Dans un article publié en 1979, intitulé « The Collectivist Organization : An Alternative to Rational-Bureaucratic »1, la sociologue états-unienne Joyce Rothschild-Whitt s’intéresse aux organisations employeuses qui rejettent explicitement les normes de la « bureaucratie rationnelle » et s’identifient comme « alternatives ». Elle identifie les points communs de ces organisations du travail qui prolifèrent au moment où elle écrit, dans les États-Unis d’Amérique des années 1970.

Peu connu en France, ce texte fait référence dans les recherches anglo-saxonnes qui s’intéressent aux organisations du travail qui innovent par rapport à la norme managériale. Ce présent article vise à participer à l’importation, dans l’hexagone, des réflexions de Joyce Rothschild-Whitt sur les organisations qu’elle décrit comme alternatives, mais qui peuvent se retrouver sous d’autres dénominations : horizontales, autogestionnaires, coopératives, solidaires, etc.

Pour qualifier ces structures, elle fait appel aux travaux du sociologue allemand Max Weber, plus précisément à la théorie de l’action sociale qu’il développe dans son livre, devenu un grand classique des sciences sociales, Économie et Société, publié à titre posthume en 1922. Il distingue quatre types d’actions : les actions traditionnelles (les coutumes ou actions effectuées par habitude), les actions affectives (réaction immédiate à une émotion), les actions rationnelles en finalité et les actions rationnelles en valeurs. Si l’idéal-type des organisations rationnelles en finalité est celui des organisations bureaucratiques, les structures alternatives qu’elles étudient sont quant à elles rationnelles en valeurs.

Joyce Rotchschild-Whitt met ensuite en évidence huit points communs de l’idéal-type de ces organisations collectives et démocratiques, par lesquelles elles se distinguent des structures bureaucratiques (autant d’éléments qu’elle résume dans le tableau que nous reproduisons ci-dessous).

La première caractéristique de ces organisations collectives et démocratique qu’elle repère concerne la question de l’autorité. Selon la chercheuse, elles rejettent l’autorité bureaucratique. L’autorité ne réside pas dans l’individu et ne découle pas de sa place dans la hiérarchie (même si les individus peuvent se voir déléguer des domaines d’autorité bien circonscrits), mais du groupe dans son ensemble. Ainsi, si les décisions font autorité c’est dans la mesure où les décisions découlent d’un processus au sein duquel tous les membres ont le droit de participer pleinement et équitablement. Comme l’écrit la sociologue, les questions politiques majeures, telles que l’embauche, le licenciement, les salaires, la division du travail, la distribution des surplus et la forme du produit ou du service final, sont décidées par le collectif dans son ensemble. Seules les décisions qui font consensus sont légitimes et sont donc considérées comme contraignantes.

Le second point repéré par Joyce Rotchschild-Whitt concerne les règles. Les organisations alternatives cherchent, selon elle, à en minimiser l’utilisation. Contrairement aux structures bureaucratiques, qui ont tendance à établir des règles fixes et universelles, dans les organisations alternatives les opérations et les décisions ont tendance à être menées de manière ad hoc. Les décisions sont généralement prises au fur et à mesure que les cas se présentent et elles sont adaptées aux particularités de chaque cas. Dans l’idéal-type qu’elle décrit, il n’existe pas ou peu de règlement et de procédures. Pour autant, les décisions ne sont pas nécessairement arbitraires. Elles sont fondées sur des valeurs substantielles (par exemple, l’égalité) appliquées de manière cohérente, voire universelle.

Troisièmement, dans les organisations alternatives, le contrôle social (le « rappel à l’ordre ») est rarement mené par une autorité centralisée ou en référence à des règles standardisées. Il est plutôt le fait de réactions individuelles en référence à des principes éthiques généraux, comme l’égalité. Elle note que plus le groupe est homogène, plus ces appels peuvent avoir de l’influence. En conséquence, une certaine homogénéité du groupe est souhaitable : les membres doivent partager les mêmes idéaux. Cela passe par une sélection du personnel.

Quatrièmement, les relations sociales sont marquées par des relations affinitaires : les membres du groupe partagent les mêmes opinions, se ressemblent et les échanges sont marqués par une certaine proximité. Cette idée, nous la retrouvons dans la cinquième caractéristique pointée par Joyce Rotchschild-Whitt, qui concerne le recrutement et l’avancement. Le personnel est généralement recruté par le collectif sur la base de l’amitié ou de valeurs socio-politiques.

