Au cours des dernières années, en France, des progrès significatifs ont été accomplis en matière de transparence financière. Souvent impulsés par des scandales révélés par la presse d’investigation, ces progrès sont aussi largement dus au travail de plaidoyer et d’expertise accompli sans relâche par les organisations à but non lucratif, notamment Transparency International France. Kévin Gernier est chargé de plaidoyer et accompagnement à Transparency International France. Laurence Fabre est responsable du programme secteur privé à Transparency International France.

Mouvements (M.) : Pourriez-vous présenter en quelques mots votre parcours et votre association ?

Kévin Gernier (K.G.) : Je suis chargé de plaidoyer et accompagnement à Transparency International France depuis plus de trois ans. C’est mon premier poste. Après des études de lobbyiste, j’ai décidé de mettre mes compétences au service d’une cause d’intérêt général, en l’occurrence la lutte contre la corruption. Avant cela, j’avais fait des stages en tant que collaborateur auprès d’un député et au sein de la Haute autorité pour la Transparence de la vie publique, où j’avais pu travailler sur ces questions d’encadrement du lobbying et de transparence des lobbies.

Laurence Fabre (L.F.) : Je suis en charge de l’accompagnement des entreprises du secteur privé à Transparency depuis 4 ans. Je m’occupe également du programme de formation de Transparency sur « l’éthique des affaires » (lobbying, corruption, conflits d’intérêts, alerte) dispensé en Master dans diverses écoles et universités, ainsi que de la création, en collaboration avec l’Institut de Préparation à l’administration et à la gestion (IPAG), d’un module de formation sur la lutte contre la corruption à destination des MBA européens. J’ai été auparavant avocate spécialisée en droit pénal des affaires pendant une vingtaine d’années.

Transparency International est un mouvement exclusivement dédié à la lutte contre la corruption, avec ses corollaires que sont le blanchiment et les flux financiers illicites. Nous travaillons selon la feuille de route du secrétariat général qui est à Berlin, tout comme plus de 100 sections dans le monde. Les façons de travailler sont cependant différentes selon les pays. En France, nous sommes 9, et nous sommes organisé∙es selon une division public/privé. Nous n’avons pas de focus sur un secteur d’activité particulier, comme c’est le cas pour d’autres sections. Dans le pôle secteur privé, nous réalisons un travail de plaidoyer autour de la prévention et de la répression de la corruption, ainsi que de l’alerte, avec pour objectif de mettre en place des bonnes pratiques. Le pôle public s’occupe du lobbying, du financement de la vie politique, de l’ouverture des données et de la transparence dans le secteur public.

K.G. : Transparency International a été créée en 1993 par Peter Eigen, un ancien cadre de la Banque mondiale qui avait notamment été confronté au détournement de l’aide aux pays en développement. À ce moment-là, la corruption n’était pas envisagée comme un problème public en tant que tel, mais comme quelque chose de résiduel lié à des dérives individuelles. Tout l’enjeu était donc de mettre le sujet de la corruption à l’agenda des organisations internationales (OCDE, OMC, etc.), pour mettre en place des politiques publiques dans les États membres en réponse à ce problème structurel. En 1997, l’OCDE a adopté la Convention « contre la corruption d’agents publics étrangers », qui reste le seul outil international de lutte contre la corruption. Toute une palette d’outils juridiques ont ensuite été introduits aux niveaux des États membres dans les décennies suivantes.

L.F. : Notre association n’est pas reconnue « d’utilité publique ». Même si cela nous permettrait hypothétiquement de recevoir des legs, en l’état cela n’a pas d’intérêt au regard de notre financement. Nous avons une diversité de financeurs publics, via le Forum des collectivités engagées, et privés, via le Forum des entreprises engagées. Cette diversité est pour nous une garantie d’indépendance. Certains des projets sur lesquels nous travaillons, notamment dans le secteur des biens mal acquis, bénéficient d’un financement par mécénat, et nous recevons ausi des donations.

