La décision gouvernementale de fermer les frontières lors du confinement de mars 2020 a eu une répercussion majeure sur le secteur alimentaire français en interdisant aux travailleur·euses agricoles saisonnièr·es étrangèr·es (TASE) d’accéder au territoire français. Cette fermeture a mis en évidence l’invisibilisation que subissent en temps ordinaire les savoirs agricoles portés par ces travailleur·euses. À l’origine de cette invisibilisation, la racialisation de ces travailleur·euses et l’extraterritorialisation des tâches qu’iels accomplissent dans le cadre des « contrats offshores » qui structurent leur emploi (contrats de travail détaché UE et contrats de l’Office français de l’immigration et de l’intégration). 

Mina Kleiche-Dray est historienne et sociologue, directrice de recherche, UMR Ceped (IRD-Université Paris Cité).

En mars 2020, l’annonce par le gouvernement des mesures de confinement pour faire face à l’épidémie de Coronavirus Covid-19 a déclenché une ruée dans les supermarchés pour l’achat de produits alimentaires de grande consommation. Pour éviter tout risque de pénurie, le gouvernement a déclaré le secteur alimentaire dans son ensemble comme « stratégique » tout en rassurant la population sur la solidité de la chaine alimentaire nationale. Les exploitant·es agricoles (EA) ont donc été autorisé·es à poursuivre leurs activités, à condition de respecter les « gestes barrières » ainsi que les formalités administratives nécessaires à la circulation de leurs employé·es sur le territoire national. Mais en refusant dans le même temps d’octroyer la moindre dérogation pour permettre la venue de travailleur·euses agricoles saisonnièr·es étrangèr·es (TASE) sur le territoire français, le gouvernement a en réalité suscité une vive inquiétude chez les EA.

Selon André Bernard, président de la Chambre régionale d’agriculture de PACA et vice-président de Chambres d’agriculture France (APCA), les 100 000 TASE qui viennent chaque année en France représentent au moins le tiers du nombre total des travailleur·euses agricoles1. Ces travailleur·euses sont en contrat détaché quand iels viennent d’Espagne, de Pologne ou de Roumanie (directive 96/71/CE, révisée en 2014 puis en 2018) et en « contrats OFII » (Office français de l’immigration et de l’intégration) quand iels viennent du Maroc ou de Tunisie. Le·la travailleur·euse détaché·e est employé·e par une entreprise installée dans son pays de résidence et iel est mis·e à disposition de façon temporaire d’un·e employeur·euse installé·e en France pour assurer, en principe, une prestation de services dans les conditions de travail du pays d’où iel vient. Les employé·es provenant d’Afrique et plus généralement de pays extérieurs à l’UE sont recruté·es pour une période de six mois annuels dans le cadre de contrats qui s’appuient le plus souvent sur des conventions bilatérales conclues entre l’État français et leur pays de résidence. Le pic de la présence des TASE se situe généralement en mai, juin et juillet pour la cueillette des produits maraichers, et en août et septembre pour les vendanges, soit des périodes de trois à six mois. Les TASE sont principalement recruté·es dans la région PACA, dans le sud-ouest, en Alsace et dans le Bas-Rhin. Selon M. Bernard, iels représentent 55% des saisonnièr·es dans la région PACA, dont 28% viennent d’Afrique et 27% de l’UE. Au vu de la place importante occupée par les TASE dans la chaine de production agricole, on comprend l’inquiétude des EA quant aux lourdes conséquences de leur absence, le début du premier confinement à la mi-mars 2020 correspondant en effet au début de la saison de récolte des fruits et légumes2.

Christiane Lambert, présidente de la Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles (FNSEA), premier syndicat agricole français, a proposé à cette époque de combler l’absence des TASE par l’augmentation de la durée maximale du travail à 60 heures par semaine, le travail de nuit, la défiscalisation des heures supplémentaires et le recrutement de travailleur·euses au chômage partiel ou complet ainsi que des personnes touchant le RSA, en leur laissant cumuler à leur revenu une rémunération saisonnière. Invité sur BFM-TV mardi 24 mars, Didier Guillaume, le ministre de l’Agriculture, a répondu favorablement à ces demandes de la FNSEA en espérant lever ainsi l’inquiétude du monde agricole. Il a ainsi invité les salarié·es mis·es au chômage partiel pour cause de Covid-19 à aller travailler pour des agriculteur·rices : « Aujourd’hui, il y a possibilité d’avoir 200 000 emplois directs qui peuvent travailler dans les métiers de l’agriculture. Donc moi je veux lancer un grand appel à l’armée des ombres, un grand appel aux femmes et aux hommes qui aujourd’hui ne travaillent pas, … Et je leur dis : rejoignez la grande armée de l’agriculture française ».

