponse qui disloque la phrase et la transforme en injonction désespérée (« Cours, Anna ! »). La demande mène la clown-GDQM à une course brutale, effrénée, qui s’achève par une chute. La dislocation du langage va ainsi de pair avec celle du corps, laquelle culminera avec la réponse à la dernière question. Celle-ci, « Est-ce qu’Anna va rester dans la troupe ? », se transforme, dans la réponse de la Grande Dénoue qui Ment, en un va-et-vient sonore et visuel entre le mot « troupe », une onomatopée suggérant l’explosion, et un déséquilibre permanent du corps, jusqu’à une forme d’implosion. Le délitement du corps et celui du discours s’accompagnent ainsi mutuellement dans cette ultime séquence de « divinement » à la tonalité quasiment funèbre.

Dans ce contexte, les mots conclusifs de la clown aux « mortels », « Le ment est à présent dénoué, mortels vous pouvez retourner parmi la chair à piment », résonnent de façon à la fois déceptive et sarcastique, la GDQM échouant bien entendu à répondre aux questions, mais aussi à proposer un dénouement.

Dans ce va-et-vient entre rire jubilatoire et exposition d’un corps martyrisé, course et implosion, mobilité et mouvement, se noue la possibilité d’une reprise de soi, d’une réappropriation par la sorcière-clown-chercheuse de la capacité de jouer avec les différents états biologiques (vie/mort), émotionnels (joie, terreur, catatonie), rôles (persécuteur/victime, enseignant/enseigné), les états de langage aussi, les états de corps, enfin et surtout. Le corps, qui se plie, se délite, chute, se reprend, s’immobilise, s’acharne, est au premier plan de cette « agentivité »[23] qui manifeste la primauté et la réplique du sensible et du vivant sur les expériences de dépossession et d’exclusion liées au harcèlement, et plus largement aux abus infligés par l’institution. La physicalité de la « sorcière-sourcière » (Marine Sage) s’appuie sur une remontée à la source des maux, le harcèlement, pour une plongée vivifiante dans les eaux cachées des traumas. Dans cette immersion en mots troubles, notons que la présence de trois personnes du public sur scène, dont l’une était mon regard extérieur (Céline Paringaux), l’autre mon binôme de panel (Morgane Le Guyader), la troisième un très ancien ami (Laurent Gainza), a contribué fortement à créer, par-delà ou en même temps que l’expérience d’autorité, celle d’une intersubjectivité douce, restauratrice, comprise comme « care » au sens large, « considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie »[24].

À travers cette recherche-performance, la création a été salvatrice comme sortie de l’enfermement mortifère produit par le harcèlement, restauration de la pluralité de soi et de la dimension collective. Faire collectif, se relier, a ainsi été rendu possible par le spectacle, tant dans le processus de création, qui a mobilisé des regards et appuis extérieurs, que dans la performance devant un public, lequel a participé, ressenti, été témoin, su, ri, frémi, applaudi, a été intrigué, dérangé, conquis.

[1] Université des Antilles, Martinique. https://karine-benac-giroux.fr ; https://rci.fm/martinique/infos/Justice/Harcelement-moral-lUniversite-des-Antilles-Jallais-travailler-avec-la-peur-au-ventre

[2] Ma plainte a abouti à une première condamnation à trois mois de prison avec sursis par le Tribunal judiciaire de Fort-de-France en septembre 2021. Par arrêt du 27 avril 2023, la Cour d’Appel de Fort-de-France, sur appel d’un jugement du Tribunal correctionnel de Fort-de-France du 18 octobre 2021, a confirmé la déclaration de culpabilité de Monsieur Jean-Georges Chali, professeur de littérature comparée à l’Université des Antilles et doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines du pôle Martinique, pour chef de harcèlement moral à mon encontre et l’a condamné à une peine d’emprisonnement assortie du sursis simple, ainsi qu’au versement de 3 000 euros en réparation du préjudice moral subi de 2014 à 2020.