En revanche, nous sommes agréés pour porter des actions en justice. Nous faisons partie des associations qui, au titre du Code de procédure pénale, peuvent soit corroborer l’action publique lorsqu’elle est engagée sur des sujets de corruption, soit déclencher elles-mêmes des poursuites, puisque nous avons tous les droits reconnus à la partie civile. C’est un droit important en termes de liberté d’expression, et qui est constamment attaqué. Tant qu’une organisation comme la nôtre ne fait que rester à sa place de partie civile simplement associée à des poursuites engagées par le ministère public, c’est accepté assez facilement. En revanche, qu’une ONG puisse engager elle-même des poursuites… cela est régulièrement remis en cause.

M. : Pourriez-vous préciser le rôle des principales instances chargées de la lutte contre la délinquance économique et financière en France ?

K.G. : Les autorités ont évolué ces dernières années, surtout sur l’aspect préventif. La Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP) a été créée en 2013 suite à l’affaire Cahuzac. Ses compétences ont été beaucoup élargies depuis, mais pas forcément ses moyens humains, ce qui peut être un problème au regard des nouvelles missions qui lui sont confiées. Cette autorité a d’abord pour mission de recevoir et publier les déclarations d’intérêts et de patrimoine des élu·es et des agent·es public·ques, pour éviter les conflits d’intérêt et les enrichissements suspects, qui peuvent relever de la corruption. Elle s’assure ensuite depuis 2016 de la transparence du lobbying, en gérant le répertoire des représentants d’intérêts. Enfin, depuis 2019, elle a une fonction de vérification des mobilités public/privé : elle donne un avis obligatoire sur les demandes des ministres mais aussi des agent·es public·ques aux fonctions les plus élevées lorsqu’ils ou elles souhaitent se reconvertir dans le privé.

Il y a aussi l’Agence française anticorruption (AFA), qui est une agence de prévention créée en 2016 par la loi Sapin 2. Elle est dirigée par un·e magistrat·e de l’ordre judiciaire, pour un mandat de 6 ans, ce qui garantit son indépendance. Elle fait du contrôle et du conseil, et peut saisir une commission des sanctions qui va prononcer des sanctions en cas d’absence de mise en œuvre du plan de prévention de la corruption dans les entreprises privées, donc avant même le constat d’un fait de corruption. Il s’agit d’un modèle de « compliance » (mise en conformité), que l’on défend ; on plaide même pour qu’il soit élargi aux acteurs publics. Par ailleurs, en cas de sanction pour faits de corruption, le juge peut adjoindre aux sanctions prononcées une peine de mise en conformité qui se fait sous le contrôle de l’AFA. C’est la seule fonction répressive de cette instance.

L.F. : La répression de la corruption en France se fait aujourd’hui essentiellement par le parquet national financier (PNF), qui a en charge la fraude internationale, les grosses affaires de blanchiment et les affaires de corruption d’une certaine envergure. Il s’agit de dossiers très longs, très complexes, qui nécessitent des moyens que cette institution n’a pas toujours. Elle peut toutefois utiliser aujourd’hui un nouvel outil, la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP), qui permet la transaction en matière pénale.

K.G. : En termes de lutte contre l’opacité, on peut souligner que la loi relative à la transparence de la vie publique de 2013 a ouvert le champ de l’expression et restreint le champ du secret en faisant des intérêts et du patrimoine des personnes publiques un sujet d’intérêt public, donc potentiellement publiable. La déclaration d’intérêts intègre notamment les salaires perçus dans les cinq dernières années, ceux des concubin·es et leur profession, la déclaration de patrimoine porte sur les comptes en banque, les propriétés immobilières, etc. On peut considérer qu’il s’agit d’une atteinte à la vie privée proportionnée au but poursuivi, à savoir la lutte contre la corruption. Une décision du Conseil Constitutionnel a confirmé cette lecture en précisant que l’on pouvait publier les déclarations d’intérêts des membres du gouvernement et de tou·tes les élu·es (y compris locaux·ales) mais en limitant la déclaration de patrimoine aux seul·es membres du gouvernement ; celle des parlementaires est consultable uniquement en préfecture sur pièces avec interdiction de prendre des notes ou des photos. Le sujet fait toujours débat : en 2020 par exemple, le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti a critiqué ces dispositions en parlant de « transpercence ». À Transparency, nous pensons que les déclarations de patrimoine des parlementaires pourraient être publiées, comme celles des ministres, et que cela serait proportionné.

