Le texte qui suit est une recension de Genre : didactique(s) et pratiques d’enseignement1, ouvrage collectif dirigé par Ingrid Verscheure et Isabelle Collet. À l’heure où il est en France de plus en plus question des pédagogies critiques2, notamment féministes3 et antiracistes4, cette publication rappelle l’importance de (re)penser les pratiques d’enseignement en prenant en considération les spécificités des disciplines ; car si la pédagogie concerne les relations enseignant·e-élève(s) de façon transversale, les didactiques, elles, partent des savoirs et de leur transmission et sont propres à chaque « matière ».

De la méfiance réciproque aux frottements conceptuels

Cet ouvrage collectif se situe au croisement de deux champs qui entretiennent l’un envers l’autres des « relations de méfiance réciproque » (p.13), à savoir les études de genre et les didactiques des disciplines. En effet, comme le soulignent très justement Ingrid Verscheure et Isabelle Collet dans leur introduction éclairante, nombreux sont les travaux francophones qui ont cherché à cerner les mécanismes de reproduction des inégalités en éducation, mais, premièrement, les travaux consacrés à des remédiations ou corrections de ceux-ci sont bien moins répandus, et, parmi ceux-ci, la plupart portent sur des considérations transversales pédagogiques (en particulier de gestion de classe) et non sur des mécanismes propres à l’enseignement d’une discipline donnée. Ainsi, la question du genre est rarement abordée « à partir d’une posture didactique, c’est-à-dire en prenant en considération la spécificité des savoirs enseignés » (p.13). L’ouvrage se propose donc de regrouper des travaux récents permettant de faire le point sur l’essor de ces recherches. Il est constitué de onze contributions qui ont été préalablement présentées et discutées lors d’un symposium international5, mais seules quatre disciplines sont représentées : EPS, mathématiques, littérature, histoire. Deux grandes parties structurent l’ensemble ; la première est consacrée aux résultats de dispositifs didactiques sensibles au genre mis en place dans des classes, et la seconde revient sur les obstacles et les difficultés quant à l’intégration de l’enjeu du genre en didactique dans la formation des enseignant·e·s.

Les objets d’analyse qu’on retrouve dans les contributions sont les pratiques enseignantes, les transpositions des savoirs, les supports pédagogiques, les interactions didactiques et les relations entre les élèves. L’un des points qui me semble les plus originaux et féconds réside dans la créativité conceptuelle que la rencontre des deux champs évoqués produit : « la richesse du frottement entre les cadres conceptuels des didactiques et des études de genre se traduit par des créations conceptuelles originales, à titre d’exemple : “agentivité historique des femmes”, “positionnement de genre épistémique” ; “reconnaissance de l’équipotence épistémique fille-garçon” » (p.28) auxquelles s’ajoutent des reprises et remaniements dans une visée didactique de catégories empruntées aux études féministes (intersectionnalité, performativité de genre, etc.). Je choisis donc cet angle de lecture pour la présente recension, qui ne prétend pas être un résumé d’ensemble mais qui vise à souligner par quelques exemples les apports d’une traduction didactique de concepts et théories à visée initialement heuristique et/ou épistémologique.

Trois exemples, en EPS et en histoire

La contribution qui ouvre l’ouvrage, de Martine Vinson et Ingrid Verscheure, mobilise ainsi la phénoménologie féministe développée par Iris Marion Young dans son texte séminal « Lancer comme une fille. Une phénoménologie de la motilité, de la spatialité et du comportement corporel féminins6 » pour analyser le « positionnement de genre épistémique » (p.33) dans des ateliers de motricité en grande section de maternelle7. Les ateliers en question, intitulés « Courir comme… » trouvent donc leur inspiration dans les écrits de Young portant sur le rapport à l’espace différencié des filles et des garçons. Ils sont structurés par les consignes suivantes : « les élèves doivent réaliser les gestes techniques demandés (courir, sauter […] danser…) “comme…une fille” et/ou “comme…un garçon” » puis « comme d’habitude » (p.37) pour ensuite laisser place à un bilan lors duquel les élèves analysent leurs actions. Ce dispositif permet-il une « prise de conscience des stéréotypes de sexe » (p.38) et des transformations émancipatrices ?  Une élève qui court vite (lorsqu’elle agit « comme d’habitude ») fera pourtant des mouvements stéréotypés qui la ralentissent lorsqu’elle suit la consigne « courir comme une fille » : cette « incohérence » permet de pointer le décalage entre le stéréotype et le réel et par là de mettre en lumière la puissance d’agir individuelle de chaque enfant. Les autrices constatent que le positionnement de genre épistémique, à savoir la prise en compte des « connotations sexuées des savoirs enseignés, dont celles valorisées (ou non) par les enseignant·e·s » (p.34) s’avère être relativement fluides chez certain·e·s élèves, avec un degré d’indépendance vis-à-vis des normes de genre.