La plateforme numérique Wizi-farm et l’opération « des bras pour ton assiette »

Le 24 mars 2020, en collaboration avec les ministères de l’Agriculture et du Travail, Pôle emploi et l’Association nationale pour l’emploi et la formation des agriculteurs (ANEFA), la FNSEA a lancé l’opération « Des bras pour ton assiette » sur la plateforme numérique Wizi-farm3 afin de mettre en relation EA et volontaires aux travaux des champs. Or, alors que le monde agricole a l’image d’un secteur peu enclin à attirer les chercheur·euses d’emploi, ce site a immédiatement suscité un immense engouement au niveau national. Dès le premier jour du lancement du site, 40 000 personnes s’y sont portées volontaires. Le lendemain, Carole Meilleur, la responsable de communication de Wizi-farm, s’est ainsi félicitée en ces termes : « Ça bouge toutes les heures, mais nous avons déjà franchi le seuil des 50 000 volontaires ». À la veille du premier déconfinement, début mai, on comptait 290 000 candidat·es inscrit·es. Cependant, seuls 15 000 contrats ont finalement été signés à la fin du confinement, début juin 2020. Parallèlement, dès le 14 mai, face à la pression exercée par les EA, le ministre de l’Agriculture avait d’ailleurs accordé des dérogations autorisant l’entrée des TASE en provenance de l’espace Schengen sur le territoire national. Tout occupé à se féliciter de l’absence de pénurie dans la chaine alimentaire durant le (dé)confinement, le gouvernement a omis de prendre en compte l’importance de l’externalisation d’une partie de la chaine de production agricole sur le territoire national au moyen de contrats offshores, puisque les contrats détachés et les contrats OFII mettent les travailleur·euses étrangers hors du code du droit de travail en vigueur en France.

L’échec de l’opération « des bras pour ton assiette » et la réouverture exceptionnelle des frontières par le gouvernement à un moment où l’expansion du Covid-19 était loin d’être contrôlée interroge les relations qu’entretient le monde agricole avec le gouvernement, et plus largement avec le reste de la société. En effet, l’échec de cette opération n’a suscité aucun débat public : ni les opposant·es politiques au gouvernement, ni les défenseur·euses des systèmes alimentaires durables et/ou de la relocalisation nationale et/ou territoriale du système de production agricole n’ont interrogé l’impact de cette migration saisonnière sur notre sécurité alimentaire4. Cette question n’a pas été associée au débat sur la souveraineté nationale ouvert suite à la pénurie de masques, de matériel médical et sanitaire ainsi que de médicaments, pénurie qui a clairement mis en lumière les effets de la délocalisation industrielle sur l’industrie nationale (notamment pharmaceutique). Mais pas plus les souverainistes que les partisan·es de l’écologie politique n’ont dénoncé le système de sous-traitance interne au territoire national qui met en péril la sécurité alimentaire nationale5. Il est ainsi remarquable que la marchandisation des hommes et des femmes dans les systèmes de production intensive reste un angle mort ou un impensé même chez les plus fervent·es partisan·es de l’écologie politique, qui placent pourtant au cœur de leurs luttes la marchandisation des communs et la durabilité des systèmes alimentaires. Paradoxalement, c’est ainsi les EA qui ont le plus visibilisé la contribution effective des TASE à la sécurité alimentaire nationale pendant cette période de crise. Ce sont en effet principalement les témoignages des EA sur le sujet qui ont été médiatisés pendant les premiers mois de confinement, de mars à mai 20206.

Valorisation des savoirs des travailleur·euses agricoles saisonnièr·es étrangèr·es

Avec le confinement, la seule possibilité à ma portée pour recueillir des témoignages d’EA a été de moissonner internet de façon systématique pendant deux mois : articles de presse, communiqués ou encore vidéos. J’ai choisi de suivre les principaux canaux de la presse quotidienne nationale (La Croix, Le Figaro, Le Monde, L’Humanité, Libération, Médiapart, Reporterre) et régionale (Sud-Ouest, PACA), ainsi que les canaux de télévision qui ont le plus évoqué ce thème (France Info TV, FR3 région) et la presse agricole spécialisée (La France Agricole, Réussir). Les témoignages d’EA que j’ai pu analyser mettent en évidence à la fois le rôle stratégique des savoirs expérientiels portés par les saisonnièr·es agricoles étrangèr·es dans la production agricole et l’invisibilisation de ces savoirs en temps ordinaire.