[3] M. Boudier, C. Dechery (dir.), Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes. Performer les savoirs, Paris, Les Presses du réel, 2022.

[4] Elle s’intitulait « Le théâtre karibéen : sa troupe, son répertoire, son devenir ». Regards extérieurs : Céline Paringaux et Marine Sage.

[5] https://www.oib-france.com/la-revue-juridique-du-bonheur/

[6] B. Formis, « La recherche comme geste : une forme de résurgence », in M. Boudier, C. Dechery (dir.), Artistes-chercheur·es, chercheur·es-artistes, op. cit., p. 79.

[7] M. Guillaume, Ph. Goudard, « Le clown, chevalier de l’impossible », Agôn, 9, 2021 : http://journals.openedition.org/agon/9040.

[8] M.-F. Hirigoyen, Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris, La Découverte & Syros, 1998, p. 71-72.

[9] Je remercie ici Philippe Archain, co-fondateur de la Maison du Travail, pour son accompagnement tout au long des divers processus, de remise en mouvement et de création.

[10] Je fais ici allusion au stage « Les fondamentaux du clown », mené par Bruno Krief au Dakiling (Marseille), du 26 au 30 avril 2021 (30 heures).

[11] Ma dernière création était une pièce labellisée et subventionnée par la Fondation Pour La Mémoire de l’Esclavage. http://www.manioc.org/fichiers/V22054.

[12] https://performance-lab.huma-num.fr/fr/detail/177859.

[13] E. Ferrarese, « Institution de la vulnérabilité, politique de la vulnérabilité », Raisons politiques, 76, 2019, p. 77-92.

[14] Je remercie ici : la professeure de chant Monique Jeannest pour son chaleureux et précis accompagnement vocal ; Raphaëlle Ravin, étudiante-comédienne pour ses précieux retours tout au long du processus, ainsi que Magali Bouchon, fasciathérapeute, pour sa lecture du mouvement.

[15] R. Grosfoguel, « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos », Mouvements, 72, 2012, p. 42-53.

[16] Voir mon récit de vie, « Chemins d’une contrebandière : femme, beure, chercheuse » : https://matrimoine.art/karine-benac/publications.

[17] R. Grosfoguel, « Un dialogue décolonial sur les savoirs critiques entre Frantz Fanon et Boaventura de Sousa Santos », art. cit.

[18] Sur l’invisibilité et le désir de reconnaissance, cf. A. Honneth, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », in A. Honneth, La Société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, Paris, La Découverte, 2006.

[19] L’Algérie, où je ne suis jamais allée, demeure pour moi un lieu de fantasme et de rêverie, évoqué notamment dans ma pièce publiée chez Epiderme théâtre en 2018, Demain je pars pour Tlemcen, mise en scène en 2019 :  https://karine-benac-giroux.fr/portfolio_page/demain-je-pars-pour-tlemcen/.

[20] M. Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes, Paris, Zones, 2018, p. 219.

[21] Géronte prononce cette réplique à l’Acte II scène 7, tentant en vain de refuser à Scapin les 500 écus demandés au motif invoqué par Scapin que son fils Léandre sera emmené et vendu comme esclave à Alger.

[22] « Quand on parle de la place des femmes à l’université, […] on oublie trop souvent, me semble-t-il, de s’interroger sur le contenu même de l’enseignement, en négligeant le fait que, pour des jeunes femmes, entrer à l’université implique d’assimiler un savoir, des méthodes et des codes qui, au fil des siècles, se sont constitués très largement sans elles (quand ce n’est pas contre elles). » M. Chollet, Sorcières, op. cit., p. 184.

[23] J. Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005.

[24] B. Fisher, J. Tronto, « Towards a Feminist Theory of Care », in E. Abel, M. Nelson (dir.), Circles of Care: Work and Identity in Women’s Lives, Albany (NY), State University of New York Press, 1991, p. 40.