Il n’est pas rare d’entendre dire que, depuis les années 1980, les parcours militants se sont individualisés et que le désir de vivre des expériences radicales et alternatives ne fait plus recette. On répète également, ici et là, que la gauche politique s’est définitivement empêtrée dans un réformisme social-libéral de bon aloi, à cent lieues de sa ferveur d’antan, que les syndicats, loin d’exiger des droits nouveaux, peinent à défendre les droits acquis et que le monde associatif auquel est toujours davantage déléguée la question du paupérisme vise moins la transformation sociale que la réinsertion continue des précaires dans une mythique classe moyenne.

Sans nier la part de vérité de ce diagnostic pessimiste, on peut également mentionner, durant la décennie 2000, la prolifération et parfois la durée, dans plusieurs pays d’Europe, de mouvements inédits de protestation contre la précarisation de l’emploi ou contre la réforme des universités et des services publics, la multiplication des œuvres orientées vers la critique dans le monde artistique et intellectuel, ou encore la recomposition, en France, de nouveaux partis à la gauche du parti socialiste. La question ne porte alors peut-être pas tant sur l’existence d’un mouvement et d’une conscience critiques et protestataires que sur la capacité de ces contestations à avoir une prise sur le monde, comme l’a notamment analysé Luc Boltanski dans ses derniers travaux avec lesquels plusieurs articles de ce dossier établissent un dialogue. Plus que dans les années 1970, en effet, la réalité semble résister à ces contestations en leur opposant ses contraintes gestionnaires, son indispensable compétitivité, son incontournable allongement du temps de travail, sa nécessaire rigueur salariale…

La construction d’une critique transversale, susceptible d’être aussi force de proposition alternative, est une tâche d’autant plus complexe, qu’il s’agit de se situer contre un capitalisme qui n’a déjà que trop bien montré son aptitude à désarmer la critique et à la digérer. Il lui était jadis reproché de transformer en machines des hommes aliénés par le travail à la chaîne. Il prétend être devenu aujourd’hui le vecteur de leur créativité. Destructeur des subjectivités hier, il serait désormais le système au sein duquel les personnes peuvent s’émanciper pleinement en s’identifiant littéralement aux firmes qui les emploient. Dès lors, la situation contemporaine des mouvements sociaux et des pensées critiques a ceci de particulier qu’elle est celles de personnes qui ont conscience de ce pouvoir capitaliste de captation de la critique et du fait qu’il est difficile de ne pas contribuer, ne serait-ce qu’au titre de consommateur, au système de domination qui les entoure. Nous sommes à la fois sensibles aux faits d’exploitation, à l’exigence de les dénoncer et conscients d’être parfois les jouets idéologiques du capitalisme, contraints et déterminés par une société qui exige toujours plus d’être « soi », « libre » et « émancipé ». Est-il seulement possible de s’organiser tout à fait autrement, en menant collectivement des expériences de vies alternatives susceptibles de mettre en cause l’ordre social ?

Brossant alternativement les champs de la théorie politique, de l’art, du travail social, de la désobéissance civile, des organisations micro-communautaires, des luttes urbaines ou de celles des « sans » (sans-toit, sans-terre…), les articles qui suivent proposent un état des lieux des négociations critiques avec le capitalisme et des formes d’organisations alternatives qui tentent de se développer. Analysant une variété d’engagements, plusieurs contributions de ce numéro y décèlent une nouvelle « grammaire critique » consciente d’elle-même, des contraintes et des contradictions qu’elle doit subir et qui, d’une certaine manière, renoue avec ses origines, remontant loin avant la crise qui fut la sienne dès la fin des années 1970. En effet, ces critiques en actes du capitalisme, de l’État et de ses « politiques d’activation des sujets » – analysées ici par Didier Vrancken -, s’appuient souvent sur une rhétorique artistique, à l’instar des slogans de 1968. Les thèmes, pullulant dans les textes situationnistes (Debord, Vaneigem…) si prisés des révolutionnaires soixante-huitards, sont mobilisés de plus bel. Tantôt pour rappeler qu’une contre-culture forte reste susceptible d’affecter le réel au moins autant que l’action politique (Steve Kurtz, du Critical art ensemble), tantôt pour justifier des engagements dans le proche plutôt que dans la lutte révolutionnaire de (trop) longue haleine. La désobéissance civile, dans ses diverses déclinaisons (comme la lutte anti-pub évoquée ici par Yvan Gradis), incarne fortement cette renaissance de la critique radicale située, créative et iconoclaste. Tout comme les expériences utopiques que décrivent Isabelle Frémeaux et John Jordan. À l’instar des néo-ruraux de l’époque, ces dernières inventent au jour le jour une alternative directe au capitalisme dans des micro-espaces communautaires. Mais là n’est pas le seul lien entre ces deux âges. À l’époque, des situations « locales » précaires étaient aussi susceptibles de se muer en lieux de créativité et d’inventivité comme ce fut le cas de certaines usines dans lesquelles la protestation s’exprimait par le jeu théâtral rappelle Nicolas Verschueren. Aujourd’hui le lexique artiste – de « l’inventivité », de « l’expression subjective », de « la réalisation du soi », de la « créativité »…– est repris par le théâtre action. Pour Rachel Brahy, en restituant une voix aux sans voix, ce théâtre contribue, ici et maintenant, à rendre du sens à la notion d’émancipation. Une transversalité est tracée entre des souffrances vécues jusqu’alors comme singulières et rejetées par toutes les institutions du côté du pathos. « Faire dire » et « faire voir » les dominés par eux-mêmes autrement que comme les institutions dominantes disent qu’ils sont (des inadaptés à réinsérer) constitue en propre l’enjeu ouvertement politique du théâtre documentaire contemporain indique aussi Bérénice Hamidi.