Ainsi, plusieurs EA ont alerté dès l’annonce de la mise en place de la plateforme sur les effets qu’auraient ces embauches sur leur exploitation. Les EA ont notamment souligné que le plan gouvernemental ne leur garantirait pas une main d’œuvre suffisamment stable. Par exemple, selon Laurent Renaud, directeur du Cadran de Sologne, une coopérative de fruits et légumes, les volontaires « se proposent de donner un coup de main. Nous les remercions. Mais la saison des fraises n’est pas un travail à temps partiel. Ce sont six jours de cueillette par semaine à temps plein ».

Hélène Suzor, chargée de la filière fruits et légumes à la chambre d’agriculture de l’Hérault, témoigne dans le même sens : « Nous avons eu beaucoup de volontaires. Cette solidarité est très appréciable, mais elle se heurte à un problème de pérennité… C’est donc très anxiogène pour les producteurs qui préféreraient pouvoir compter sur une main-d’œuvre durable pendant la saison ». En effet, les EA constatent que nombre de volontaires dans le cadre du plan gouvernemental ne demeurent disponibles pour la cueillette que pendant une courte période, soit qu’iels décident tout simplement de faire défection, soit qu’iels reprennent leur activité professionnelle habituelle.

Par ailleurs, les travailleur·euses saisonnièr·es sont porteur·euses d’un savoir professionnel essentiel à l’exécution de leurs tâches. L’organisation du travail dit « saisonnier » s’appuie en réalité souvent sur les mêmes personnes qui reviennent chaque année, parfois depuis une ou deux décennies. Parfois, les TASE ne rentrent dans leur pays que durant la courte période d’hivernage de décembre à février. Iels sont parfois présent·es sur l’exploitation au-delà de la période de ramassage et de cueillette pour accomplir les tâches de préparation des cultures de maraichage et des vergers pour la saison suivante. Frédéric Vève, agriculteur installé à Malemort-du-Comtat, qui emploie chaque année plusieurs travailleur·euses détaché·es espagnol·es pour récolter les cerises et préparer les vignes d’AOC Muscat du Ventoux, déclare ainsi : « Les saisonniers espagnols connaissent les parcelles, le travail. Or cette année on est obligés de prendre des gens qu’il faut former, c’est plus long ».

Laurent Renaud juge quant à lui sévèrement l’opération du gouvernement sur ce point : « On a un ministre qui ne connaît pas notre métier… Tout ça, ce ne sont que des effets d’annonce. Le ministère incite des horticulteurs, des paysagistes à venir nous donner un coup de main mais nos métiers n’ont rien à voir ! »

Pour maximiser le rendement de la production des fruits et légumes, le·la TASE est le plus souvent d’abord encadré par l’EA et/ou un·e autre TASE déjà qualifié·e. La cueillette nécessite un tour de main qui n’est pas facile à acquérir, comme l’indique Raymond Girardi, vice-président du MODEF, un syndicat agricole : « Quand on a l’habitude de faire la cueillette de fraises, on fait les bons choix, on les dépose dans la barquette de la bonne façon… Celui qui débarque tâtonne un peu, il y a moins de volume et besoin de contrôler davantage ». Patricia Rebillou, présidente de l’association des producteurs de fraises de Dordogne, se plaint ainsi de ne pas avoir pu travailler avec les 20 volontaires durant la première matinée de cueillette : « Depuis longtemps, on pense que le secteur agricole peut prendre tout le monde ». Or, comme elle le souligne, le travail saisonnier constitue véritablement un métier à part entière : « Un métier ne s’apprend pas en deux heures. Il faut de la pratique. Si le fruit est abîmé à la cueillette et si la barquette n’a pas été mise au frais correctement, le lendemain, la totalité est pourrie. Il nous faut une main-d’œuvre spécialisée. »

Il en est de même dans les vergers, où l’éclaircissage permet aux fruits d’atteindre une taille optimale et d’arriver à maturité dans les meilleures conditions. A Saint-Martin-de-Crau, dans les Bouches-du-Rhône, Patrice Vulpian produit, depuis le début des années 1980, pêches, nectarines, abricots et foin de Crau. Même s’il a réussi à recruter plusieurs personnes pour l’éclaircissage, il dit qu’il a passé beaucoup de temps à les former et qu’il reste très inquiet pour la période des récoltes s’il ne peut compter sur l’arrivée de « ses » TASE : « C’est du système D, mais pour la récolte, vous avez besoin de gens qui connaissent le boulot. Et là, c’est une grosse inquiétude ».