Les deux contributions en didactique de l’histoire, à savoir celle de Valérie Opériol (« Les tontes de la Libération : débattre du genre en classe d’histoire ») et celle de Marie-Hélène Brunet (« Construction d’un dispositif de formation pour réfléchir au genre à l’aide de la fiction historique ») se rejoignent à l’endroit du concept d’agentivité. Étudiant en classe le phénomène de tontes publiques des femmes accusées de collaboration avec l’occupant allemand (entre 1943 et 1946, environ 20 000 femmes ont subi ce châtiment), dont elle rappelle qu’il est « interprété par l’historiographie de genre comme un acte de reconstruction de la domination masculine au sortir de la guerre » (p.118), Valérie Opériol cherche à l’appréhender sous le prisme de présent du passé. Autrement dit, il s’agit de saisir ce moment historique comme résultant d’une tension entre champ d’expérience passée et horizon d’attente futur : « la spécificité de l’action dépend de la façon dont les gens comprennent leur propre relation au passé, à l’avenir et au présent » (p.119). Soulignant que les interventions des élèves filles et garçons sont quantitativement et qualitativement très différentes lorsque l’épisode en question est abordé, l’autrice montre que l’identification des filles aux femmes tondues pose certes le problème de la décontextualisation mais « permet aussi une intelligibilité du système de genre » (p.123). Cette identification les conduit à chercher à évaluer le degré d’agentivité des actrices, et à engager des réflexions plus larges sur l’enjeu du consentement, notamment sexuel. De la même façon, Marie-Hélène Brunet centre son analyse critique des œuvres de fiction historique sur la question de l’agentivité, en proposant un tableau listant obstacles et leviers à une telle analyse (ainsi, un « récit téléologique » qui présente par exemple l’Histoire comme une « marche vers le progrès » aura tendance à « écraser » la marge de manœuvre singulière des acteurs/rices, tandis que la présence de « personnages non-stéréotypés » qui résistent aux normes de genre de l’époque la mettra en valeur).

Stratégies et prudence

L’ouvrage se clôt sur une postface de Louise Lafortune, qui liste un ensemble de principes et de stratégies dans une perspective d’ « équité sociopédagogique » et de « pédagogie féministe intersectionnelle socioconstructiviste » (p.188). Ce dernier texte récapitulatif constitue un outil précieux et un repère bien utile pour qui veut enseigner dans un souci de justice sociale. La lectrice que je suis reste toutefois dans l’attente, du fait de l’absence de développement sur les paradoxes, les limites et les embarras que rencontre toute personne qui s’engage dans ces pratiques éducatives, alors que ces difficultés ont été soulignées dès les débuts des pédagogies féministes états-uniennes par les militantes et enseignantes elles-mêmes8.

1 Ingrid Verscheure et Isabelle Collet (dir.) (2023). Genre : didactique(s) et pratiques d’enseignement. Bruxelles : Peter Lang, 232 pages.

5 Le symposium, intitulé « Genre : Didactique(s) et Pratiques d’enseignement. Perspectives francophones », s’est tenu lors du colloque international du réseau Recherche en Éducation et Formation (REF) ayant eu lieu à Toulouse en 2019.

6 Young, I. M. (1980). Throwing like a girl: A phenomenology of feminine body comportment motility and spatiality. Human studies, 3(1), 137-156.

7 En France, l’école maternelle est divisée en trois sections et accueille la quasi-totalité des enfants de trois à cinq ans (ainsi que des enfants de deux ans).

8 Fisher, B. (2018). Qu’est-ce que la pédagogie féministe ?. Nouvelles Questions Féministes, 37, 64-75. https://doi.org/10.3917/nqf.372.0064