M. : Adoptée en 2016, la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique (dite loi Sapin 2) a créé un registre des représentants d’intérêts. Ceux-ci sont obligés de s’y inscrire dès lors que l’un·e de leurs membres consacre plus de la moitié de son temps à une activité de lobbying ou s’iel est entré·e en communication, à son initiative, au moins dix fois au cours d’une année avec un·e responsable public·que. Pourriez-vous revenir sur les effets éventuels de cette loi sur les activités de lobbying, et notamment sur le manque de transparence qui les entoure traditionnellement ?

K.G. : Cette loi et le répertoire qu’elle a mis en place ne suffisent clairement pas pour établir une totale transparence des activités de lobbying. Le décret d’application de la loi l’a vidée de sa substance, et le répertoire créé s’avère relativement flou : par exemple, seule est obligatoire la déclaration des « catégories » de responsables public·ques rencontré·es et pas les personnes exactes, le type de décision ou de loi discutée, mais pas la décision ou la loi spécifique… Ce répertoire est donc difficile à décrypter pour les non-initié·es. Il n’est pas complètement inutile, c’est mieux que rien, mais il n’est pas à la hauteur de ce qu’on attendait.

Néanmoins, la loi Sapin 2 a contribué à lever le tabou sur la question du lobbying. En posant une définition légale de ce qu’est un représentant d’intérêts, on a rendu cette profession plus légitime, donc plus fréquentable. D’ailleurs, les associations de lobbyistes ont accueilli plutôt favorablement cette loi, qui contribue à professionnaliser leur champ d’activité. Au niveau européen, on a pu constater la manière dont une plus grande transparence permettait une levée de ce tabou : les membres de la Commission ou les eurodéputé·es rencontrent d’autant plus volontiers des lobbyistes que ces rendez-vous sont obligatoirement publiés. On espère que ce sera bientôt le cas aussi en France, pour continuer de lever le tabou autour de ces rencontres qui favorisent les pratiques opaques et la corruption. Rendre le lobbying transparent est un enjeu démocratique[1] ; en réalisant une « empreinte normative », c’est-à-dire l’historique de toutes les contributions extérieures qui ont permis l’écriture d’une loi, il s’agit certes d’évacuer les pratiques résiduelles de corruption, mais surtout de permettre une meilleure consultation démocratique des parties prenantes, sans effet de distorsion, notamment lié à l’argent.

Il est possible de chiffrer l’influence des lobbys pour avoir un meilleur aperçu de leur « empreinte normative ». Par exemple, sur le projet de loi Climat, dont il est généralement admis qu’il a été détricoté par les lobbys, autour de 20% des quelques 3000 amendements déposés au Parlement étaient identiques, exposé des motifs compris, donc selon toute vraisemblance des amendements « tout prêts » rédigés par des lobbys extérieurs.  Autre donnée intéressante : le média Politico a calculé le poids des différents types d’acteurs auditionnés à l’Assemblée nationale pendant les premières années de la dernière législature. Ils ont identifié dix fois plus d’acteurs représentant les intérêts des entreprises que d’acteurs non lucratifs comme les ONG. C’est une façon de montrer les distorsions qui existent dans l’élaboration de la loi.

M. : La transposition d’une directive européenne de 2016, la loi relative à la protection du secret des affaires a été adoptée en France le 30 juillet 2018 malgré une forte opposition de la part de parlementaires, de sociétés de journalistes et d’associations de la société civile. Quelles conséquences cette loi a-t-elle eu en matière de transparence économique et financière ?

L.F. : La principale difficulté que nous avons identifiée avec la loi de 2018 tient au fait que la définition du périmètre de ce qui relève du secret des affaires revient à l’entreprise elle-même… C’est une nette restriction apportée au droit d’alerte. L’essentiel de notre plaidoyer sur le sujet est pris en charge par une organisation que nous co-présidons, la Maison des lanceurs d’alerte.