En exposant ainsi la singularité du travail effectué par les TASE, les EA révèlent la manière dont certaines tâches spécialisées sont en temps ordinaire subalternisées du fait qu’elles sont situées à la marge de la chaine de valeur de la production agricole. Présentées au contraire comme au cœur de l’activité agricole, les tâches effectuées par les TASE acquièrent ainsi une forme de noblesse, à deux niveaux : comme un maillon essentiel dans la chaine de production agricole et comme centrales en termes de sécurité alimentaire.

Circulations différenciées, racialisation des savoirs et division internationale du travail

Mais le discours des EA, aussi valorisant qu’il soit pour les TASE, opère dans le même temps une réification des tâches agricoles, en particulier de la cueillette et du ramassage des fruits et légumes. Cette réification a pour corollaire une véritable déshumanisation des corps des TASE, considérés comme mieux « faits » pour le ramassage et la cueillette, qui sont les travaux les plus pénibles. Les TASE se retrouvent cette fois réduit·es à de simples « bras », à de la main d’œuvre interchangeable dont seule compte la capacité physique. Patrice Vulpian, qui déclare n’avoir pu recruter que seize candidat·es pour une quarantaine de postes, se montre ainsi très inquiet pour les semaines à venir : « Bon aujourd’hui, l’éclaircissage, c’est vraiment une opération qui n’est pas très technique. Quand on arrive au ramassage, c’est un peu plus compliqué. C’est plus pénible, il fait plus chaud, le matin il y a des moustiques ». D’habitude, ce sont des TASE provenant du Maroc qui viennent cueillir les pêches. Pour M. Vulpian, résister aux moustiques est donc une qualité technique des corps des TASE marocain·es !

Début avril 2020, Laurent Renaud estime qu’il manque 600 cueilleur·euses de fraise sur les 1 000 qu’il emploie chaque année. Au journaliste qui lui demande quel profil de saisonnièr·e il recherche, il répond : « Jusqu’à présent, nous recourions à une main-d’œuvre d’Europe de l’Est car nous ne trouvions pas sur place le personnel dont nous avions besoin. Pour la fraise en sol, il faut être courbé. C’est pénible. En mai, dans les tunnels, il fait un peu chaud. Il faut donc avoir de bonnes aptitudes physiques pour récolter des fraises. »

Dans son exploitation familiale du Lot-et-Garonne, Patrick Jouy a toujours eu recours à des TASE pour récolter les fraises. Même dans le contexte de la crise, il se montre réticent à l’idée d’embaucher des locaux·ales : « [les] gens sont partis au bout de quelques jours et on en a remercié qui n’étaient pas efficaces. Il leur faut des pauses café et cigarette, ils ont mal aux vertèbres ou aux genoux et ils ne veulent pas arriver trop tôt… Or, la fraise se ramasse à la fraîche dès 7 heures. On fait des semaines qui vont de 30 à 40 heures pour des salaires de 1 000 à 2 500 euros… La paye gonfle en fonction des kilos récoltés ». M. Jouy se souvient d’« une Polonaise qui pouvait ramasser jusqu’à 60 kilos par heure ». Il se dit très heureux d’avoir pu embaucher Majouba, une Marocaine venue d’une exploitation agricole voisine qui a déposé le bilan, et Mostafa, un demandeur d’asile afghan, âgé de 26 ans, qui a parcouru 40 kilomètres à vélo, depuis Agen, pour se faire embaucher.

Beaucoup de volontaires ont effectivement été terrifié·es par la cadence exigée dans l’agriculture productiviste. Le travail réalisé par les TASE est particulièrement astreignant, notamment les tâches de ramassage et de cueillette, qui nécessitent de se pencher, de s’agenouiller, de se relever, d’endurer de longues journées sous le soleil ou sous la pluie, en répétant les mêmes mouvements à une cadence effrénée pour faire du rendement et améliorer un peu sa paie.

