Ce texte est une recension de l’eBook téléchargeable Défense et illustration des libertés académiques, publié sous la direction d’Éric Fassin et de Caroline Ibos. L’ouvrage rassemble les textes du colloque « La savante et le politique » qui s’est tenu en visioconférence du 7 au 10 juin 2021. Diplômée de l’Institut d’Études Politiques d’Aix en Provence, Lucile David est doctorante à Lyon 2 au sein du laboratoire Triangle et membre du CESSP. Sa thèse porte sur la circulation de l’écoféminisme en France dans une perspective d’histoire sociale des idées politiques.

Alors que les controverses à l’université se succèdent, la question de savoir comment penser l’actualité universitaire sur la politique (l’action, l’organisation) et le politique (la réflexion, le savoir) se pose avec acuité. Défense et illustration des libertés académiques, publié par le Club Mediapart, fournit des pistes de réponses éclairantes sous la forme d’un livre numérique tiré des interventions du colloque « La savante et le politique » organisé par Eric Fassin et Caroline Ibos du 7 au 10 juin 2021.

Sa publication s’inscrit dans un contexte de réformes sur l’organisation institutionnelle de l’enseignement et de la recherche (la loi relative aux libertés et responsabilités des universités [LRU] et la loi de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 [LPR]) et plus particulièrement d’allocutions médiatiques et politiques sur l’idéologie « islamo-gauchiste » que l’on prête au milieu universitaire. Dès l’introduction, Fassin et Ibos soulignent les paradoxes qui sous-tendent cette campagne politique avec la « neutralité axiologique » pour fer de lance, qui, comme le rappelle ce colloque, est héritée d’une interprétation des textes de Max Weber par Raymond Aron et Julien Freund[1], remise en question depuis une vingtaine d’années par Catherine Colliot-Thélène[2] et Isabelle Kalinowski[3]. Le parti pris éditorial est révélateur de cette volonté de s’en distancier : ici, la savante est politique.

Plus précisément, en affirmant un triple point de vue, il s’agit « à partir de la France, [d’] analyser les logiques à l’œuvre dans de nombreux pays, à partir de l’université, [de] comprendre les politiques néolibérales et autoritaires, et à partir des études de genre, [d’] étudier l’offensive contre l’ensemble des savoirs critiques. » (p.8). Surtout, il s’agit dans cet ouvrage construit en trois chapitres de défendre et illustrer les libertés académiques à partir de la sociologie, de la science politique, de l’histoire, de la géographie, de la littérature et des sciences de l’éducation.

Au vu de la diversité des contributions, je fais le choix de me concentrer sur certains enjeux plus que d’autres, parfois dans le désordre, afin de faire ressortir la tonalité générale de l’ouvrage et des chapitres[4].

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Le premier chapitre[5], « Feu sur les libertés académiques », offre un panorama de différentes déclinaisons de l’anti-intellectualisme à l’international, notamment à partir des contextes nationaux du Brésil bolsonariste, « laboratoire […] de l’ultra-néolibéralisme, de l’antiféminisme et du racisme » (p. 49) et de la Turquie erdoganiste. Dans sa contribution, la chercheuse brésilienne Sonia Corrêa montre que parler d’anti-intellectualisme au Brésil serait réducteur sans considérer qu’il est activement alimenté par une production intellectuelle néoconservatrice et ultra-catholique, au travers d’une « politique hétéroclite du savoir » (p.58). Quant à la politiste Zeynep Gambetti, elle observe depuis l’Université de Boğaziçi où elle enseigne, que faire de la science y est redéfini comme le devoir de « servir le capital, ou l’État, ou plutôt les deux » (p. 62) dans un contexte de « post-vérité » néolibéral et autoritaire. Malgré ces spécificités, les deux cas offrent matière à comparaison : le soupçon à l’égard des sciences sociales (taxées de militantisme, élitisme, terrorisme, etc.) et la mainmise politique sur la recherche (par le biais d’enquêtes, d’interdiction de publication, de licenciements, de pertes de financements, etc.) sont les symptômes communs d’un anti-intellectualisme transnational.