Est-ce à dire que ces critiques parviennent à avoir une prise réelle sur les choses face aux discours dominants « réalistes » suivant lesquels, en temps de crise, il n’y aurait de la place que pour le pragmatisme, l’adaptation et l’austérité, que pour le monde tel qu’il va ? Ces engagements ont-ils une chance de faire bouger les lignes de la réalité comme ils le firent par le geste artistique ou la lutte ouvrière jusque dans les années 1970 ? Que l’engagement critique donne aujourd’hui des signes importants d’un dynamisme recyclé n’induit pas pour autant que les pratiques qui le supportent soient en mesure de se déployer en dehors de l’État et du marché. Les associations et les collectifs dont il est question dans ce dossier, précisément parce qu’ils ont choisi de sortir de l’espace théorique de la contestation et du discours pour pratiquer une critique en actes, sont amenés à composer avec le monde tel qu’il est. Pratiquer c’est, souvent en effet, transiger. Parfois même, ce sont les formes d’engagement les plus contestataires qui semblent venir confirmer qu’il n’est pas envisageable de vivre la critique dans une forme de pureté. Par exemple, en l’espace d’une trentaine d’années, les luttes urbaines se sont considérablement reconfigurées, comme l’illustre le cas de Genève où les squats militants ont disparu et avec eux l’utopie d’une ville « autre ». Les écoquartiers ou coopératives associatives, promus davantage par un public de « bobos » que par ce que la ville compte de marginaux, semblent davantage s’accommoder du nouvel esprit du capitalisme (et d’un urbanisme durable consensuel) que d’une critique radicale, explique Luca Pattaroni. À Bruxelles, les luttes urbaines campaient jadis une critique sociale forte aux côtés des classes sociales populaires vivant dans les quartiers insalubres. Aujourd’hui, si la critique de la marchandisation et de la promotion immobilière tentaculaire se veut davantage cosmopolite – à l’image de cette ville dont la population s’est considérablement métissée –, Louise Carlier se demande dans quelle mesure ces formes de contestation contemporaines parviennent à être articulées à une véritable critique des rapports sociaux.

On peut se demander si, dans ces situations, la possibilité de porter une critique « au nom de », ne dépend pas de la capacité d’un collectif à conquérir la reconnaissance d’une citoyenneté commune. Ainsi, dans le même registre urbain, le travail entrepris par le collectif Morts de la rue dont traite l’article de Carole Gayet-Viaud envisage-t-il comme prérequis à la possibilité même d’un engagement critique la requalification de ceux qui font la population des sans-abri en personnes singulières, normales, « abordables » car susceptibles d’être figurées comme « des gens comme tout le monde ». En écho, Susana Bleil montre, dans le cas des « sans-terre » brésiliens, qu’obtenir le droit de cultiver le sol que l’on occupe « illégalement » passe en grande partie par le soutien des citadins ou villageois proches, lesquels, gagnés à la cause, leur reconnaissent une commune citoyenneté et se joignent à eux dans l’engagement.

Si donc la critique semble depuis une dizaine d’années retrouver les couleurs de la lutte, il reste que cette lutte s’ancre fortement dans l’engagement pratique immédiat lequel ne permet pas toujours d’altérer les institutions puissantes qui formatent notre monde. Loin des idéologies qui ont pu faire la force du syndicalisme et, par extension, de la gauche militante hier, l’engagement critique actuel s’envisage souvent dans le proche et le local. Pratiquer c’est aussi souvent refuser de théoriser et donc de lier les luttes entre elles. Est-il envisageable de tisser les fils d’une idéologie pour la gauche de demain à la croisée des résistances contre la précarisation de l’emploi, de la désobéissance, du théâtre, de l’artivisme, des nouvelles grèves, du travail social, des luttes urbaines, des mouvements des « sans », des alternatives utopiques… ? C’est d’une certaine manière le délicat pari qu’entend tenir Sophie Heine, en proposant de discuter quelques perspectives d’articulation entre idéalisme et matérialisme dans les pensées de la gauche contemporaine.

Rendre correctement le sens de la justice, la créativité et la réflexivité qui se nichent dans la contestation tout en nourrissant les débats politiques et théoriques sur le renouveau de la critique constitue l’une des lignes conductrices qui traversent ces différents articles, issus pour la plupart du colloque « Quel présent pour la critique sociale ? » qui s’est tenu à l’Université de Liège en juin 2010. En explorant quelques scènes et quelques enjeux des luttes contemporaines, les auteurs réunis ici proposent de mettre en mots l’espace imaginaire commun de ces critiques en actes.

Pour citer cet article

Dossier coordonné par Frère Bruno et al., « Critique-action », Mouvements 1/ 2011 (n° 65), p. 7-10