Image : groupe Facebook “les saisonniers agricoles”

La réification des tâches de ramassage et de cueillette opérée par les EA sert à justifier les conditions de travail inhumaines auxquelles iels soumettent les TASE. Les EA leur assignent ainsi des caractéristiques physiques fantasmées pour construire la catégorie d’« étrangèr·e », seule catégorie de travailleur·euses à même de pouvoir supporter les travaux les plus pénibles, où sont classé·es sans distinction les « Espagnol·es », les « Marocain·es », les « Polonais·es », les « Roumain·es » et les « Tunisien·nes ». Ainsi, la distinction qui est faite aujourd’hui en France entre les ressortissant·es de l’Union Européenne (Espagnol·es, Polonais·es et Roumain·es) et les étrangèr·es extra-communautaires (Marocain·es et Tunisien·nes), distinction qui leur confère des droits différenciés sur le territoire national, ne semble pas opérer s’agissant des tâches agricoles qui leur sont attribuées par les EA. Le processus de construction discursif du racisme qui détermine un traitement différencié des individus dépend donc du contexte dans lequel ce discours s’inscrit. Cette flexibilité discursive des catégories raciales questionne la majorité des travaux sur la question du racisme, qui conçoivent le racisme surtout à travers ses effets sur les personnes qui en font l’expérience7, sans s’intéresser aux processus discursifs mis en œuvre par celleux qui construisent les discours et les imaginaires racistes.

Les représentations naturalisantes de « l’étrangèr·e » construites par les EA constituent ainsi des manifestations notables d’un racisme ordinaire qui font écho à la naturalisation des corps d’athlètes « noir·es » fréquemment associés à une idée d’animalité. Supporter la pénibilité du travail aux champs devient une qualité inscrite dans les corps des TASE. Leur physique supposé plus solide que celui des nationaux·ales leur permettrait de supporter les travaux de cueillette et de ramassage de fruits et légumes sous le soleil torride d’été ou dans la chaleur moite et écrasante des serres. Cette dépréciation des savoirs portés par les TASE et leur déshumanisation s’articulent à une division internationale du travail inégalitaire. Les contrats de travail « offshore » légitiment en effet les inégalités de traitement entre « étrangèr·es » et « nationaux·ales » aussi bien au niveau de la rémunération que de la liberté de déplacement. Les TASE sont moins bien payé·es que leurs homologues nationaux·ales, leurs cotisations sociales sont payées dans le pays d’origine et leur séjour sur le territoire est d’une durée limitée (un maximum de 24 mois pour les travailleur·euses détaché·es et de six mois pour les personnes sous contrat OFII). Ces contrats sont d’ailleurs accusés de provoquer une forme de dumping social qui permet aux EA de se procurer des travailleur·euses à bas coût, qu’iels viennent d’Europe comme d’Afrique8. De plus, ils conduisent à de nombreuses dérives et fraudes : conditions de travail indignes (non-respect du temps de travail, non-paiement des heures supplémentaires), risques sanitaires, difficultés d’accès aux soins, harcèlements multiples et hébergement indignes, chantage au titre de séjour9. Ces contrats offshores sont d’ailleurs dénoncés par les salarié·es elleux-mêmes comme participant à un système d’exploitation. Ainsi, du fait de leur extraterritorialité, les TASE participent comme dans le secteur de l’industrie à la délocalisation de la chaine de production nationale, la différence étant que cette délocalisation s’effectue en ce cas à l’intérieur même de l’hexagone.

La fabrique de cette extraterritorialité constitue aujourd’hui le socle de la mondialisation des chaines de production de valeur. Les contrats « offshore » s’inscrivent en effet plus généralement dans un système de régulation de la circulation des personnes où les déplacements du Sud vers le Nord ou de l’Est vers l’Ouest sont fonction des besoins des pays les plus riches. La non-liberté de circuler et de séjourner librement dans notre planète-terre-monde pour les personnes provenant des pays les moins riches est donc un dispositif central dans la mise en compétition inégale entre les savoirs et les compétences professionnelles des travailleur·euses en fonction de leur région d’origine.