K.G. : Les défenseurs de la loi sur le secret des affaires ont argué qu’elle ne faisait qu’entériner une jurisprudence de 2018 qui existait sur le secret économique. Ce qui est sûr, c’est que cette loi a envoyé un signal aux administrations pour les encourager à invoquer plus fréquemment le secret des affaires afin de refuser des demandes d’accès à des documents administratifs. On l’a déjà constaté. Par exemple, j’ai vu passer le courrier d’une collectivité territoriale qui s’adressait aux entreprises de son territoire pour leur demander d’estimer ce qui relevait selon elles du secret des affaires, pour que les responsables de cette collectivité puissent en déduire ce qu’iels pouvaient communiquer comme document administratif…. Cela me semble être une dérive. On l’a vu aussi dans le plan de relance sur la transparence des données publiées en open data : concernant les aides versées aux entreprises, on dispose soit des données agrégées à l’échelle d’un territoire, soit le nom d’une entreprise bénéficiaire, mais sans le montant attribué. Les responsables public·ques que l’on a pu interpeller, nous ou des journalistes, ont répondu, « c’est le secret des affaires, on ne peut pas communiquer le montant exact, cela révèlerait la stratégie de l’entreprise… demandez directement à l’entreprise si elle accepte de révéler le montant de l’aide qui lui a été attribuée ». Là encore, cela me semble être une dérive de l’interprétation du secret des affaires, je ne vois pas trop ce qui pourrait s’opposer à la communication du montant d’une aide publique versée à un acteur privé. On espère que cela sera rectifié dans un avenir proche.

M. : Pour continuer sur une question liée, la loi du 21 mars 2022 visant à améliorer la protection des lanceur·ses d’alerte, dite loi Waserman, qui est aussi la transposition d’une directive européenne, vous paraît-elle offrir des garanties suffisantes ?

L.F. : C’est incontestablement une loi de progrès, sur laquelle Transparency a été largement entendue par les député·es qui en avaient la charge. Nous avions déjà été très actif·ves à Transparency lors des discussions de la loi Sapin 2. On a donc été très attentif·ves à ce que l’on ne vienne pas retirer d’abord avec la loi de 2018 sur le secret de affaires, ensuite avec cette loi de mars 2022, ce que nous avions obtenu en 2016, notamment sur la définition de ce qu’est un·e lanceur·se d’alerte et sur les protections qui lui sont accordées. La loi Waserman va en fait plus loin.

Premièrement, elle crée une incitation que les entreprises vivent comme relativement violente. Dans la loi de 2016, pour faire un signalement et pour être reconnu·e comme un·e lanceur·se d’alerte, il fallait passer par des paliers. Il fallait d’abord faire un signalement au sein de son organisation ; si ce signalement n’était pas traité, le·la lanceur·se d’alerte pouvait ensuite s’adresser à une autorité (AFA ou PNF) ; si cette dernière ne réagissait pas, alors iel pouvait procéder à une divulgation publique. Ces paliers étaient obligatoires sauf « en cas de danger grave et imminent ou en présence d’un risque de dommages irréversibles ». La loi Waserman a supprimé le premier palier : le·la lanceur·se d’alerte peut directement s’adresser à une autorité externe à son organisation. Cette loi incite donc fortement les entreprises à mettre en place des systèmes d’alerte robustes et à développer en interne une culture de l’alerte pour éviter que les lanceur·ses d’alerte ne saisissent d’emblée une autorité extérieure. Il faut dire que l’alerte en matière de corruption ne fonctionnait pas : il n’y a pas une affaire importante en matière de corruption qui ait été révélée par un·e lanceur·se d’alerte, ce qui n’est pas le cas pour les affaires de harcèlement, mieux procédurées au sein des entreprises. C’est aussi la culture, les préjugés, qu’il faut changer sur ce sujet : en France, personne n’a envie d’être lanceur·se d’alerte parce que cela signifie être dans le camp des « victimes », ne pas respecter la vie privée et faire de la « délation ».