La situation française occupe une place de choix dans le reste des réflexions de l’ouvrage, ce qui fait d’ailleurs l’objet d’une table ronde durant le colloque intitulée « la French touch de la répression ». La contribution de Sara Garbagnoli nous extrait de l’actualité pour nous resituer à la fin des années 1960 à partir des analyses de la sociologue Colette Guillaumin, au moment où les « savoirs minoritaires » – c’est-à-dire les savoirs portant sur les groupes sociaux en situation de minoration – font leur entrée à l’Université et l’objet d’une franche opposition. Par ce geste, Garbagnoli éclaire ce dont il retourne dans « la vague anti-minoritaire actuelle » (p. 39) et ses évolutions depuis une cinquantaine d’années, tout en gardant comme fil directeur les rapports entre groupes minoritaires et groupe majoritaire.  La résistance, à mesure du développement des savoirs minoritaires, s’est internationalisée, institutionnalisée, voire étatisée.

La contribution de Philippe Marlière se penche sur le paradoxal appui intellectuel à l’anti-intellectualisme au travers de la controverse sur l’« islamo-gauchisme ». En mobilisant des outils bourdieusiens, le politiste conclut que les prises de position sur l’islamo-gauchisme sont le résultat d’une lutte de positions dans le cadre d’une concurrence universitaire symbolique. Ces prises de position dans le champ académique prennent notamment la forme d’un « nationalisme universitaire » (p. 70) contre l’importation des concepts états-uniens (intersectionnalité, race, genre, postcolonial, etc.).

Pour le dire avec les mots de Mame-Fatou Niang qui écrit depuis les États-Unis, cette campagne s’intègre dans une « une mise sous tutelle d’imaginaires » (pp. 83-84) au profit du récit républicain universaliste. La contribution de l’enseignante-chercheure en littérature française insiste sur le besoin d’ancrer « les soubresauts actuels dans un temps plus long » (p. 86) afin d’exhumer « les parcours oubliés et empêchés » (ibid.) – et tout particulièrement ceux des chercheur·es racisé·es – dans cette lutte de positions qui se joue depuis des décennies.

Le second chapitre, « Pour en finir la neutralité axiologique » prend à rebours l’impératif de neutralité axiologique, alors largement utilisé comme étendard contre les savoirs critiques qui ne sépareraient pas leurs opinions politiques de leurs productions scientifiques, et déplace le regard. Les contributeurs et contributrices posent ici d’autres questions, jusqu’ici occultées dans le débat, et offrent d’autres réponses afin de proposer d’autres façons de produire de la connaissance.

La contribution de Nassira Hedjerassi, puisant à la fois dans sa trajectoire personnelle et dans celle de bell hooks, met en exergue le rapport au savoir comme clé de compréhension des rapports sociaux. Plutôt que de neutralité axiologique, il s’agit en réalité d’interroger le « droit de savoir, d’avoir accès au savoir, de produire des savoirs » (p.95) et de revendiquer une justice épistémique. Dans les champs de la culture et du langage, Mehdi Derfoufi soulève la blanchité des voix insurgeantes qui se font entendre aujourd’hui, malgré l’expérience décennale des racisé·es. Depuis les polémiques dans les cultures vidéoludiques, il réactualise la question du droit de parler/jouer pour les subalternes. Puis, la politiste Gwenaëlle Perrier se saisit du droit de cité, à travers le cas de l’écriture inclusive. La contribution effectue un détour par l’analyse détaillée des arguments mobilisés, permettant ainsi de rendre compte des parentés existantes entre la controverse actuelle et celle sur l’écriture inclusive, dont la taxation de « militantisme » est un exemple emblématique.