Photo : groupe Facebook “les saisonniers agricoles”

Le cadre juridique d’emploi dans lequel les TASE sont amené·es à mettre à disposition leurs savoirs, leurs compétences et leurs corps permet de comprendre la contradiction apparente dans le discours des EA, qui à la fois valorisent le rôle des TASE dans la chaine de production agricole et justifient leur subordination au sein de cette même chaîne de production. Le processus de racialisation10 de ces travailleur·euses et de leurs savoirs apparait ainsi comme structurant la chaine de production des valeurs agricoles du fait que s’y articulent assignation à des caractéristiques physiques fantasmées, subalternisation des savoirs et cadre juridique inégalitaire. Ce processus de racialisation de l’« étrangèr·e » se révèle comme pluriel, relevant à la fois d’un discours de racisme ordinaire et d’un racisme structurel lié à une organisation du travail agricole basée sur la différenciation des droits entre étrangèr·es et nationaux·ales. Racisme ordinaire et racisme structurel sont donc étroitement imbriqués pour légitimer les rapports structurels de domination que subissent les TASE. L’analyse de cet enchevêtrement doit permettre de mieux éclairer l’invisibilisation de la participation des étrangèr·es aux communs. Les processus de racialisation des savoirs expérientiels des TASE jettent ainsi une lumière nouvelle à la fois sur les travaux qui portent sur les rapports entre question migratoire et racisme, et sur la réflexion politique concernant la transition écologique des systèmes agroalimentaires.

[1] Selon Catherine Laurent, économiste à l’INRA, ces chiffres manquent de précision. Voir aussi : Jean-Noël Depeyrot, Axel Magnan, Dominique-Anne Michel, Catherine Laurent, « Emplois précaires en agriculture », NESE n° 45, septembre 2019, pp. 7-56.

[2] Rappelons que la crise du Covid-19 menaçait les EA à deux niveaux : le manque de TASE, et l’effondrement de la consommation suite à la fermeture des restaurants et des marchés plein vent, principaux lieux d’écoulement de la production agricole hexagonale.

[3] Start-up créée deux ans plus tôt pour pallier le manque d’attractivité chronique de l’emploi agricole en France : 70 000 emplois restent en effet vacants chaque année dans le secteur agricole, ce qui en fait le secteur le plus demandeur d’emplois en France.

[4] La confédération paysanne et la CGT ont immédiatement réagi en publiant un communiqué avertissant que les mesures prises dans le cadre du plan d’urgence sanitaire ne devaient pas se faire au détriment des droits des travailleur·euses.

[5] La Confédération Paysanne dénonce tout de même les conditions de travail des saisonnièr·es étrangèr·es comme de tou·tes les précaires travaillant la terre. Avec plusieurs mouvements associatifs, dont le collectif de défense des travailleurs étrangers dans l’agriculture (CODETRAS), elle soutient régulièrement les travailleur·euses agricoles saisonnièr·es quel que soit leur statut, qu’iels soient sous contrat ou/et qu’iels subissent du travail dissimulé.

[6] Dans ce contexte, seuls le CODETRAS, la Confédération paysanne, la CGT, la CFDT et certaines associations de soutien aux migrant·es comme le GISTI et la CIMADE ont continué à alerter sur les conditions de travail très souvent indignes de ces travailleur·euses.

[7] Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe. Les identités ambigües, La Découverte, 1997 [1988].

[8] Catherine Laurent, « L’agriculture méditerranéenne française entre multifonctionnalité et dumping social », Courrier de l’environnement de l’INRA, n°65, 2015.

[9] Frédéric Décosse, « La santé des travailleurs agricoles migrants : un objet politique ? », Études rurales, Éditions de l’École pratique des hautes études, 2008, 2 (182), pp.103-120. Frédéric Décosse et Augustina Desalvo, « Les détachés de l’agriculture intensive » Plein Droit, 113(2), 2017. Romain Balandier et Nicolas Duntze, « Agriculture et migrations : de nouveaux travailleurs pauvres en milieu rural », Pour, vol. 225, no. 1, 2015, pp. 69-76.

[10] Racisation et racialisation renvoient à l’idée de persistance de la « race » dans la société à travers différentes formes d’expression symboliques et matérielles du racisme, c’est à dire qu’en plus d’un ensemble de discours construisant le racisme comme idéologie, ces deux termes renvoient aux discriminations, brutalités et violences concrètes subie par les personnes racisées. Voir Colette Guillaumin, « Caractères spécifiques de l’idéologie raciste », Cahiers internationaux de sociologie, no 53,‎ 1972 et Aníbal Quijano, « ‘Raza’, ‘Etnia’ y ‘Nación’ », Cuestiones y horizontes: de la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad del poder, CLACSO, 2014, pp.757-777.