Deuxièmement, la loi Waserman reconnaît le statut de « facilitateur ». Il s’agit des personnes privées qui facilitent l’alerte, mais aussi des organisations à but non lucratif comme Transparency qui aident les lanceur·ses d’alerte et vont désormais pouvoir bénéficier des mêmes protections. C’est un appui considérable pour un·e lanceur·se d’alerte d’avoir le soutien d’une organisation. Car on sait comment les lanceur·ses d’alerte sont attaqué·es. D’abord en les précarisant, par des procédures judicaires auxquelles iels ne peuvent pas faire face, psychologiquement et financièrement, et au terme desquelles vous demandez des dommages et intérêts… Ce qu’on appelle des « procédures-bâillons ». Mais désormais, les lanceur·ses d’alerte peuvent avoir l’appui de « facilitateurs ». La loi prévoit également que les autorités externes qui reçoivent le signalement d’un·e lanceur·se d’alerte doivent lui assurer un soutien psychologique et financier. Mais cela n’est pas gagné… Les décrets d’application ne sont pas encore sortis, et rien n’est unifié au niveau des mesures de soutien concrètes, qui risquent d’être différentes selon les autorités.

Troisièmement, la loi prévoit une mesure essentielle pour enrayer les représailles – et son arme lourde, la procédure pénale – dont sont souvent victimes les lanceur·ses d’alerte. Le·la lanceur·se d’alerte doit en effet démontrer sa « bonne foi », et pour cela il faut qu’iel puisse puiser en interne des documents, avancer des éléments qui appuient son signalement. Évidemment, iel était auparavant tout de suite poursuivi·e pour abus de confiance et vol, et menacé·e de passer au pénal. Pour des gens qui sont de simples salarié·es, parfaitement intègres, qui n’ont jamais été confronté·es à une procédure judiciaire, c’est d’une extrême brutalité. La loi permet désormais d’avoir une immunité pénale pour le·la lanceur·se d’alerte qui, pour les besoins de son signalement et de manière proportionnée, va pouvoir échapper à une poursuite massue pour faits de vol et d’abus de confiance.

M. : Est-ce que ces avancées législatives sont liées aux différentes affaires et révélations choc comme l’affaire Cahuzac[2] (2013) LuxLeaks[3] (2014), Panama Papers (2016), Paradise Papers (2017), Pandora Papers (2021), Suisse Secrets (2022)… qui ont permis d’appréhender toute l’étendue de l’évasion fiscale et du blanchiment d’argent dans le monde économique et politique ?

L.F. : C’est une question particulièrement pertinente. Transparency publie chaque année un indice de perception de la corruption, et on s’aperçoit que l’impulsion donnée à la lutte contre la corruption est très clairement corrélée avec ces scandales. Ces révélations ont un impact sur l’opinion publique, elles « nomment » (le name and shame a bien fonctionné en matière de fraude fiscale), même si elles sont souvent aussi suivies de périodes d’essoufflement. Cela nous permet de travailler à la recherche des bénéficiaires effectifs de la corruption : il y a un enchevêtrement de structures qui crée une énorme opacité, il est difficile de savoir qui sont les bénéficiaires de ces montages frauduleux, ainsi que leurs facilitateurs (avocat·es, notaires, agent·es immobilièr·es). Ces consortiums d’investigation nous permettent aussi de relancer notre plaidoyer.

K.G. : Sur cette question de l’accès du public à l’information, je voudrais évoquer le droit d’accès aux documents administratifs, qui repose en France sur la loi de 1978 qui a créé la fameuse Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). En France, le droit d’accès à l’information est relativement effectif, mais il est entravé par la longueur des délais, car beaucoup d’administrations trainent des pieds. Il faut attendre un mois avant de pouvoir saisir la CADA (c’est un préalable indispensable), ensuite une fois qu’on a l’avis de la CADA, au bout de deux mois au mieux, l’administration peut refuser de communiquer le document, et là il faut porter plainte devant un tribunal administratif, sachant que parfois les administrations font des recours et que cela peut aller jusqu’au Conseil d’État – c’est ce qui s’est passé par exemple sur la demande de communication des frais de bouche de la Mairie de Paris. Il faut donc vraiment s’armer de patience…