La sixième particularité repérée concerne la structure des rémunérations. Les organisations alternatives, à défaut de pouvoir verser des salaires élevés, font souvent appel à des motivations en termes de valeurs et une part des rétributions est symbolique. Cela ne veut pas dire que ces structures n’offrent aucune rémunération matérielle ; la sociologue pointe par exemple que travailler dans une clinique alternative peut améliorer les chances des étudiant·es d’être pris dans une école de médecine, ou qu’une expérience d’enseignement dans une école libre peut permettre d’obtenir un poste d’enseignant·e mieux rémunéré. Néanmoins, écrit la chercheuse, pour les membres du personnel comme pour les bénévoles, les incitations matérielles se mêlent aux incitations morales. Autre élément intéressant qu’elle repère, travailler dans une organisation alternative offre aux salarié·es un contrôle important sur leur propre travail ; ce qui contraste avec les emplois aliénants qu’iels ont eus ou imaginent avoir dans les organisations plus bureaucratiques. Iels travaillent dans ces structures pour être, en quelque sorte, leur propre patron·ne, au sens où ces organisations leur permettent de participer aux prises de décision.

Le septième point concerne l’écart des rémunérations. Joyce Rothschild-Whitt montre que dans les structures alternatives, ce n’est pas la disposition dans la hiérarchie qui détermine le niveau de salaire et les rétributions symboliques. À l’inverse, elle décrit des structures où tou·tes les salarié·es sont payé·es de manière égale, quelles que soient leurs compétences ou leur expérience, ou encore des structures où le niveau des rémunérations est fixé en fonction des besoins de chacun·e.

Enfin, le dernier point concerne la division du travail. Joyce Rothschild-Whitt explique que la différenciation des rôles dans le travail est délibérément limitée. Ces organisations visent à éliminer la division du travail qui sépare les travailleur·ses intellectuel·les des travailleur·ses manuel·les, les tâches administratives (dites « improductives ») des tâches d’exécution (« productives »). Trois moyens sont couramment utilisés à cette fin : la rotation des rôles, le travail en équipe ou le partage des tâches, et la diffusion ou la démystification des connaissances spécialisées par l’éducation interne.

Dans son article, Joyce Rotchschild-Whitt repère plusieurs limites à la mise en œuvre effective de l’idéal démocratique qui inspire ces organisations alternatives. Tout d’abord, la démocratie prend du temps. Dans les groupes démocratiques, le temps absorbé par les réunions peut être considérable. Ensuite, la recherche du consensus implique un niveau d’homogénéité (en termes de valeurs) que la bureaucratie ne tolère pas. Les organisations collectivistes ont ainsi tendance à attirer une population homogène en termes d’orientations sociales. En l’occurrence, la sociologue remarque qu’elles attirent des personnes d’origines financière privilégiées et issues de familles au capital culturel et scolaire important. Ainsi, l’homogénéité en termes de valeurs facilite l’obtention et le respect d’un consensus, mais elle peut limiter la base sociale de l’organisation. Joyce Rotchschild-Whitt souligne également que le mode d’organisation collectif et démocratique ne convient pas à tout le monde. Ce mode d’organisation peut signifier un surcroît de temps de travail et de responsabilité (de charge mentale). Certain·es salarié·es peuvent souhaiter conserver les hiérarchies que l’on retrouve traditionnellement dans les entreprises pour se prémunir contre ce problème. Autre difficulté rencontrée selon l’auteure, le fait que les organisations affinitaires sont source d’intensité émotionnelle : l’engagement émotionnel dans le travail est plus important, mais dans les conflits également… Enfin, Joyce Rotchschild-Whitt pointe une autre limite. Le fait que la société capitaliste dans laquelle nous vivons et ses entreprises hiérarchisées ne nous préparent pas à faire vivre la démocratie au quotidien. Les membres de ces organisations doivent donc apprendre, acquérir une conscience et un comportement démocratique.

Pourquoi consacrer aujourd’hui une note de lecture à ce texte vieux de plus de quarante ans ? Parce qu’il nous semble offrir un cadre théorique, certe criticable, mais aussi utile pour réflechir aux pratiques des structures de l’économie sociale et solidaire (ESS). Alors que la cohérence de l’ESS est mis en cause, que les écarts entre projets et pratiques sont pointés aussi bien par les chercheur·euses, les bénévoles que les salarié·es, les réflexions de cette auteure américaine peuvent être utiles pour repérer les chantiers à réaliser.

1 Joyce Rothschild-Whitt, « The Collectivist Organization: An Alternative to Rational-Bureaucratic », American Sociological Review, Vol. 44, No. 4, 1979, p. 509-527.