Marie-Anne Dujarier, Le travail du consommateur. De McDo à Ebay : comment nous coproduisons ce que nous achetons, Paris, La Découverte, 2008.

L’auteure part d’une perspective originale, qui consiste à affirmer que la consommation n’est pas seulement la jouissance d’une liberté, d’un bien ou d’un service, comme le présupposent généralement de concert l’économie et la sociologie, mais aussi un travail. Elle définit le travail comme un rapport social créant de la valeur, le travailleur « y mettant du sien » pour y parvenir. Le « sien », c’est le travail. Le travail comporte quatre facettes : la prescription, le travail réel (qui peut différer ce que qui est formellement prescrit), le résultat et la dimension vécue. Enfin elle différencie travail productif et travail d’organisation. L’hypothèse est qu’il existe trois formes de mise au travail du consommateur : externaliser les tâches (« travailler pour consommer »), capter les informations utiles (coproduire) et le travail d’organisation. Pour tester ses hypothèses, l’auteure recourt à un grand nombre de terrains, observation participante, revue de littérature, analyse de documents etc.

Travailler pour consommer se concrétise sous deux modalités, travail de production et travail d’organisation. La première est l’autoproduction dirigée : le client personnalise lui-même des produits qui sont fortement standardisés, voit ses faits et gestes standardisés (fast-food), fait une partie du travail lui-même (Ikea) etc. La seconde modalité englobe les différentes techniques qui vont motiver le consommateur à travailler : prescription, formation (passer en caisse automatique etc.), argumentation (« c’est plus rapide », « c’est facile », « c’est moderne », « vous êtes autonomes » etc.). L’auteure relate ensuite les aventures de l’autoproduction dirigée, les caissiers qui s’impatientent devant les clients « débutants », les virtuoses du guichet électronique, l’évolution de certains marchés tels que les services à la personne vers une automatisation totale – une « prestation sans relation ». Face à ce travail du consommateur, la critique prend souvent la forme de la critique romantique, qui voit la technique comme facteur de déshumanisation.

La coproduction a connu un fort succès ces dernières années dans le domaine du numérique. Avec le « web 2.0 », le consommateur pourrait enfin participer à la production du service dont il a vraiment besoin. En fait l’automatisation fonctionne plutôt comme une pompe aspirant les données et « traces » laissées par les internautes, ce qui permet de reconstituer un profil et envoyer des messages personnalisés. Les données ainsi collectées sur des sites tels que Facebook se monnaient au prix fort. Avec MySpace, YouTube etc. c’est le consommateur qui génère bénévolement la valeur et les dirigeants qui s’enrichissent. Le bénévole doit toutefois être bien managé, contrairement au travail classique, il abandonne dès que ça devient trop difficile. Le bénéfice, pour le consommateur, est symbolique : participer à des jurys testant des produits qui ne sont pas encore mis sur le marché, sentiment d’être dans la confidence etc. Le « réseau » joue sur la confusion entre un système technique, structuré en réseau, et des rapports sociaux, qui ne sont pas pour autant devenus spontanément « communistes », sans hiérarchie. La réalité est que la participation est sélective et la contribution est très encadrée, même dans les « communautés ».

Le consommateur fournit enfin un travail d’organisation. Les manuels de marketing, cherchant à définir les contours de leur discipline, hésitent sans cesse entre le « consommateur- roi », l’entreprise devant sans cesse d’adapter, et une vision stratégique, manipulatrice, instrumentale, dans laquelle le consommateur est plutôt la proie. Fabriquer le consommateur, utiliser ses capacités, c’est par exemple utiliser son « temps de cerveau disponible » – par exemple la publicité servie en boucle dans les bureaux de Poste, pendant le temps d’attente devant les guichets, ou sur les répondeurs automatiques. Dans un contexte d’hyperchoix et de stress quotidien, le consommateur est réceptif aux messages simples comme la couleur, la hauteur à laquelle se trouve le produit ou le message etc. Les marges réelles de choix sont en pratique fortement limitées : difficile de changer de banque, de passer d’un opérateur à un autre… Le consommateur est de plus pris dans une contradiction grandissante qui le rend à la fois responsable du manque de croissance et responsable de la destruction de la planète… La consommation « alternative » a peu d’impact, les barrières élevées par les producteurs pour empêcher le changement sont trop élevées. L’obsolescence accélérée enferme les consommateurs dans un changement permanent sur lequel ils ont peu de prise. La question écologique est présentée comme pouvant être traitée par des « petits gestes » comme le tri des déchets, ce qui contraste manifestement avec d’autres messages qui insistent sur la gravité de la situation. La culpabilité devient un business qui permet de vendre des « voitures propres » etc.

Finalement face à ce déferlement d’injonctions, les stratégies « voice » (critiquer, protester) et « exit » (défection, ne pas acheter, acheter autre chose) sont peu efficaces. Ce sont des actions individuelles. Les actions collectives seraient plus efficaces, telles que les « class action ». On peut aussi rendre son cerveau indisponible, utiliser l’humour, la subversion, le sabotage, le luddisme etc. Faire reconnaître le travail dissimulé.

L’auteure conclut sur la nécessité de surmonter la ligne de partage qui s’est établie, dans l’imaginaire collectif comme dans les sciences sociales, entre la production et la consommation.

On ne saurait trop soutenir cette dernière proposition. L’ouvrage de Marie-Anne Dujarier renouvelle la critique de la consommation en l’ancrant dans des catégories inattendues, loin des sociologies consuméristes voire nombrilistes telles que Le bonheur paradoxal, de Gilles Lipovetsky. Non, la consommation n’est pas automatiquement un « bien », qui ne poserait que la question du choix dans un monde d’hyperchoix. C’est aussi une contrainte. La consommation n’est pas non plus une simple socialisation des « non-humains », comme le suggère Bruno Latour |1|. C’est aussi la mise en place de macrosystèmes techniques contraignants, comme l’ont montré Jacques Ellul |2| ou Alain Gras |3|. Marie-Anne Dujarier sort des psychologismes et de la sociologie des interactions locales, fussent-elles « en réseau », elle nous ramène dans le monde des institutions, et ce geste est le bienvenu.

Néanmoins ce geste n’est pas tout-à-fait achevé. Le cadre théorique mis en œuvre, la distinction des différents sens du « travail », des différentes qualités de travail etc. sont sans racines, sans histoire. L’auteure les justifie très peu. Les multiples terrains sont stimulants mais confinent parfois à l’éclectisme. Il manque dans cet ouvrage un peu de théorie, notamment en matière d’analyse des institutions. Ivan Illich, par exemple, aurait pu être d’une aide précieuse.

Il reste que cet ouvrage justifie de prendre au sérieux la consommation comme acte politique, et donc, sur le plan institutionnel, de s’intéresser un peu plus aux mouvements consuméristes et écologistes, sur le plan du contrôle de la production.


|1| B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, La Découverte, 1991

|2| J. Ellul, Le système technicien, Le Cherche-Midi, 2004

|3| A. Gras, La fragilité de la puissance, Parangon, 2003