Retraçant son statut d’outsider et d’insider, la sociologue Karine Espineira propose quant à elle une analyse de la rhétorique anti-trans dans l’actualité politico-médiatique qu’elle lie à son rapport personnel aux savoirs situés. Pour intervenir dans le débat, elle se saisit pleinement de l’épistémologie du point de vue – ici trans et féministe – et plaide coupable. La contribution de Rachele Borghi s’intègre parfaitement dans cette configuration : par le biais d’un récit autobiographique sur la violence institutionnelle qu’elle subit à la suite d’une conférence performative, elle fournit les outils et l’espace qu’elle s’est construits à partir de ses objets de recherche. Elle accouche ainsi de la méthode Zarra Bonheur et de la brigade SCRUM (Sorcières pour un changement radical de l’université merdique) qu’elle définit respectivement comme « tentative de dépasser les binarités qui séparent les contextes (scientifique/militant), les savoirs (culture haute/culture basse, savoir scientifique/savoir militant), les espaces (salle universitaire/centre social/scène de théâtre/espace artistique), les expressions (conférence/performance), en créant des espaces interstitiels de subversion/transgression des normes » et comme « espace d’échange et d’expérimentation des pédagogies radicales, des pédagogies Guérillères » (p. 136).

La clôture de ce chapitre par l’historienne et sociologue Delphine Gardey vient asseoir le besoin de dépasser ce mode positiviste de faire science brandi par « la République » qui, comme l’illustrent les contributions de l’ouvrage, se fait « sans Elles » et « sans Eux ». Elle invite donc à « inverser la charge de la preuve » (p. 141) et, convoquant la critique harawayenne, à reconnaître le caractère fondamentalement social et politique de la science.

Le troisième chapitre, intitulé « Défendre les savoirs critiques[6] » vient compléter le tableau des chapitres précédents : si le premier examinait les mises en cause des libertés académiques en France et à l’international, dans des approches à la fois historique, socio-politique et littéraire ; le deuxième visibilisait ce qui se joue derrière le terme de neutralité axiologique (le droit de savoir, le droit de parler, le droit d’enseigner, etc.) et les alternatives épistémologiques à celle-ci ; le troisième nous offre des pistes de réflexion et d’action pour défendre les savoirs critiques (« que faire ?[7] »).

À cette question les contributeur·ice·s répondent d’abord en mobilisant les outils de la science. Jean-François Bayart insiste sur le grotesque d’une campagne médiatique et politique contre « l’islamo-gauchisme » en la chiffrant, par exemple, 0,015% des thèses répertoriées sur le site theses.fr portent sur l’intersectionnalité tandis que 0,019% seulement portent sur le décolonial, mais aussi en la confrontant à sa propre expérience : « comment peut-on avoir écrit Les études postcoloniales : un carnaval académique, et être un islamogauchiste ? ».

Aux outils de la science se greffent ceux du droit : Fabien Jobard, Anne-Laure Amilhat Szary, Fanny Gallot, Nacira Guénif, Caroline Ibos ainsi que Gaël Pasquier ont déposé un recours devant le Conseil d’État contre la demande d’enquête sur l’islamo-gauchisme à l’Université. Jobard revient sur ce recours et sur la définition du terme d’islamo-gauchisme – « un courant de pensée qui fait de l’islamiste la victime élective de la domination capitaliste et impérialiste » (p. 162) – soulignant le manque de substance scientifique derrière l’enquête mais également le régime de suspicion qu’elle instaure. Face à ces constats mais aussi à partir de « l’affaire de Sciences Po Grenoble » dont elle a été elle-même victime, Amilhat Szary témoigne du « refus de se faire dicter les termes du débat » (p. 169) dans une campagne qui brouille les frontières de légitimité. Elle invite plutôt à sortir de la tour d’ivoire en construisant des lieux de ressources hors de l’institution universitaire et en faisant science sociale avec la société (p. 169).