Mais il y a quand même de bonnes nouvelles qui s’annoncent. Le mois dernier, à la suite de la demande d’un journaliste, le tribunal administratif de Paris a jugé que les échanges par mail entre les GAFAM et les agent·es de l’Élysée étaient communicables. Cela s’inscrit dans une tendance européenne. La médiatrice européenne avait jugé que les sms échangés entre le PDG de Pfizer et la présidente de la Commission européenne Ursula von de Leyen étaient des documents administratifs communicables, au même titre que des courriers officiels. Idem en Grande-Bretagne pour les échanges sur WhatsApp entre David Cameron, qui est devenu lobbyiste pour un fonds financier, et ses anciens collègues ministres. Il y a donc une tendance vers plus de transparence, qui est toutefois minorée par les délais, parfois plusieurs années. Par exemple, la journaliste du Monde Stéphane Horel a réussi à avoir accès aux documents sur l’élaboration par l’Élysée de la stratégie « janvier sans alcool », qui a finalement été refusée sous la pression des lobbys alcooliers en France, mais seulement au bout de deux ans. Ce droit de communication sur le lobbying est donc une bonne nouvelle, mais il faut accélérer les délais pour qu’il soit politiquement opérant : une fois qu’une décision est adoptée, il est trop tard. Notre objectif est d’avoir accès plus tôt à ces informations pour créer un rapport de force et défendre l’équilibre des parties prenantes dans l’élaboration de la décision publique.

M. : Les pouvoirs publics, à l’échelle locale comme à l’échelle nationale, ont de plus en plus recours à des cabinets de conseil, dont McKinsey & Company est sans doute le plus célèbre. Quel jugement portez-vous sur cette privatisation de l’expertise s’agissant des politiques publiques ?

K.G.. : Comme nous le précisons dans notre tribune sur le sujet[4], ce phénomène illustre d’abord le déficit d’expertise au sein de la sphère publique, tout particulièrement au Parlement. Cela conduit à une dépendance envers l’expertise privée et donc à une vulnérabilité aux actions de lobbying qui se dissimulent potentiellement derrière une expertise prétendument neutre. On sait que la production d’expertise est un outil privilégié des lobbys. Les cabinets de conseil disent qu’ils ne font pas de lobbying, qu’ils se contentent de présenter des scénarios, sans préconisation… La limite est quand même ténue ! Nous ne nous prononçons pas sur la légitimité du recours à des consultants privés, nous alertons simplement sur les risques associés à ces expertises extérieures et demandons des garde-fous pour éviter les conflits d’intérêts et la corruption. Cela a été en partie écouté avec la loi sur la transparence de la vie publique de 2013, où il y a eu des exigences accrues de prévention des conflits d’intérêt, et la loi de transformation de la fonction publique de 2019 pour les situations de rétro-pantouflage. Il reste des progrès à faire en réclamant, pourquoi pas, les déclarations d’intérêts des consultant·es, une meilleure traçabilité des prestations des cabinets de conseil (qui retirent systématiquement leur logo des documents qu’ils fournissent), une plus grande transparence des marchés publics et des appels d’offre pour ces prestations de conseil….

M. : En 2020, le rapport Exporting Corruption de Transparency International, une évaluation de la mise en œuvre de la convention OCDE sur la lutte contre la corruption internationale par les 47 plus grands pays exportateurs mondiaux, classait la France parmi les pays où cette mise en œuvre est « modérée ». Quelles bonnes pratiques pourraient être importées ou exportées, notamment concernant l’accès à l’information ?

L.F. : Ce rapport porte spécifiquement sur la lutte contre la corruption d’agent·es public·ques étrangèr·es dans les transactions commerciales internationales. Nous avons pris des positions très détaillées sur ce sujet[5]. En France, il existe un registre des bénéficiaires effectifs des montages financiers qui est gratuitement accessible à tou·tes. Ces registres sont essentiels : croisés avec d’autres informations et données, comme les cadastres, ils peuvent permettre de détecter des schémas de blanchiment, notamment dans le secteur immobilier. Le problème, c’est la gestion de ces registres par les greffièr·es des tribunaux de commerce, qui sont déjà débordé·es. Il faut davantage de moyens pour la justice financière.

Faute de moyens, on a très peu de données relatives à la lutte contre la corruption transnationale. Seules 3% des 3 millions de décision de justice rendues sont publiées et sont accessibles au public. Un arrêté a été pris pour publier toutes ces décisions en open data ; il y a encore des problèmes techniques pour anonymiser les décisions, mais le calendrier est posé, on espère qu’il sera tenu.  Comme toute fraude, la corruption se sophistique au fur et à mesure des moyens que l’on met en œuvre pour la détecter. Pour la combattre, il faut la connaître, donc il faut des décisions de justice publiées. Même le PNF ou l’AFA, dans leur rapport annuel, ne présentent pas de statistiques spécifiques sur la corruption transnationale. Pour nous, c’est une nécessité absolue de publier ces données sur la corruption d’agent·es public·ques étrangèr·es, dont pourraient alors s’emparer les lanceur·ses d’alerte ou les journalistes. Ce qui est étonnant, c’est qu’il y a assez peu de chercheur·ses qui travaillent sur ces sujets, malgré l’impulsion qu’a récemment tenter de donner la Cour des comptes. Mais en l’absence de données, c’est compréhensible. L’AFA elle-même a d’ailleurs organisé un séminaire de recherche sur ces sujets il y a quelques années, car elle aussi manque de données.

K.G. : On peut tout de même rappeler que depuis 2013, on a fait des pas de géant en termes d’utilisation de la transparence comme moyen de prévenir la corruption. Beaucoup de textes légaux sont entrés en application ; la question aujourd’hui est de faire appliquer ces textes, de passer à l’action. La presse d’investigation a eu un rôle clé dans ces progrès-là. Sans l’affaire Cahuzac et les journaux qui l’ont faite émerger, on n’aurait pas de loi relative à la transparence, pas de HATVP. Sans le Canard enchaîné et Mediapart, il n’y aurait pas eu d’affaire Fillon et pas d’interdiction des emplois familiaux, sans les Panama Papers, il n’y aurait pas d’ouverture du registre des bénéficiaires effectifs, etc., la liste est longue. Si nous, les ONG, parvenons à faire passer des recommandations, c’est grâce à la presse d’investigation. Cette presse manque de moyens, elle fait face à beaucoup d’opacité, aux risques de procédures-bâillons, mais elle se porte plutôt bien en France. N’oublions pas qu’à Malte, donc au sein de l’Union européenne, Daphne Caruana Galizia, une journaliste d’investigation, a été assassinée en 2017. Les menaces sur la presse d’investigation sont réelles.

L.F. : Sur l’indice de perception de la corruption de Transparency, qui mesure la corruption des agent·es public·ques, on constate qu’il y a une corrélation entre une presse très soutenue et une culture de la transparence. C’est le cas notamment dans les pays nordiques sur leur propre territoire, même si cela ne les empêche pas de mener des actions de corruption à l’étranger.

K.G. : Parfois, il y a une attitude un peu paradoxale des acteurs publics ou privés, qui pensent que parce qu’ils sont soumis à des normes anticorruption et de transparence très élevées, ils peuvent se passer de regards extérieurs et des enquêtes des journalistes… Alors que non, les deux vont ensemble, on ne peut pas tout traiter en interne. L’exemple scandinave montre bien que ce tandem est indispensable.

[1] Cf. K. Gernier, « Le lobbying des entreprises à la croisée des compliances », Compliances, octobre 2021.

[2] Alors ministre délégué chargé du budget, Jérôme Cahuzac (PS), est accusé fin 2012 par le site d’information Mediapart de posséder des fonds non déclarés sur un compte en Suisse et à Singapour. Il quitte le gouvernement en mars 2013 et finit par reconnaître les faits en avril devant le juge d’instruction. Il est condamné pour « blanchiment d’argent provenant de fraude fiscale ».

[3] Lire dans Mouvements (n° 97/2019) un entretien avec le lanceur d’alerte Antoine Deltour, « Lancer l’alerte contre l’évasion fiscale : ressorts et effets du Luxleaks », Cairn.info

[4] P. LEFAS, “« Il faut assurer la traçabilité des prestations des cabinets de conseil et la communicabilité de leurs rapports », Le Monde, 4 avril 2022.

[5] https://transparency-france.org/wp-content/uploads/2021/05/Contribution-TI-France-%C3%A9valuation-de-la-France-par-OCDE_10-5-2021-1.pdf