Guénif propose d’imaginer des espaces de travail scientifique et politique commun, d’y promouvoir le care, afin de « continuer à gâcher l’ambiance » (p. 189). Gallot en appelle à une reconstruction du lien entre intellectuel·le·s et mouvement sociaux. Elle met en lumière les allers-retours entre savant·es et militant·es, comme le concept d’intersectionnalité ayant nourri les questionnements académiques ou encore les thèses de la chercheuse Rita Sefato ayant alimenté les luttes chiliennes, afin de soumettre l’idée d’une « coconstruction des savoirs » (p. 194). Elle rappelle ainsi que, loin d’être en surplomb de la société, les universitaires sont aussi des travailleurs et des travailleuses. Conjointement aux mouvements sociaux et aux syndicats, elle invite à s’organiser collectivement, sous la forme par exemple d’un observatoire de la montée du néofascisme (comme Fassin le proposait en mars 2021) et de transformer les lieux de travail en espaces d’organisation collective.

Enfin, pour inventorier « ce que nous faisons » d’ores et déjà, Fassin et Ibos rappellent que les savoirs critiques sont nés d’enjeux épistémologiques, éthiques et politiques, et qu’il incombe à la silhouette de la « savante collective » qu’ils dessinent ici, de les ranimer sans cesse. In fine, je souscris au constat selon lequel ce livre peut être lu comme « un manifeste pour les savoirs critiques, les savoirs situés, les savoirs engagés : il n’en propose pas seulement une défense, mais aussi une illustration » (p. 209).

Le grand nombre de contributions témoigne de la volonté des auteur·es d’instaurer un espace de discussion sur un phénomène historique et ses résurgences contemporaines. Malgré leur hétérogénéité, ces textes convergent vers la nécessité de réaffirmer le rôle des intellectuel·les et celle de repolitiser les savoirs critiques. Dans cette perspective, on peut postuler une « politique citationnelle[8] » et rédactionnelle : les références à bell hooks, Sara Ahmed, Audre Lorde, Patricia Hill Collins, Donna Harraway, Chandra Talpade Mohanty, Monique Wittig, Frantz Fanon, etc., sont omniprésentes et les écritures inclusives foisonnent. Bien que cette politique ne soit pas explicitement revendiquée, je crois qu’elle se lit tout au long de l’ouvrage comme un ensemble de résistances au nationalisme universitaire mais aussi comme témoignages de détours outre-Atlantique face à la cécité hexagonale sur les questions de genre et de race. Toutefois, si les auteur·es tronquent l’injonction de neutralité axiologique au profit d’épistémologies situées et engagées, la question de l’autonomie scientifique n’est pas évacuée. Au contraire, elle demeure plus que jamais revendiquée à l’égard du pouvoir politique sans jamais se déconnecter de la société et ses mouvements.

[1] Max Weber, Le savant et le politique, trad. par J. Freund, Paris, Plon, 1959.

[2] Max Weber, Le savant et le politique, trad. par C. Colliot-Thélène, Paris, La Découverte, 2003.

[3] Max Weber, La Science, profession et vocation, trad. par I. Kalinowski, Marseille, Éditions Agone.

[4] Je remercie chaleureusement Vanina Mozziconacci pour son aide dans la réalisation de cette recension et ses relectures stimulantes mais aussi Catherine Achin pour ses éclairantes suggestions.

[5] L’ouvrage est composé d’une préface écrite par Edwy Plenel, d’une introduction et d’une conclusion écrites à quatre mains par Eric Fassin et Caroline Ibos, et de trois chapitres. Chaque chapitre est composé de plusieurs contributions (cinq pour le chapitre 1, six pour le chapitre 2, cinq pour le chapitre 3).

[6] L’intitulé de ce chapitre rappelle le titre du livre récemment publié par Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel, De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, Paris, La Découverte, 2022.

[7] Cette question est inspirée du traité politique Que faire ? Questions brûlantes de notre mouvement publié par Lénine en 1902, lui-même s’inspirant du roman Que faire ? de Nikolaï Tchernychevski en 1863.

[8] Sara Ahmed, Living a Feminist Life, Durham, and London, Duke University Press Books, 2017, pp. 48-49.